(Vers la première partie...)

Entre demi-humanité et humanité et demi.

J'abandonne le discours sur les illusions et les prestidigitations, m'est avis qu'un lecteur attentif aura compris le principe général, supposer qu'un individu sent et agit de manière autonome est une erreur d'analyse, que le processus de l'évolution est de doter les individus de plus d'autonomie au cours des inventions de formes nouvelles d'organisation mais que même chez les individus les plus évolués le niveau d'autonomie reste encore assez limité.

J'explore depuis longtemps la question des sociétés, humaines et autres, comme organismes mais n'étais pas très satisfait jusque-là, rapport au fait que quand on commence par ce point on a de bonnes chances d'être soupçonné de pas mal de choses inavouables, sociobiologisme, spencérisme, eugénisme ou pire. Du fait, ça induit une lecture en biais, le biais de ce que l'on est soupçonné de vouloir promouvoir de malsain. Il me semble que cette discussion déjà longue et très disparate est une bonne base pour revenir à cette question, en ce sens que loin de “réduire l'humain à une cellule” ou un truc du genre, mon idée est plutôt de mettre la cellule au niveau de l'humain. De fait, un humain n'est pas une cellule et une cellule n'est pas un humain mais ils ont beaucoup en commun, notamment le fait que la cellule comme l'humain perdent un peu en autonomie et gagnent beaucoup en liberté en participant d'une entité plus vaste, ou plus exactement, devraient perdre un peu en autonomie et gagner beaucoup en liberté. Considérant une situation “normale”,ce n'est pas vrai pour toutes les cellules ni pour tous les humains. Pour les cellules, il y a l'exemple des globules rouges (et à moindre niveau pour les autres globules sanguins et lymphatiques) qui perdent beaucoup en autonomie et ne gagnent rien ou presque, voire perdent en liberté. Chez les humains aussi certains individus sont dans ce cas même si d'autre manière, il y a des fonctions vitales où l'on requiert de ceux qui les remplissent qu'ils acceptent de sacrifier à la fois de leur autonomie et de leur liberté, je pense notamment aux forces de l'ordre : on demande à un policier en fonction, certes d'avoir du discernement et d'agir avec prudence mais d'obéir et d'exécuter sans trop se poser de questions. Je pense aussi aux pompiers, aux secouristes, en bref, toute activité qui requiert de faire des choses parfois dangereuses mais surtout d'être mobilisable à toute heure et en tout lieu pour toute action de son ressort.

Dans une société comme dans un organisme, l'essentiel des unités élémentaires gagne plus qu'elle ne perd, une minorité perd plus qu'elle ne gagne. Et l'ensemble peut réaliser ce que ne peut pas réaliser la somme des éléments. Ce que les humains réalisent en société et les cellules en organisme n'est pas l'addition des capacités de chacun mais autre chose, des actions qui ne sont envisageables que par et pour une société, par et pour un organisme. Les deux ne sont pas comparables sur un point quantitatif et sur un point qualitatif :

  • ce qu'un collectif de vertébrés complexes comme des primates, des canidés ou des cétacés est capable de réaliser sur son environnement n'est pas à la portée d'un collectif de cellules parce ses unités élémentaires n'ont pas de liberté de mouvement, qu'elles doivent agir d'un seul bloc alors que le collectif de vertébrés peut se coordonner sur un territoire parfois assez vaste pour agir “comme un seul” ;
  • ce qu'un collectif d'humains peut réaliser et qui le singularise est, plus que d'agir comme un seul, de “penser comme un seul”, hormis les humains, même le plus complexe et sophistiqué des collectifs dont les unités sont des individus libres de leurs mouvements n'a pas cette possibilité de concevoir et réaliser une action commune coordonnée qui rassemble sur un temps parfois long et un territoire parfois très vaste (jusqu'à l'ensemble de la planète et même un peu au-delà) un nombre parfois très élevé d'individus (plusieurs centaines de millions voire plusieurs milliards) qui découle de la décision d'un nombre restreint d'individus, parfois un seul, et parfois, je dirai même, souvent, d'un individu mort, parfois depuis longtemps. Pour exemple, si même (comme certains le supposent) l'individu Jésus-Christ n'est pas historique, est un personnage symbolique qui n'a pas pour matrice un individu réel1, du moins les individus qui ont conçu et diffusé les tout premiers récits et textes dogmatiques à l'origine du mouvement de type religieux qui sera un peu plus tard nommé christianisme étaient un tout petit nombre, au plus une vingtaine (je ne parle pas des premiers adeptes, qui furent bien plus même si en assez petit nombre, mais des auteurs des textes fondateurs, en gros durant le premier siècle après la date de mort supposée du supposé Jésus), et lorsque ce mouvement, qui jusque-là était plutôt un mouvement sectateur hébraïque assez prosélyte, accéda clairement au statut de nouvelle religion, les fondateurs étaient pour la plupart morts depuis au moins un siècle.

J'ai toujours eu du mal à différencier la qualité et la quantité, clairement, un résultat de qualité requiert une quantité de travail plus importante qu'un résultat sans qualité, et l'on peut estimer que la quantité de travail mobilisée pour un résultat a beaucoup de chances de se discerner dans sa qualité. Toujours est-il, le premier point est d'ordre quantitatif en ce sens que les actes coordonnés de ces collectifs ne diffèrent pas fondamentalement de ceux qu'un individu de leur type peut réaliser, sinon en étendue et en efficacité, alors que les collectifs humains peuvent, avec cette capacité de « mettre leur pensée en commun », réaliser des choses qui ne seraient pas envisageables pour un individu seul.

On compare parfois les sociétés humaines, non tant avec d'autres collectifs de vertébrés qu'avec des collectifs d'invertébrés, d'arthropodes terrestres, les “insectes sociaux” (fourmis, abeilles...). De fait, formellement c'est beaucoup plus similaire en ce sens que, contrairement aux collectifs de vertébrés (sinon peut-être certains collectifs de poissons), l'action collective est anonyme (les individus ne connaissent pas personnellement chacun des membres du collectif, ils les identifient par une marque, une “odeur” qui les signale du même groupe, et non par leur physionomie ou leur langage2), durable (parfois sur plusieurs années), non concertée et non réalisable par un seul individu. Il y a cependant une très grande différence : c'est non volontaire. Une fourmi ne participe pas à ces actions collectives consciemment et par choix mais instinctivement, en outre ce sont des actions stéréotypées, chez telle espèce de fourmi l'action collective sera d'un certain type, chez tel d'un autre type, et chaque collectif de telle espèce n'a pas l'opportunité d'agir d'autre manière qu'il le fait. Je passe sur ces questions de collectifs autres qu'humains en signalant simplement que c'est plutôt chez les oiseaux qu'on trouve les comportements qui s'approchent le plus de ceux propres aux collectifs humains. En outre, c'est aussi chez les oiseaux qu'on voit des collectifs de collectifs délibérés : je citais les poissons mais les très vastes collectifs qu'on voit parfois, comptant parfois des millions d'individus, sont circonstanciels, ils migrent tous en même temps vers le même point de rassemblement et, peu à peu, se coalisent sans vraiment se fondre en un seul ensemble. Les oiseaux peuvent eux aussi former des vastes troupes qui ne sont pas de circonstance, les étourneaux par exemple. Cette capacité des étourneaux à se fédérer en collectifs allant jusqu'à plusieurs millions d'individus est probablement liée à leur polyglossie, comme le mentionne l'article de Wikipédia, « l'étourneau sansonnet [est] connu pour ses capacités vocales qui lui permettent d'imiter avec une grande précision les vocalisations d'autres individus, de la même espèce ou non [...] ».

