Je fus à une époque un grand lecteur de science-fiction, grand lecteur tout court, en premier de SF sous ses diverses déclinaisons, science-fiction, “speculative fiction”, “science fantasy”, anticipation, mais fantasy sans science aussi, fantastique, “étrange” comme on disait dans le magazine Fiction, etc. Disons, les littératures “non réalistes” au sens où elles ne se basent pas sur des récits ayant une forme de vraisemblance telle qu'on puisse croire qu'ils ont pu se dérouler dans le monde réel. On peut ajouter à ma liste les contes et légendes magiques ou merveilleux, les mythes, les utopies, les voyages merveilleux... En même temps ça n'est pas si clair cette séparation, fut un temps où beaucoup d'éditeurs on ne peut plus sérieux avaient une ou deux collections consacrées au “paranormal”, un domaine censé ressortir de la littérature documentaire et qui se donnait les apparences de la littérature scientifique ou de l'enquête journalistique sur des thèmes aussi peu vraisemblables que ceux de ces littératures non réalistes. Séparation d'autant moins claire que beaucoup de récits non réalistes parlent beaucoup plus de la réalité que nombre de ceux supposés réalistes ou que ceux de certains courants de littérature supposément documentaire. La science fiction est comme toutes les autres sortes de littératures, la mauvaise ne fait que reconduire des lieux communs éculés et sans intérêt, la bonne est un excellent instrument pour comprendre une époque, la meilleure, intemporelle, un excellent instrument d'exploration de l'âme humaine. Et même la plus mauvaise littérature a de l'intérêt pour l'historien ou le sociologue en tant même que vecteur des préjugés et poncifs de son temps.
J'évoquais la science-fiction parce qu'elle a beaucoup traité de voyages dans le temps et de paradoxes temporels, là aussi de la pire et de la meilleure manière. Dans cette discussion il y a un paradoxe temporel puisqu'elle s'appuiera sur une autre pas encore écrite dont je ne sais pas encore trop ce qu'elle contiendra, ce qui ne pose pas vraiment problème, je suis de ce genre d'auteurs qui décident de rédiger un texte quand ils en ont déjà la substance, peu importe dès lors de savoir comment il se déploiera pour en tirer parti. Considérez dès lors que la discussion intitulée « Point final provisoire », qui n'est qu'une ébauche quand j'écris ceci existe déjà. Cela dit, ça va très bien avec un de mes propos, repris mais non encore développé dans “point final”, tout ce qui fut ou sera est, le présent contient tout le passé et tout le futur, l'univers est “inchoatif”, “en cours de réalisation”. S'appuyer sur les développements d'un texte non encore rédigé a dès lors sa logique.
Mon point de départ ? Ne croyez pas qu'il soit possible de réaliser une “conversion des âmes et des corps” par la raison ou la passion, ni par la raison alliée à la passion, ça ne peut pas réussir. Je cite de nouveau ici le début du Discours de la Méthode de Descartes, en me livrant exceptionnellement cette fois à une exégèse qui j'espère ne sombrera pas trop dans le commentaire :
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien.
De longue date s'opposent trois approches différentes de la réalité, celle des Saint-Thomas, celle des Saint-Pierre et celle des dilettantes : les premiers ne croient que ce qu'ils voient, les seconds ne voient que ce qu'ils croient, les derniers prennent les choses comme elles viennent, ne croient en rien et acceptent tout, mais vérifient. Par le fait, il n'y a pas de réelle opposition entre les Saint-Thomas et les Saint-Pierre, ni de réelle différence entre eux et les dilettantes, tous sont des humains et en tant que tels vivent les mêmes vies et meurent les mêmes morts, et une seule chose oppose les “saints” et les dilettantes, cette question de la croyance. J'ai un jour écrit que, bien que dilettante, j'ai quelques croyances auxquelles je tiens, j'avais notamment cité la liberté et la démocratie, ce qui est faux : je n'y crois pas. Mais j'y tiens. Il s'agit plutôt de foi que de croyance : je ne crois ni qu'existent la liberté et la démocratie ni qu'elles soient réalisables mais j'y tiens, et je souhaite que ce soit le cas de tous mes semblables même si je n'y crois pas – que ce soit ou que ça puisse être le cas de tous mes semblables.
