Un jour j'ai créé ce site. En cela j'ai mis en œuvre ma puissance, ma capacité d'agir. Elle est infinie mais limitée. Autant que faire ce peut j'évite de mettre en œuvre mon pouvoir, qui est illimité mais fini. En tant qu'être social je tends à déléguer mon pouvoir, cela pour augmenter ma puissance. Mais parfois ça ne fonctionne pas comme je l'escompte. Dans ces cas-là, le mieux est de reprendre mon pouvoir, aussi peu gratifiant cela soit-il.


Que souhaite un peuple qui vit sous occupation étrangère ? Que ça dure le plus longtemps possible. Preuve en est, les Gaulois subirent l'occupation des armées romaines et n'en furent “libérés” que par l'arrivée de l'occupant germanique. Depuis, ils acceptent cette domination. Il y eut bien quelques tentatives au cours des temps pour changer les choses, mais toujours par une minorité, et souvent venue d'ailleurs, des Gaulois libres qui firent leur possible pour libérer leur peuple. Et savez-vous ? Ledit peuple ne les aida pas et pour une forte minorité soutint l'occupant les armes à la main. C'est ainsi. Et il en va de même partout dans le monde. La cause en est simple : qui tient le pouvoir contrôle les communications, qui contrôle les communications maîtrise les ressources de la société et l'information. Rien de nouveau ici, voir entre autres le Discours de la servitude volontaire, spécialement le chapitre 9 :

Le grand Turc s'est bien aperçu que les libres et la saine doctrine inspirent plus que toute autre chose, aux hommes, le sentiment de leur dignité et la haine de la tyrannie. Aussi, ai-je lu que, dans le pays qu'il gouverne, il n'est guère plus de savants qu'il n'en veut. Et partout ailleurs, pour si grand que soit le nombre des fidèles à la liberté, leur zèle et l'affection qu'ils lui portent restent sans effet, parce qu'ils ne savent s'entendre.
[...]
La première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c'est qu'ils naissent serfs et qu'ils sont élevés dans la servitude.


Lisant ce texte, et notamment le chapitre que j'indique, peut-être vous arrêterez-vous aux passages qui semblent douteux, ce en quoi vous aurez tort, La Boétie écrit en son siècle et à son âge, fort jeune, importe ce qui passe les siècles, « diviser pour régner ». Cela dit et comme le relève abondamment Machiavel dans Le Prince, diviser n'est pas le moyen le plus sûr pour régner, le contexte importe : dans un État en paix ça peut être le moyen adapté, en cas de troubles intérieurs ou de menace extérieure cette division devient désunion et dans le premier cas voit se former des factions, dans le second ne permet pas de fédérer les membres de la société pour résister à la menace. Soit dit en passant, La Boétie fut à coup sûr lecteur de Machiavel ou de ses relais, et en tout cas de ses sources.

Excursus : l'auteur n'est pas son œuvre.

La mention de Machiavel et de son œuvre la plus connue a motivé cet excursus. On attribue à cet auteur une pensée politique qui ne semble pas la sienne, dans Le Prince il décrit des situations et des modes possibles de régulation sociale mais n'en privilégie pas, les seuls conseils positifs qu'il donne sont d'ordre très général. Entre autres choses on lui prête la maxime « Diviser pour mieux régner », dont il n'est pas l'auteur, alors même que dans son ouvrage il fait le constat mentionné plus haut, dans certaines circonstances diviser peut être un mode de gouvernement efficace mais de deux manières différentes, répartir le pouvoir, le déléguer à des entités secondaires, ou contrôler et séparer ces entités depuis le centre. En bon analyste, Machiavel ne pouvait de toute manière pas supposer qu'un mode vaut plus que les autres puisque tous ont fait la preuve de leurs limites : dans une circonstance donnée tel mode peut apparaître adapté ou favorable mais les circonstances changeant il se révélera inadapté, défavorable. Très nettement, on attribue à Machiavel des affirmations et des prises de position qui ne figurent pas dans son texte, chaque commentateur y piochant ce qui lui semble confirmer sa propre idéologie et négligeant le reste.

Un auteur n'est pas son œuvre et ce qu'on fait de son œuvre ou de lui a surtout rapport à ce que vise qui en parle et s'en sert. L'image courante qu'on donne de Machiavel est un moyen, celui de toutes les personnes qui souhaitent qu'on ne le lise pas. Considérant même qu'il se soit voulu “conseiller du prince”, il semble alors de bonne pratique pour qui n'est pas tel et souhaiterait se libérer de l'emprise d'un prince, de lire cet ouvrage pour comprendre ce que fait ce prince et trouver des instruments pour lutter efficacement contre lui. En fait, attribuer une idéologie précise à un auteur permet de dissuader d'y aller voir de plus près et de découvrir autre chose. Je pense à un cas inverse, celui de Stanley Milgram : c'est un “gentil”, contrairement à Machiavel, qui est censé avoir prouvé la tendance “naturelle” des humains à se soumettre à l'autorité et à obéir aux ordres même les pires. Si c'est dans la nature humaine, qu'y faire ? Et pourquoi y aller voir de plus près ? Or, il faut y aller voir de plus près, le travail de Milgram sur cette question fut précisément d'élucider les pratiques de conditionnement culturel pouvant conduire à ces comportements, il l'a clairement écrit à la fin de la préface à la deuxième édition française de son ouvrage Soumission à l'autorité, suite précisément à la réduction de son expérience à cette interprétation morale et idéologique, tout spécialement en France :