Ratages dans l'humanisation : les individus.

Comme je traite toujours un peu des mêmes sujets (et quoi ! C'est un trait commun à une large part des auteurs que de revenir sans cesse et sous divers angles sur les mêmes thèmes, je ne déroge donc pas...) je ne parlerai pas trop précisément des processus de ratage dans l'humanisation, déjà discutés ailleurs, il suffit de dire que, comme chacun peut le savoir ou le constater, voire le connaître pour soi-même, ce que je nomme humanisation et qu'on nomme souvent socialisation, ne réussit pas toujours très bien, que certains individus, qu'ils aient des problèmes propres (physiologiques, génétiques, accidentels) ou qu'ils n'aient pas grandi dans un environnement favorable au processus, ne parviennent pas à acquérir le type de comportement général qu'on attend d'un être humain moyen. Si le spectre des comportements acceptables est assez large, d'autant plus large que tels comportements jugés inacceptables dans tels groupes seront estimés acceptables ou tolérables dans tels autres, il y a tout de même un consensus au niveau de la société entière pour considérer que certains comportements sont “anormaux”, sont intolérables dans n'importe quel groupe. Pour exemple, on ne peut pas strictement dire que les comportements délictueux sont acceptables, par contre on peut dire que la société dans son ensemble peut les tolérer dans certaines limites et on peut aussi faire le constat que dans certains groupes ça peut être des comportements acceptables voire, en quelque manière, normaux. Un groupe de délinquants n'ignore certes pas “être en marge de la société” mais d'un certain sens même la marge fait partie de l'ensemble, pour autant que le niveau de “déviance”, de “marginalité”, ne soit pas trop perturbateur. Par contre, même un groupe de délinquants estimera non acceptable le même type de délinquance quand il est dirigé vers l'un de ses membres. Enfin, certains comportement seront estimés par tous les membres de la société comme asociaux, y compris parmi certains asociaux, soit qu'ils souffrent d'une autre forme d'asocialité, soit qu'ils aient intégré et accepté les normes sociales mais sont incapables, pour quelque raison, de les appliquer. Pour exemple, sauf quand il s'agit d'un philosophe antique dont on valorisera ce comportement comme indice de son intransigeance et comme défi à la société, se masturber en public est considéré inacceptable par à-peu-près tous les Français et, autant que je sache, probablement toutes les sociétés humaines.

Je ne développerai pas sur la question des différences culturelles et civilisationnelles, peu importe que tel comportement soit estimé asocial ici, acceptable ou tolérable ailleurs, qu'un citoyen ordinaire du Texas puisse se promener dans les rues de sa ville avec un colt bien visible à sa ceinture sans que ça étonne alors qu'un citoyen ordinaire de l'État New York se ferait embarqué vite fait bien fait par la police, qui elle a le droit de le faire, et qu'un policier britannique d'il y a quelques lustres (depuis, ça a changé) qui se baladera avec un flingue à la ceinture se serait fait embarquer et expulser des forces de police, autant le relativisme comme concept sociologique m'intéresse, autant le relativisme comme argument politique ou philosophique ou polémique m'ennuie : ce qui importe est de savoir que pour toute société humaine, en tout temps et en tout lieu, il existe une gamme plus ou moins large mais toujours finie de comportements socialement acceptables. Je vais par contre un peu développer sur un autre point, l'intolérable tolérable.

Les ratages individuels inacceptables mais acceptables.

C'est une caractéristique propre aux humains que... Ah zut ! Mon plus vilain défaut qui revient... Écrivant « C'est une caractéristique propre aux humains » pour le propos à venir, j'ai immédiatement songé que non. Cette supposée caractéristique est la tolérance à des comportements ou des conformations très éloignés de la norme. Or, plusieurs espèces parmi les vertébrés et même parmi les invertébrés ont ce genre de tolérance. Il y a cependant une caractéristique propre aux humains, cette tolérance ne se limite pas aux membres de leurs groupes d'appartenance directs. On peut dire que chez les autres espèces la notion de ce que l'on peut nommer “le même” est intensive, qu'elle s'étend vers les individus qui ont une ou plusieurs caractéristiques qui les identifient comme, en quelque sorte, “de la même lignée”, “de la même famille”.

Il arrive, dans des contextes hors société humaines, que des individus d'une autre espèce ou d'un autre groupe soient acceptés comme “de la même lignée”, je pense entre autres à certains parasites des abeilles (plutôt, des parasites des ruches en ce sens que leur cible est le miel ou la cire ou la gelée royale et non les abeilles, disons, des pique-assiette) qui s'invitent à leur table et ne sont pas chassés parce qu'ils ont “le bon code”, qu'ils sont identifiés par leur odeur ou leur comportement comme “de la même lignée”, ou à des cas plus rares où, pour quelque raison, l'individu d'un groupe “adopte” un individu d'un autre groupe ou d'une autre espèce (en général assez jeune) et que par accoutumance ou imprégnation et par acculturation il soit considéré comme membre du groupe, une sorte de syllogisme implicite, quelque chose comme « si Machin est du groupe et si Truc est “enfant de Machin” alors Truc est du groupe ». Cela dit, la grande masse des cas de tolérance d'écart concerne les membres natifs du groupe, certaines espèces, si le contexte s'y prête (si le niveau de ressources disponibles le permet), peuvent secourir des pairs assez ou très déviants, disons, très endommagés (maladie, handicap, blessure, grand âge...), incapables de subvenir à leurs propres besoins et d'une utilité sociale faible ou nulle. Sans dire que ce soit proprement inné, du moins c'est généralement lié à un comportement déjà présent, celui du secours aux jeunes : un primate autre qu'humain, une abeille, une fourmi, ont déjà l'habitude de subvenir aux besoins de jeunes de leur groupe qui ne sont pas leur progéniture (et pour cause, concernant les insectes sociaux). Ce secours aux “déviants” est largement une extension de ce comportement de secours aux jeunes.

D'une certaine manière, en fait non, de toutes les manières cette tolérance humaine envers les “anormaux” dérive du même tropisme, les humains sont des primates sociaux et nombre de leurs comportements ont pour source des comportements communs à beaucoup de primates sociaux. Par contre sa réalisation est différente. J'en parlais un peu plus avant, à propos des traits formels communs entre sociétés humaines et sociétés d'insectes, dans les unes et les autres une partie au moins de l'action collective est anonyme, avec cette différence que chez les humains c'est volontaire et conscient. De ce fait, ils vont tendre à réaliser anonymement des comportements qui chez d'autres espèces se réalisent directement de pair à pair. Même s'il y a des comportements de secours aux indigents chez les chimpanzés ou les abeilles, il n'y a en revanche pas de « maison des indigents », de lieux dans l'espace social organisés de telle manière que tout indigent y trouvera secours, qui soit-il et d'où vienne-t-il. Encore une fois, peu importe que la réalisation effective, le niveau de tolérance et les critères de détermination de l'indigence, peu importent les différences culturelles, importe le processus général : depuis au moins trois, probablement plus de quatre millénaires, beaucoup de sociétés humaines et désormais presque toutes créent des institutions dont le seul but est de venir en aide à des individus dont on ne sait rien sinon qu'ils ont besoin de secours. Même contre leur gré, parfois, cas par exemple des prisons.