Que dit de significatif Descartes dans ce passage ? Que chacun se considère « si bien pourvu [en bon sens], que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont » et « que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses ». Comme je suis un piètre exégète et un commentateur nul je ne peux rien vous dire de ce que “voulait dire” Descartes, je constate ce qu'il a dit et en ai ma propre lecture, donc je me contenterai de vous livrer mon interprétation qui vaut ce qu'elle vaut, pour celle de Descartes, elle figure dans la suite de son ouvrage. Je lis un truisme : vérité en-deçà des Pyrénées, erreur (ou mensonge) au-delà. La forme qu'en donne Descartes est plus riche et me semble plus pertinente, c'est plutôt vérité en-deçà des Pyrénées, autre vérité au-delà, non proprement “à chacun sa vérité” mais du moins, la vérité de chacun n'est pas la même que celle de chaque autre sans qu'aucune ne soit mensonge ou erreur. Par contre, « ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien », il y a une distance entre le mensonge et l'erreur ou plutôt, le mensonge est une conséquence non nécessaire de l'erreur. Ne pas appliquer bien son esprit est le lot commun, l'appliquer mal c'est redoubler son erreur : « Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s'en éloignent… ».
Vous l'aurez compris j'espère, ni commentaire ni exégèse, je procède à l'ancienne manière, celle de Descartes, celle de Pascal, celle de Montaigne, celle de tous leurs contemporains en tous lieux et celle de leurs prédécesseurs, ce que je trouve chez d'autres qui fait écho chez moi devient mon discours. Les exégètes patentés et les épigones vétilleux diront, à l'instar de l'article de Wikipédia sur la sentence, que « Cogito, ergo sum (Je pense, donc je suis) est une formule latine forgée par le philosophe espagnol Gómez Pereira en 1554, reprise ensuite par René Descartes dont la création lui est souvent à tort attribuée ». Bon... Mais d'abord c'est donc l'habitude de l'époque de reprendre sans citer, ensuite le texte où se trouve cette formule fut édité douze ans après l'édition du Discours de la méthode, puis la philosophie de Pereira et celle de Descartes se placent dans une longue tradition, notamment aristotélicienne, enfin plus d'un philosophe du temps s'inspira de Pereira, dont d'autres philosophes hispaniques. Descartes repris ici devient mon discours comme Pereira repris chez Descartes devient son discours. Je réfère à mes sources pour inciter à les lire plus qu'autre chose, je déteste la pratique des épigones (Le Petit Larousse définit l'épigone « disciple sans imagination ») qui citent les Grands Noms pour se donner de la légitimité, pour moi je ne juge pas être si original qu'il me faille passer mon temps à me valoriser d'un tiers célèbre, je suis un lecteur et j'en tire quelque chose qui devient mien à l'occasion. Et bien sûr il y a la question du contexte : jusqu'à l'époque de Descartes et encore quelques décennies par la suite un philosophe et géomètre comme lui s'adresse à un public restreint qui a le même fonds culturel et la même pratique de la lectio, à la fois lecture et commentaire, il n'a de ce fait pas nécessité à “citer ses sources”, supposant que ses lecteurs les connaissent.
Tant qu'à citer, autant me citer : ne croyez pas qu'il soit possible de réaliser une “conversion des âmes et des corps” par la raison ou la passion, ni par la raison alliée à la passion, ça ne peut pas réussir. La diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Et comme nous y conduisons nos pensées, nous conduisons nos émotions par diverses voies, chacun ses raisons et ses passions. Mais ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, le principal est de l'appliquer bien, le mal n'est pas de faire des erreurs mais d'y persévérer. Quand je postule que le temps n'existe pas et que passé, présent et futur sont ici et maintenant je n'induis pas quelque fatalité ou prédestination, mais ici et maintenant toute action ou passion est à la fois conséquence et cause, tout événement passé agit dans le présent qui en est la conséquence, tout événement présent agit dans le futur, est cause d'événements à venir. L'erreur est inéluctable, persister dans l'erreur ne l'est pas : le passé est dans le présent parce que nous avons ici et maintenant témoignage de ses effets par ses conséquences, de cela nous pouvons anticiper que ce qui fut erreur hier est erreur aujourd'hui et sera erreur demain. Voilà pourquoi persister dans l'erreur est la source du mal. Maintenant il y a deux manières de persister dans l'erreur, celles des Saint-Thomas et celle des Saint-Pierre. Au bout du compte ça ne fera guère différence, par contre on ne procèdera pas à la “conversion des âmes et des corps” de la même manière pour les uns et les autres.