Je souhaite en outre qu[e ce livre] suscite chez ses lecteurs une compréhension plus approfondie de la force de l'autorité dans notre vie et que, par voie de conséquence, il abolisse la notion de l'obéissance aveugle : ainsi, dans un conflit entre la conscience et l'autorité, chacun d'entre nous pourra tenter d'agir davantage en conformité avec les obligations que la moralité nous impose.

Dès lors, réduire son travail à « la notion de l'obéissance aveugle », d'une part ne rend pas justice à sa recherche, de l'autre va contre ses résultats même et le projet de Milgram, qui, dit-il un peu avant, « espère qu[e ce livre] contribuera à éclairer la condition humaine », et non à démoraliser les humains. Comme le relève dans son article « Milgram travesti1 » la chercheuse Charlotte Lacoste,

Les expériences de Milgram n’apportent donc pas la preuve métaphysique de l’existence du Mal, mais la “preuve formelle de l’existence de valeurs nobles propres à l’espèce humaine” (203) et, surtout, un début de réponse à un problème politique. Soucieux d’endiguer la possibilité de l’obéissance aveugle, le chercheur entend donner aux individus les moyens leur permettant, le moment venu, d’agir en conformité avec les “normes fondamentales de la morale” (22), c’est-à-dire de traduire leurs valeurs en actes. Les résultats prouvent que ces moyens sont à chercher du côté de l’action politique, et des formes d’organisation collectives qui seules la permettent2.

Et comme elle le dit en conclusion,

On a eu aussi vite fait d’oublier que Hannah Arendt avait exclu Eichmann de l’humanité “ordinaire” que l’on a fait de Milgram le découvreur du gène de la violence interpersonnelle. Ces mésinterprétations qui se cristallisent aujourd’hui autour du cliché du bourreau “homme ordinaire” rattrapé par sa seconde nature font système, et symptôme.


L'auteur n'est pas son œuvre, Machiavel n'est pas un “méchant” ni Milgram un “bon”, l'un et l'autre sont de simples observateurs des humains et de leurs sociétés, par contre il vaut de les lire plutôt que lire leurs commentateurs, je le dis en diverses discussions, commenter c'est masquer, passer ce dont on parle au filtre de son idéologie3. Résultat : l'ouvrage de Milgram, au lieu d'être un instrument pour « une compréhension plus approfondie de la force de l'autorité dans notre vie » est devenu un manuel de cours dans les écoles militaires pour apprendre à obtenir facilement une obéissance aveugle, et Machiavel, qui a fourni un excellent vadémécum pour le contrôle de l'action du prince, sert désormais de manuel de formation pour l'éducation du prince.

Fin de l'excursus.


Quand on use de concepts non évidents il faut les définir. Dans le cadre de cette discussion, “puissance” s'applique à la mise en œuvre de “ce qu'on peut”, “pouvoir” désigne la capacité non effective de “ce qu'on peut”. De mon point de vue ça devrait être l'inverse mais il se trouve que le terme désignant le fait de déléguer cette capacité à un tiers est “pouvoir”, on dit d'un chef d'État qu'il est “au pouvoir”, qu'il détient “le pouvoir”, non parce qu'il est en situation de réaliser cette capacité mais en situation de la faire réaliser par des tiers. On peut aussi dire “énergie” et “matière” ou “dépense” et “crédit”.

J'en traite dans plusieurs discussions, tout ensemble grégaire agit comme une seule entité, ses individus forment “un seul être” ; les ensembles sociaux composent des organismes, un individu ou un groupe assume une “fonction organique”, ces “organes” se coordonnant pour faire fonctionner aussi harmonieusement que possible l'ensemble. Enfin, se coordonnant, on dira mieux qu'ils sont coordonnés.


1. Accessible en pdf sur cette page de la revue électronique Texto. Le site invite à référencer ce texte à cette page .
2. Dans l'édition actuellement disponible de Soumission à l'autorité de Stanley Milgram (Collection Pluriel, librairie Arthème Fayard, dépôt légal septembre 2017) la pagination, indiquée ici entre parenthèses par Charlotte Lacoste, est modifiée, les citations figurent respectivement pages 245 et 39. Les références de l'article se basent sur la première édition française, de 1974, même collection, même éditeur.
3. Raison pourquoi si je cite et si j'intègre ces citations à mon propre discours, j'évite de commenter, et si je le fais c'est explicitement au filtre de ma propre idéologie.