Excursus : les “lieux de tolérance”.

Même si dans beaucoup de pays on ne peut pas dire que les prisons soient des lieux de vie agréables, et même si dans certains (je pense notamment, pour le moment présent, à la Syrie ou à la Tchétchénie, entre autres) leur usage est tout-à-fait autre et contraire à celui qui a présidé à leur invention, les prisons étaient à l'origine des lieux de secours, un progrès par rapport à l'état antérieur en ce sens que l'usage courant était plutôt d'ostraciser, de mettre en esclavage, de mutiler ou de tuer, avec ou sans tortures préalables, les criminels et certains délinquants. De ce point de vue, la prison est bien un lieu de secours puisqu'il s'agit, certes de “corriger”, de “redresser” les personnes emprisonnées, et pas spécialement avec aménité, mais en même temps de les protéger (le bâtiment même) et de les secourir en les nourrissant. Certes, la réalisation effective de ce projet n'a que rarement été formidable, cela encore de nos jours et encore dans bien des nations dites développées, ce qui ne retire rien au fait que, relativement à la situation antérieure, ce fut un réel progrès. Disons, comme projet c'était un progrès, comme réalisation c'est plus discutable. Clairement, on change plus facilement les lois et les institutions que les mentalités, voir par exemple le cas des hôpitaux et des maisons de retraite.

Hôpitaux et maisons de retraite sont à l'évidence des lieux de secours, et beaucoup moins discutables que les prisons, du point de vue d'un Français de 2017. Ou d'un Européen, ou de tout habitant d'un pays développé. Sans être un vieillard (ce que je n'aurais probablement pas pu dire si j'avais eu mon âge actuel quand j'avais dix ans, à l'époque une personne de plus de 55 ans était vieille, pour la majorité de la population, seule une maigre partie des personnes ayant dépassé cette âge pouvait prétendre ne pas l'être. Aujourd'hui et en France c'est plutôt l'inverse, beaucoup de personnes de moins de 65 ans ne sont pas proprement des vieux, on peut dire que l'âge de la sénescence s'est décalé d'environ vingt ans, au cours de ces quarante dernières années, ce qui est plus ou moins le sujet de cet alinéa), donc, sans être, pour 2017, vraiment vieux, j'ai de l'âge. Quand j'avais dix ans, soit en 1969, si les hôpitaux avaient fait des progrès, les asiles ou hospice de vieux (le terme de maison de retraite était encore émergent à l'époque, et loin de devoir être remplacé par EHPAD pour cause d'infamie et de stigmatisation), on appelait ça familièrement des mouroirs. Et on en avait une appréciation très négative. Il faut dire qu'à cette date, à l'âge de la retraite qui, sauf pour quelques rares catégories de travailleurs, arrivait au plus tôt à 65 ans une part importante de la population était déjà morte ou pas loin de l'être, l'espérance de vie en 1970 était de l'ordre de 70 ans, en ajouter deux pour les femmes, en retrancher deux pour les hommes, considérer que les français de 60 ans et plus avaient une moindre espérance de vie que les plus jeunes (le nombre brut de l'espérance de vie est un leurre, une moyenne qui concerne le nouveau-né comme le grabataire, c'est un peu comme le salaire moyen, genre 2.200€ net je suppose, mais personne ou presque n'est moyen, en 2017 et en France l'espérance de vie moyenne est plus fiable, en 1970 les plus vieux avaient une espérance réelle bien plus basse que les plus jeunes), bref, en 1969 une personne de 60 ans avait une chance assez modérée de jamais voir lui échoir le premier sou de sa retraite.

Il faut se représenter les choses ainsi : en 1969, une frange limitée de Français allait atteindre puis dépasser les 65 ans ; parmi eux, une part significative de survivants était dans les catégories hautes en matière de revenu et de toute manière ne cotisait pas pour la retraite par répartition, réservée alors aux salariés, peut-être déjà aux agriculteurs (je ne connais pas la date de création de la MSA, la Sécu des paysans, peut-être vers 1965, ou plus tard – allez je vérifie... Bon c'est plus ancien, 1930, et la retraite des ploucs agriculteurs c'est dans les années 1950, mais le régime obligatoire ne date que de 1972) mais non les indépendants, libéraux et commerçants, qui économisaient ou avaient leurs mutuelles propres. Soit précisé, une part non négligeable de travailleurs indépendants ne roulait pas vraiment sur l'or et pour eux la retraite était une vue de l'esprit, d'autant plus s'ils n'étaient pas propriétaires de leurs murs et de leur fond. Toujours est-il, on avait en gros trois classes de vieux très contrastés, les riches et aisés, les peu riches et pauvres, les miséreux. Comme c'était la période où les liens familiaux intergénérationnels étaient en voie d'extinction, les pauvres et miséreux qui passaient les 65 ans avaient pas mal de chances (de risques ?) de se retrouver dans un asile de vieux, les peu riches et au-dessus presque aucun risque que ça leur arrive. Raison pourquoi c'étaient des mouroirs : ceux qui s'y trouvaient avaient en soi une espérance de vie faible et comme c'était des institutions pour les pauvres, les conditions de vie n'étaient pas formidables, ce qui n'améliorait pas leur espérance de vie, loin s'en faut...

Les hôpitaux c'est plus ancien pour leur amélioration. Une histoire d'amélioration des moyens et méthodes : jusque dans les années 1930, sans dire que ça ressortait de la magie, du moins la médecine n'était souvent pas d'une redoutable efficacité, l'augmentation graduelle de l'espérance de vie avait bien plus comme cause l'amélioration générale des conditions de vie que l'amélioration des techniques médicales. Remarquez, on ne mourait pas si jeune, juste avant la première guerre mondiale, ou plutôt, si on avait la chance d'atteindre les cinq ans son espérance de vie faisait un bond prodigieux, dit autrement, la rapide augmentation de l'espérance de vie entre, en gros, 1880 et 1930 a plus pour cause la forte baisse de la mortalité infantile qu'une réelle progression de l'âge moyen de décès des personnes de plus de cinq ans. Donc, les hôpitaux juste avant la deuxième guerre mondiale : des mouroirs pour indigents avec un petit secteur où l'on faisait (ou tentait de faire) vraiment de la médecine. Cela dit, le progrès était déjà en marche mais surtout réservé aux assez ou très riches, et se déroulant plutôt dans les cliniques ou au domicile de patients. Je fais bref, le saut qualitatif a lieu pour l'essentiel pendant et juste après la deuxième guerre mondiale (les guerres, d'autant quand elles étaient massive, ont toujours été un lieu d'amélioration des techniques médicales, d'abord parce qu'il y avait matière à expérimenter, notamment pour les chirurgiens, ensuite parce qu'il fallait remettre les combattants sur pied pour qu'ils y retournent...). De ce fait, vers 1955 l'hôpital est le lieu où l'on soigne et l'on guérit, la clinique et le domicile ceux où l'on réduit ses chances de soin et de guérison. Du fait, les assez et très riches trouvent alors l'hôpital désirable pour l'aspect médecine, repoussant pour l'aspect lieu de vie, raison pourquoi les hôpitaux ont connu une brusque amélioration en tant que lieux de vie entre du milieu des années 1950 au milieu des années 1960. Après, ça a beaucoup ralenti ou stagné parce qu'entretemps la sécu, qui ne finançait que les structures de soin publiques, furent amenées à financer aussi les cliniques privées. Comment dire ? Les riches n'aiment pas la proximité avec les pauvres et savent convaincre les décideurs politiques d'envisager les choses de la même manière qu'eux...