Les Thomas et les Pierre.
Foin de sainteté ! Parlons des Thomas et des Pierre. Un Thomas est un idiot, il croit avec naïveté, mais au mauvais sens du terme : s'il voit il croit mais qu'y a-t-il de plus faux qu'une sensation, spécialement la vue ? Un Pierre vit dans l'illusion et de l'illusion, notre lot commun, sinon qu'il s'en satisfait. Qu'est un dilettante ? Les dictionnaires me sont souvent d'un grand secours, spécialement le TLFi, le Trésor de la langue français informatisé, qui donne ces définitions pour « dilettante » :
A.- Vieux ou vieilli.
1. Amateur passionné de musique. Synonyme, mélomane.
2. Par extension, vieilli.
a) Amateur d'art en général, ou d'un art. Synonyme, connaisseur.
b) Domaine autre que celui de l'art (le domaine étant désigné par un complément préposé “de”). Amateur, personne qui prend plaisir à (une activité).
B.- Usuel
1. Personne qui exerce une activité comme un passe-temps, généralement de façon fantaisiste.
Remarque. Le syntagme travailler en dilettante a pour synonyme travailler en amateur où amateur est pris dans un sens péjoratif.
2. Généralement péjoratif. Personne qui ne se soumet à aucune norme d'ordre intellectuel ou spirituel, ne vit qu'au gré de sa fantaisie, de ses goûts, cultive une sorte de plaisir exclusivement esthétique. Synonyme, esthète.
Étymologie. Mot italien attesté depuis fin XV°-début XVI° siècles au sens de “celui qui trouve plaisir à quelque chose” : participe présent substantivé de dilettare (cf. délecter).
J'avais jusque-là utilisé d'autres termes pour désigner les humains qui ne sont ni des Thomas ni des Pierre sans en être trop satisfait, “dilettante” m'est venu avec l'acception donnée comme usuelle de « personne qui exerce une activité comme un passe-temps, généralement de façon fantaisiste », y compris pour sa connotation péjorative. Les autres acceptions, que je ne connaissais guère sinon l'autre acception usuelle, me conviennent assez, sinon justement le second usage donné pour usuel, lui aussi un peu vieilli : un dilettante, dans mes catégories, est un amateur au sens plein, une personne qui aime, qui apprécie, la toute première acception, « amateur passionné de musique », me convient particulièrement, pour moi il n'y a rien de plus aimable que la musique, quand j'entends ou lis une personne qui déclare ne pas aimer ou apprécier ou être sensible à la musique, je ne puis que la penser malheureuse ou la trouver inquiétante – cela dit, certaines formes d'amour de la musique ne me semblent pas spécialement rassurantes non plus... La vie est un passe-temps à pratiquer tant que se peut de façon fantaisiste : un jour on naît, un jour on meurt, entre les deux l'apprécier du mieux possible et sans se prendre au sérieux. Un dilettante est tantôt un Thomas, tantôt un Pierre, tantôt ni l'un ni l'autre. Ne pas trop se poser de questions oiseuses et prendre la vie comme elle vient, voilà tout.
Ne croire que ce que l'on voit, sent, touche, entend, et y croire toujours, est idiot, nos organes de sensation sont imparfaits et trompeurs et l'univers empli d'illusions, ce qui fait d'ailleurs le plaisir des concepteurs de trompe-l'œil – et de trompe-l'ouïe, trompe-l'odorat, trompe-le-toucher, trompe-le-goût, trompe-l'équilibre, etc. Ne voir que ce que l'on croit est dangereux – dangereux pour soi mais pour les autres surtout.