Les asiles de vieux connaissent un décalage d'environ vingt ans pour un processus similaire. Première phase, les mouroirs se transforment peu à peu en vivoirs. Les vieux, y compris les vieux pauvres, bénéficient eux aussi des progrès de la médecine, leur niveau de vie progresse en même temps (très forte augmentation du niveau moyen des retraites, à la fois parce que les retraites sont réévaluées et parce que les durées de cotisation augmentent), les moyens des asiles, qui se transforment peu à peu en maisons de retraite, progressent de conserve (des subventions plus importantes et plus de participation financière des résidents). Bref, au milieu des années 1980 les maisons de retraite deviennent désirables pour des franges plus hautes de revenus, d'où une soudaine accélération du niveau de confort des ex-mouroirs. Et bien sûr, dix ans plus tard, les riches commencent à susciter des vivoirs pour riches. Les EHPAD sont des vivoirs pour revenus moyens et bas, les trucs pour riches et très riches s'appellent “résidences pour seniors”. Cela dit, encore plus que pour les hôpitaux il y eut un effet pervers de la période de cohabitation riches-pauvres : les tarifs moyens en “reste à charge” sont aussi ou plus élevés que le montant moyen des retraites des résidents. Disons, des vivoirs pour pauvres avec des tarifs pour moyen-riches.

En toute hypothèse si (ce qui n'a aucune chance de se produire) les riches peuplaient tout soudain les prisons, je puis vous assurer que les conditions de vie s'amélioreraient très vite et très fort, et que peu après on créerait des prisons pour riches, et assez vite après les prisons pour pauvres, au mieux stagneraient, plus sûrement péricliteraient. D'ailleurs, une émission que j'entendais récemment sur France Culture montre que mon hypothèse est très vraisemblable : dans les années 1820 et 1830, les lois sur la presse firent que beaucoup de publicistes et directeurs de journaux furent condamnés à des peines de prison pour infraction à cette législation. Or, ces personnes faisaient le plus souvent partie des élites, certains mêmes étaient assez proches des gens de pouvoir, parfois de leur famille. Du fait, sans que ça eut cependant de conséquences sur les autres, il y eut assez rapidement des ailes de prison “pour élites” où l'on circulait relativement librement dans les locaux, on organisait des petites sauteries, on se faisait livrer de bons repas par le traiteur... C'est comme ça, quand un lieu de vie reçoit des riches, il s'adapte...

Qui sommes-nous, que sommes-nous ?

Tout ça nous éloigne de la tolérance. Ou plutôt, non, pas tellement. La tolérance est ce qu'elle est, on accepte mais de loin, à distance et plus ou moins agréablement. Les humains sont paradoxaux car ils sont doubles, triples voire quadruples. Vous et moi sommes :

  1. Un membre de l'humanité,
  2. Le membre d'une civilisation,
  3. Le membre d'une entité politique fédérale ou confédérale,
  4. Le membre d'une société,
  5. Le membre d'un État ou d'une nation ou d'un État-nation
  6. Le membre d'une classe, caste ou corporation,
  7. Le membre d'un groupe de pairs,
  8. Le membre d'une famille,
  9. Un primate,
  10. Une collectivité de cellules,
  11. Un eucaryote,
  12. Un procaryote,
  13. Un individu,
  14. Un petit fragment de l'univers.

Liste non close. Dans ces quatorze assertions, les six premières concernent un individu qui fait partie d'un ensemble anonyme, les deux suivantes un individu qui fait partie d'un groupe dont les membres se connaissent ou participent d'un groupe de connaissances, la suivante concerne l'individu en soi, l'être vivant tel qu'il se connaît et qu'on peut le voir, disons, l'individu comme spécimen, celle d'après évoque l'entité, non l'individu mais le collectif d'individu qui le constituent, les trois suivantes concernent les traces évolutives qui sont parties de cet individu, par le fait un organisme n'est pas une cellule, ni un individu tout sèchement, un individu se relie toujours à quelque chose ou est divisible, la dernière est un constat évident, tout ce qui est dans cet univers en est un fragment, sinon l'univers même.

À cette liste manque une caractéristique : vous, moi et tout être vivant, sommes aussi un univers. Enfin non. Enfin si. Bon, ce n'est pas simple... Disons, je suis un univers et vous êtes “un autre”. Un autre quoi ou qui, je n'en sais rien. Mon hypothèse est que vous êtes un autre de mon genre, d'où je suppose que vous êtes pour vous ce que je suis pour moi, donc un univers. Je n'en ai pas de preuve mais j'en ai des indices, tous les “vous” que je connais directement et qui sont capables de lire ce texte me ressemblent beaucoup et donnent l'indice qu'en effet, ils sont à eux-mêmes un univers. À un niveau, j'ai tendance à me fier à mes sensations, donc je me vois plutôt comme fragment d'un univers assez vaste (en ce point de mon parcours de vie, l'estime avoir de bonnes raisons de croire que l'univers en question est globalement sphérique mais avec des déformation, disons, patatoïde, et que de son centre à sa périphérie la distance moyenne est d'environ 14 milliards d'années-lumière ou comme on disait dans les vieux Space Operas à prétention scientifique, et peut-être dans ceux récents mais je n'en lis plus, dans les 4,30 milliards de parsecs – enfin non, on n'aurait pas écrit “dans les” ni donné une décimale, les auteurs de Space Opera de ma jeunesse aimaient la précision, du moins en paroles, et les nombres entiers), bref, un très vaste univers dans lequel je suis un infime fragment. Ça ne m'empêche pas de me considérer comme un individu, un être humain pour préciser, et de me sentir comme un univers, mais je n'y crois plus, rapport au fait que si j'ai confiance en mes sensations je sais aussi à quel point elles sont trompeuses, voir la première partie sur cette question : je me sens comme un univers parce que je me sens fermé, fini, clos, isolé du reste du monde, mais entre ce que je sens et ce que je sais il y a de la distance, et sachant ne pas être un objet clos, et bien, malgré cette sensation tenace je sais ne pas être un univers.

En même temps la question se pose, rapport au fait que je suis une sorte de miroir. Un miroir déformant mais un miroir : les sensations qui me parviennent de l'extérieur sont inversées car indirectes, je reçois les messages de capteurs disposés très près de ma surface – ma peau –, donc en vis-à-vis de la sensation perçue. Si je ressens un frottement sur ma peau au niveau de mes mamelons et qui se déplace depuis celui qui se trouve dans la moitié de mon individu où se trouvait anciennement ce truc qu'on nomme « l'appendice », qui m'a été enlevé suite à, bien sûr, une appendicectomie, vers celui qui se trouve sur l'autre moitié, et bien, comme je le sens “de l'intérieur”, les capteurs sont activés, de mon point de vue, de la gauche vers la droite. Donc, une sorte de miroir. Et je reflète l'univers, bien sûr. En quelque sorte, j'ai l'univers en moi. Certes un tout petit morceau de l'univers à un instant donné mais comme j'ai reçu bien des sensations en bien des lieux et que je me souviens de nombre d'entre eux et ne nombre de séquences vécus, image et sons et odeurs et goûts, ça fait déjà un plus gros morceau. Loin que je me souvienne de tout, c'est impossible. Il existe une nouvelle maladie paraît-il, l'hypermnésie absolue, des personnes qui n'ont pas un souvenir exhaustif de séquences mais la mémoire exhaustive de tout ce qu'elles ont vu, entendu, senti, goûté, touché. Ouais. J'ai de gros doutes, d'autant plus que ça se passe aux États-Unis, et dans ce pays des gens souffrent de maux ou ont des capacités qu'on ne constate nulle part ailleurs. Tiens ben par exemple, le trouble de la personnalité multiple. Oh ! Pardon : le trouble dissociatif de l'identité. C'est ce que l'on nomme une stratégie de communication : quand un produit d'un certain nom commence à perdre de son attractivité, on ne change pas le produit mais le nom. Tiens, par exemple, la psychose maniaco-dépressive.

Excursus : Les univers sociaux.

La vulgarisation de la psychanalyse d'origine freudienne et plus largement, de la psychologie et la psychiatrie qui se développèrent et s'affermirent au tournant des XIX° et XX siècles, fait que leurs concepts leurs termes se sont répandus, de telle manière que ce “psychose”, tel que défini dans le TLFi, « Affection psychique grave, dont le malade n'a pas conscience, caractérisée par une désintégration de la personnalité accompagnée de troubles de la perception, du jugement et du raisonnement », présume, est largement infondé à la fin du XX° siècle : si même on n'en a pas exactement une définition précise, toute personne d'un niveau culturel moyen a idée que “ça veut dire” quelque chose comme « maladie de la tête » ; comme la neurasthénie et l'hystérie furent les “maladies de la tête” du XIX° siècle, la dépression et la paranoïa furent celles du XX° siècle, d'ailleurs avec les mêmes connotations opposées, neurasthénie et dépression comme maladies positives (ce qui n'induit pas une appréciation positive envers les malades mêmes), hystérie et paranoïa comme maladies négatives, les unes appelant à la compassion, les autres à la stigmatisation ; si le sens précis du terme “maniaque” dans le nom de cette maladie n'est pas celui communément retenu, du moins on peut lui donner un sens ; enfin, quand on sait (ou croit savoir), d'une part si l'on est (ou l'on se croit) atteint de ce mal, on ne peut plus en dire que le malade n'en a pas conscience, donc ça n'apparaît plus vraiment une « affection psychique grave ». Tout cela explique pourquoi les concepteurs du le compendium qui sert aux médecins des États-Unis le pour les aider dans les diagnostics, Diagnostic and Statistical Manual, suivi en cela par le compendium de plus large audience Classification internationale des maladies, décida en 1980 de changer sa terminologie, et moindrement (en fait, presque pas) ses définitions, au motif, nous dit l'article de Wikipédia, que « les termes de provenance psychanalytique, comme le terme de “psychose” [ont] une acception variable selon l'école de pensée . Sans vouloir médire, changer les noms ne change pas la réalité, que “psychose maniaco-dépressive” soit remplacé par “trouble bipolaire” n'empêche pas les écoles de pensées de diverger, donc de maintenir la variabilité de l'acception, donc du diagnostic. D'autant plus quant le trouble bipolaire est donné comme, dixit Wikipédia, « un trouble de l’humeur qui se définit par une variation anormale de l’humeur : alternance de périodes d’excitation et de dépression », comme qui dirait, une maladie de la tête où on passe par des phases maniaques et dépressives...

Pour revenir brièvement au “trouble dissociatif de l'identité”, le curieux est donc que l'on le constate presque uniquement en Amérique du Nord, principalement aux États-Unis. Après que ce “trouble” ait été vulgarisé (sous son ancienne dénomination de “trouble de la personnalité multiple”) dans des fictions américaines, spécialement dans des séries télé, il est, un court moment, apparu dans la fiction d'autres pays, pour l'Europe et pour ce que j'en ai vu, dans plusieurs séries policières allemandes en tout premier, moindrement des séries britanniques, italiennes, espagnoles et françaises. Non qu'il y ait eu tout soudain une vague de malades atteints de ce trouble en Europe, depuis les premiers diagnostics, il y a une quarantaine d'années, il reste essentiellement constaté aux États-Unis, simplement la fiction aime les situations qui créent de la tension et du rebondissement imprévu, et ce trouble s'y prête très bien puisque le personnage central du récit (presque systématiquement une femme, le plus souvent assez jeune, entre 15 et 25 ans – quelque chose comme la version fin de XX° siècle de l'hystérie du siècle précédent) peut d'un instant à l'autre « changer de personnalité » et, cerise sur le gâteau, ce que fait une personnalité, les autres l'ignorent. Le scénario type de l'épisode de série policière qui s'articule sur ce trouble est de déterminer si une des personnalités du personnage a commis ou subi un crime, ou l'a vu se perpétrer, d'où bien des péripéties pour tenter de « faire émerger la personnalité » que l'on présume avoir été impliquée dans le crime. On peut voir cet attrait pour les situations à rebondissement avec les « tueurs en série » : comme pour le trouble dissociatif ces criminels sévissent pour l'essentiel aux États-Unis, secondairement dans d'autres anciennes colonies britanniques (Canada, Australie), très peu ailleurs : aux États-Unis, il ne se passe pas une année sans qu'on n'en découvre au moins deux, dans toute l'Union Européenne il peut se passer un lustre sans qu'un cas se révèle. Pour le “trouble de la personnalité multiple”, il se fait que l'extrême rareté des cas européens donne un caractère d'irréalité à un récit qui s'articule dessus et qui est censé se passer en France ou en Allemagne, raison pourquoi il a rapidement cessé de faire l'objet de scénarios de fictions à visée réaliste.

Sans vouloir trop poursuivre sur le sujet, qui a cependant son intérêt pour la discussion en cours, il est notable que des maladies, organiques ou psychiques, ainsi que des comportements délictuels ou criminels, peuvent apparaître puis disparaître, ou ne concerner que certaines sociétés. Par exemple, il ne se passe pas une semaine sans que les États-Unis connaissent un « massacre de masse ». Même si le nombre de morts (au moins quatre) et leur lien avec le tueur (restreint ou nul, sinon de vivre dans le même pays) importent, la qualification de “massacre de masse” par les autorités des États-Unis concernent avant tout un processus : un individu armé, en général d'armes à feu, se rend dans un espace public (rue ou place, administration, lieu d'enseignement, hôtel...) et tue ou tente de tuer toute personne qui se trouve à sa portée. L'anonymat des victimes et leur présence en un même lieu et au même moment sont des critères nécessaires, si le tueur massacre sa famille, ses voisins ou ses collègues, ou s'il tue “à l'unité”, en divers lieu et divers temps, ça ressort d'autres cas. De même, s'il tue depuis son habitation, on peut médiatiquement parler de massacre de masse mais pour les autorités c'est autre chose, clairement le massacre de masse requiert à la fois l'anonymat des victimes et des lieux. Comme dit, il ne se passe pas une semaine sans que les États-Unis n'en subissent un, et sur une année le nombre de cas recensés atteint une moyenne proche du quotidien. D'évidence, sauf si vous vous passionnez sur le sujet vous n'aurez probablement entendu parler que d'un nombre restreint de cas, un peu plus si vous vivez aux États-Unis, au Mexique ou au Canada, un peu moins ailleurs, pour la raison évidente que quand ça se passe à distance et que c'est un « petit » massacre (quatre, cinq, six victimes), ça ne fera pas la une des télés et journaux d'audience nationale, sauf élément secondaire (même sans aucune victime sinon l'auteur, en France et en 2017 une tentative de massacre étiquetée “attaque terroriste” parera toutes les unes). Pour franchir les limites du comté, du district ou de l'État, le massacre doit avoir un caractère spectaculaire, qui mêle tant le lieu (les établissements d'enseignement notamment) que le nombre de victimes (selon ce que j'en peux estimer, l'étiage bas est de l'ordre de sept ou huit, plus quelques blessés). Quand un fait est rare, même sans victime il attire les médias, quand il est quasi-quotidien, il doit avoir un élément de singularité pour franchir le mur de l'information.

Autre cas, celui de l'hystérie : du milieu du XIX° siècle au milieu du XX° siècle en gros, c'était une maladie reconnue et diagnostiquée. Non qu'elle n'ait une plus longue histoire en amont (le nom apparaît à la fin du IV° siècle avant notre ère) et en aval (s'il a disparu de la nomenclature il est encore en usage, mais rarement), ni que certains cas recouverts par ce diagnostic ne persistent pas, simplement le contexte a changé, donc les conditions qui ont à la fois motivé l'usage du terme et certaines symptomatologies. Comme le dit l'article de Wikipédia, « les manifestations somatoformes et épileptiformes [de l'hystérie] sont moins fréquentes ». Sans vouloir faire de la psychologie de bazar ou de la sociologie de comptoir, il est évident que ces manifestations, très courantes à la fin du XIX° siècle, sont liées à la condition féminine du temps : quand on veut exprimer un mal d'être mais qu'on ne peut le faire explicitement, verbalement, on trouvera un moyen autre de le signaler. Non que les “hystériques épileptiformes” aient le moindrement simulé ni même qu'elles aient voulu consciemment exprimer un mal d'être, c'est à la fois plus simple et plus complexe : quand dans un contexte social donné il est interdit d'exposer, dans son groupe de familiarité ou dans la société, un certain sentiment, une certaine critique, un certain comportement, à un moment donné cela s'exprimera sous une autre forme, socialement acceptable cette fois. Non que l'hystérie épileptiforme soit socialement convenable mais c'est une forme d'expression de soi qui est acceptable de la part d'une femme, une “maladie féminine” problématique mais qui ne déroge pas à la féminité. Les contextes favorisant ce type d'expression de soi ayant, en Europe occidentale et en Amérique du nord, beaucoup diminué, les cas deviennent rares.

Une société est un univers, et comme vous et moi elle reflète l'univers extérieur mais, comme vous et moi, imparfaitement. Il y a des causes logiques (en un sens ordinaire, des causes que l'on peut discerner et qui ont une certaine cohérence) à leurs particularités. Comme vous et moi, une société a un fonctionnement interne homéostatique, elle atteint à certains moments une sorte d'équilibre, toujours précaire, et dispose de régulateurs qui lui permettent, quand nécessaire, et ça l'est tout le temps, de procéder à des ajustements pour corriger des écarts locaux ou globaux à cet équilibre. Or, il n'existe pas de méthodes efficaces en tout temps et en tout lieu pour obtenir ce résultat. Depuis l'invention des sociétés humaines, que je ne situerai pas mais qu'on peut estimer remonter à au moins trente à quarante mille ans et qui a eu lieu assurément il y a quinze à vingt mille ans, on se retrouve avec un problème simple, il n'est jamais vraiment possible de déterminer ce qui est du soi et ce qui est de l'autre.

Dans une société non humaine les choses sont (relativement) assez simples, l'individu qui n'a pas la bonne forme, couleur ou odeur, le bon mode de communication, ou qu'on ne connaît pas depuis sa naissance, ou qui n'est pas présenté comme un membre du groupe par un membre connu, n'est pas du groupe. Contrairement à ce qu'on croit souvent, l'appartenance de longue date d'un individu au groupe ou le lien généalogique ne garantissent pas d'être reconnu comme membre du groupe, cas de la baleine “aphone” : la capacité à communiquer vocalement est un identificateur nécessaire, la perdre c'est perdre la qualité de membre du groupe ; cas inverse des étourneaux sansonnets, vocaliser le même “dialecte” que soi fait de l'autre un soi, hors tout autre critère sinon peut-être la conformité morphologique3. Mon anecdote sur les parasites de ruches, le cas des coucous évoqué en note ou de la baleine aphone montrent que les critères d'identification des autres espèces ne sont pas toujours fiables mais ça importe peu, reste que les espèces autres qu'humaines ne considèrent pas tout membre de leur espèce comme un autre soi, un semblable un peu différent. Les humains ont acquis la capacité d'apprendre à étendre leur notion du soi, à voir un semblable différent comme un semblable similaire. Ce fut un long chemin dont nous n'avons pas encore atteint le bout, même si l'on est plus près de la fin que du début, que de parvenir à considérer que tout humain est un semblable.

Sans dire que ça vaille pour tous, du moins une large majorité des humains accepte de manière abstraite l'idée que tout humain est un humain, et une majorité presque aussi large l'idée que tout humain est un semblable. Dans le concret, c'est différent. Très différent. Le cas des prisons l'illustre bien : leur existence démontre que d'un point de vue légal, soit la manière générale et abstraite dont une société considère le monde, les choses et les êtres, les criminels ne sont plus considérés comme des dissemblables, des êtres qu'on doit chasser, tuer ou placer dans un statut d'animal ou de chose – c'est qu'est un esclave. Les conditions de vie dans une prison (y compris pour ceux qui y travaillent) montrent que, dans le concret, ce n'est pas si facile de cesser de voir celui qui rompt avec les règles comme un semblable. L'existence, de longue date, des asiles pour indigents et nécessiteux ou pour enfants trouvés (plutôt, perdus...) montre que les humains ont appris à considérer que les “bouches inutiles” ne doivent pas être exclues du groupe et qu'on doit leur porter assistance même si ça ne sera pas nécessairement une assistance mutuelle. Ces asiles montrent aussi, comme les prisons, que l'on peut consacrer des ressources assez importantes en moyens, en temps et en travail pour permettre à ces individus de disposer des conditions minimales de vie sociale. Sans parler des prisons, qui sont un cas particulier en ce sens que les condamnés qui s'y trouvent sont aussi là pour “payer leur crime”, donc subir une punition, si l'on est un habitant d'un pays assez ou très développé, on ne doit pas regarder avec les yeux de ce temps et de ce lieu les asiles de temps plus anciens ou de pays assez ou très pauvres : jusqu'à la fin du XIX° siècle, le plus souvent les conditions de vie y étaient difficiles sinon atroces, et jusqu'au milieu du XX°, peu dignes sinon indignes, mais si l'on rapporte cela aux conditions générales de vie d'une majorité de la population, elles n'étaient guère en-dessous des normes. De même, les asiles des pays assez ou très pauvres sont souvent très en-dessous des normes des pays développés, mais les conditions de vie de presque toute la population aussi. Au-delà de toute considération quant aux normes d'ici et de maintenant, l'important est ce que dit, une société humaine peut mobiliser des ressources matérielles et humaines non négligeables pour permettre à des “inutiles sociaux” de vivre une vie pas trop en-dessous de la norme locale.

Une société est un individu et comme tel, une cellule, un organisme, ou un groupe de cellules ou d'organismes. En théorie, le nombre minimum d'individus nécessaire pour constituer une société humaine est un. En pratique, ça serait plutôt trois. La théorie est qu'un humain autonome, “socialisé”, peut prendre en charge par lui-même toutes les tâches nécessaires à établir et maintenir les conditions permettant une vie sociale minimale. Bien sûr si, comme Robinson Crusoé par exemple, certes un héros de fiction mais imaginé à partir de cas réels de naufragés ayant vécu des expériences similaires à l'époque de Daniel Defoe et pour certains, en ayant fait le récit, donc si comme Robinson on dispose d'un matériel de base pour aider à l'établissement de ces conditions, ça facilite les choses mais on peut y parvenir à partir de rien, sinon que ça sera beaucoup plus fruste. Soit précisé, contrairement aux conditions de vie générales au début du XVIII° siècle, dans beaucoup de sociétés actuelles bon nombre de personnes seraient bien en peine de vivre une vie de Robinson, rapport au fait qu'elles n'ont pas trop idée de comment se fabriquent ou se gèrent bien des choses. Defoe, qui avait vécu une vie de colon au Brésil avant de se tourner vers l'écriture, parlait en connaisseur, s'il n'était pas parti d'aussi bas, il s'est tout de même trouvé dans la situation où il devait en un premier temps simplement assurer sa survie. Et tout faire par lui-même. Ce n'est que la troisième année que son plus proche voisin et lui ont dégagé assez de ressources pour pouvoir envisager de “perdre du temps”, de ne pas parer à l'urgent, pour réaliser des choses dont la fin n'interviendrait que plusieurs mois après.

Une société de deux membres serait plus efficace mais trois me semble (et je ne suis pas le seul, loin de là) un minimum pour établir une société qui soit efficace non pas au bout de trois ans mais seulement après quelques semaines, au plus quelques mois. Une société doit faire beaucoup de choses dans la même journée, certaines préférablement au même moment, pour fonctionner harmonieusement. Un individu seul ne peut pas le faire pleinement, à deux c'est un peu plus aisé mais à trois ça peut être très efficace. L'idée est que l'un des membres réalise ce qui doit être fait à la limite de l'espace social ou en dehors, le second ce qui doit être fait entre la limite et le centre, le troisième s'occupant du centre, le lieu de vie sociale, “le foyer”. Autre version : l'espace domestique, l'espace cultivé, l'espace inculte et sauvage. Quel que soit le niveau de complexité d'une société humaine et sa base de fonctionnement on y trouve les trois mêmes espaces. Dans une société de chasseurs-cueilleurs il est plus intéressant d'avoir, à un instant donné, tels qui chassent, tels qui cueillent et et vont chercher les ressources (bois, pierres...), tels qui restent au lieu de vie et qui réalisent tout ce qui doit se faire là, entretenir le feu, tailler les pierres, tisser ou fabriquer des cordes, des ficelles, des fils, cuisiner, etc., les activités domestiques. De même, chez des agriculteurs-éleveurs, tel est pasteur, tel cultivateur, tel, et bien, fait les activités domestiques. Disons, ceux qui ont en charge les activités de préparation et de transformation des ressources, ceux qui s'occupent des ressources immédiatement disponibles et qui préparent la disponibilité des ressources, ceux qui s'occupent des ressources d'accès difficile ou présentant un danger.

Dans une société réduite, chaque membre est potentiellement polyvalent, chacun à tour de rôle pourra prendre en charge une des trois activités, et chacun pourra, si besoin, abandonner un court moment son propre secteur pour aider ou seconder dans un autre secteur. Dans une plus large société, d'autant si elle multiplie ses compétences, une certaine spécialisation sera, sinon nécessaire au moins favorable, on peut le voir (même si de plus en plus rarement) dans des sociétés très restreintes ou qui fonctionnent en “fédérations de cellules”, des sociétés relativement étendues, souvent dont les activités de subsistance sont la chasse, la pêche et la cueillette, la culture et l'élevage étant assez ou très secondaires, et dont les membres se divisent en unités restreintes avec des relations limitées entre unités. Dans chacune, il y a une certaine polyvalence et une certaine spécialisation, qui augmente quand les activités sont plus complexes ou requièrent des capacités spécifiques (agilité, rapidité, puissance, dextérité, endurance, souplesse...). Outre cela, l'âge le sexe, l'état de santé, obligent par périodes ou continûment certains à limiter leurs activités à l'espace domestique ou cultivé, ou inculte, ou sauvage. En un point, une société qui s'élargit tend à réduire le niveau de spécialisation, en un point elle tend à l'augmenter. Le premier point est le fait que, le temps passant, les moyens disponibles tendent à simplifier les pratiques. Le deuxième point est double, c'est d'un sens les deux faces d'un même objet : certains inventeurs tendent à dissimuler l'invention ou la manière d'en user ; les “fonctions sociales” tendent à être réparties toujours aux mêmes classes d'individus ou aux mêmes groupes. Les deux faces d'un même objet en ce sens qu'il s'agit pour certains de protéger des positions acquises quand elles donnent du prestige ou permettent d'obtenir un surplus de ressources.

L'Animal que donc je suis...

Et que vous êtes et qu'est tout humain vivant. Et pas mal d'humains morts. Je reprends ce titre de partie à Jacques Derrida sans rien savoir du livre, simplement parce qu'il pose le fait : je suis un animal, c'est indubitable. Et il me semble primordial de déterminer quel animal je suis : de mon espèce ou d'une autre ? Les humains sont relativement à leur animalité dans un rapport similaire à celui qu'ils ont au libre arbitre et au savoir : plus je sais que je n'ai pas ou que peu de libre arbitre, plus j'augmente mon potentiel de libre arbitre ; plus j'acquiers de savoir, plus j'ai conscience de la vastitude de mon ignorance ; plus je me sais animal, plus je peux mettre à distance mon animalité. Disons, être conscient de ses limites et de ses contraintes est la meilleure manière de ne pas être trop limité ni contraint, mais aussi ne ne pas aller trop loin ni trop en faire. C'est plus ou moins comme les arts martiaux japonais et le tir à l'arc zen : l'optimum est atteint au moment où on est tellement maître de son art qu'on n'a plus à l'utiliser. Pierre Carles a raison, la sociologie est un sport de combat, et l'anthropologie, et la philosophie, et toute activité intellectuelle, toute science et tout art. Tout labeur qui permet d'augmenter sa connaissance du monde et de soi est un sport de combat. Contre soi et avec le monde.

Il y a un adage très juste : qui veut faire l'ange fait la bête. On peut la lire en divers sens, notamment, celui qui veut “se faire ange” court fort le risque de ne pas tenir compte de sa part animale et de se laisser dominer par elle, et aussi, celui qui prétend vous donner le moyen de vous faire ange a bien des chances, par imbécillité ou par malignité, de vous donner le moyen de renforcer votre animalité. Augmenter sa “part animale” n'est pas en soi un problème pour autant que ce soit un processus volontaire. On peut aussi paraphraser par cet adage : qui veut faire la société fait la cellule. Disons, plus on vise haut, plus on se fait rattraper par le bas. Bien sûr, on peut le lire dans l'autre sens, si tu veux “faire l'ange”, commence par “faire la bête”, si tu veux “faire la société”, commence par “faire la cellule”. Je suis certain de n'être pas un ange, par contre je suis un bête, si donc je vise à m'approcher de l'angélisme, sachant que ce n'est qu'un projet à jamais inachevé, parce que “l'ange” n'est pas une réalité mais un modèle, ce n'est pas en travaillant sur l'inexistante “part d'ange” en moi que j'y parviendrai mais en travaillant sur ma “part de bête”. Pour la société c'est un peu pareil : comme exposé, quelque complexe soit une société, d'un point de vue formel ou fonctionnel elle ne diffère pas des sociétés les plus réduites, c'est donc en prenant la leçon des sociétés élémentaires, « cellulaires », que j'ai quelque chance d'aider ma propre société à être meilleure, tenant compte de ce que la société n'est pas une réalité mais un modèle, un projet à jamais inachevé. Les parasites de ruches, les coucous et tout un tas d'autres opportunistes ou parasites le montrent, une société peut faire tout son possible pour savoir qui est du soi et qui du non soi, ça ne marche jamais aussi bien qu'on le voudrait. On a alors trois possibilités, traquer les faussaires et les éliminer, traquer les faussaires et les “convertir”, laisser courir. Plus une autre possibilité : laisser courir tout en mettant en place des moyens économes de détection des faussaires, d'autres pour mesurer le niveau de fausseté, et développer des méthodes de conversion et d'élimination qui réduisent autant que possible les erreurs.

J'aime beaucoup les contestataires des théories du complot, ils sont pitoyables mais drôles. Tout un chacun peut constater que les sociétés regorgent de comploteurs, certains groupes de comploteurs ont leurs racines très profondément enfoncées dans le passé, certains occupent des positions clés dans la société et cela parfois depuis des siècles, des millénaires, il y a même des comploteurs qui se divisent en groupes censément opposés, l'un “au pouvoir”, l'autre “dans l'opposition” (ça ne concerne pas, ou pas que, les groupements politiques), les uns miment la puissance, les autres le soutien aux faibles, les deux concourant à faire que les faibles restent où ils sont, dans la faiblesse. Personnellement, je n'ai pas de théorie du complot sous la main ou dans l'esprit, les seules théories du complot que je connais sont celles des pourfendeurs de la complotite, il y a des délirants du complot qui en voient là où il n'y en a pas, et des théoriciens de la menace intérieure ou/et extérieure pour qui les complots sont une composante logique de cette menace, mais les seuls qui font de véritables théories du complot sont ceux qui dénoncent la tendance à voir des complots, ils expliquent tous les ressorts sociologiques, psychologiques, comportementaux, neuronaux, éthologiques, ethnologiques, économiques, politiques, etc., etc., etc., qui provoque la complotite.

Dans d'autres textes je parle du fascisme / nazisme / stalinisme / totalitarisme pour dire à quel point il est vain d'agiter sans fin les deux extrêmes de cette liste, le fascisme et le totalitarisme, en essayant de trouver dans le monde d'aujourd'hui les signes annonciateurs du retour du fascisme, du totalitarisme et bien plus valide de tenter de comprendre le schème, le schéma, le processus, non pour chercher l'hypothétique et impossible retour du fascisme mais le très réaliste et très possible retour du processus. Par exemple, de comprendre quand un “complot” se “réalise”. Complot entre guillemets car je ne crois pas aux complots, qui se réalise entre guillemets car ils ne se réalisent jamais.

Excursus : Les Romains et les Germains sont de retour.

Et les Huns ne vont pas tarder... Ou d'autres. Tiens, les chrétiens par exemple – ah non ! Ceux-là ne sont jamais partis. Ou peut-être que si, va savoir...

Je tente dans d'autres textes, et un peu dans celui-ci il me semble, de raconter une autre Histoire, non pas (comme certains qui ont compris qu'il y a un illusionnisme dans l'Histoire admise et croient donc qu'on a escamoté ou ajouté quelque chose dans le récit, alors que comme tout bon tour de passe-passe, tout se fait à vue) une Histoire qui remet en cause la chronologie et les épisodes, mais un récit qui part d'un autre point de vue. C'est une œuvre un peu vaine mais comme conteur j'aime faire ça. La principale chose à comprendre est que le récit historique le plus courant fut élaboré, de manière cahotique et divergente pendant un temps assez long pour gagner en cohérence sur la fin, entre la fin du XVIII° siècle et la fin du XIX° siècle pour l'essentiel, et que le récit qui concerne la période qui suit, entre en gros 1885 et 1990, est une élaboration liée à celle précédente, une interprétation de la séquence dépendante du récit fixée, donc, vers 1885, à quelques lustres près. De même qu'il n'y a pas de solution de continuité dans le déroulé des événements antérieurs, juste de brefs moments de rupture vite refermés, on ne peut guère en trouver par après, je situe donc le début de la séquence “historique” la plus récente vers 1885 mais c'est à 15 ans près.

Je parle de récit historique, il faut s'entendre, il s'agit plus précisément de ce que l'on nomme depuis quelques temps le « roman historique », ce récit qui sert de base pour raconter l'Histoire de la nation qui le raconte. Les historiens scientifiques sont en lutte incessante avec les historiens idéologiques pour tenter de mettre en évidence, non pas les mensonges mais les interprétations douteuses et les erreurs manifestes parcourant les pages de ces romans nationaux. Sans dire que les historiens idéologiques sont malhonnêtes (quoi que certains le soient probablement, c'est normal car humain, le jour où tous les humains seront honnêtes ne me semble pas imminent) du moins ils ont tous un biais initial, ils ne cherchent et ne retiennent dans la documentation historique que les éléments qui contribuent à valider les prétentions de leur groupe idéologique à orienter leur société vers une certaine forme d'organisation. Un exemple connu, ou qui mériterait de l'être s'il ne l'est pas, est celui de “nos ancêtres” : c'est une raison idéologique qui motiva le choix de ces ancêtres.

Il y a quelque chose d'assez curieux quant aux noms des pays et aux noms des ancêtres dans une large partie de l'Europe centrale et occidentale, d'une part ils ne s'accordent pas toujours, de l'autre beaucoup de ces noms viennent du latin ou se relient au latin, par convergence ou contraste. Le pays où je vis est la France, ses habitants sont les Français et leurs ancêtres sont les Gaulois, habitants de la Gaule. D'évidence, les noms du pays et de ses habitants se relient à un autre peuple, les Francs. Quelque soit le nom, il pose un petit problème : ni les Gaulois ni les Francs ne formaient peuple, la Gaule n'a jamais existé et pendant assez longtemps la France se réduisit, en gros, à ce qu'on nomme aujourd'hui Île-de-France, qui n'est pas une île et dont l'étymologie est incertaine, on sait quand le terme est utilisé pour la première fois dans un écrit et on sait pourquoi : jusqu'au XIV° siècle on parlait de la France ou du pays (de la province) de France, mais à la fin de ce siècle la consolidation de la chaîne d'obédience entre le roi de France (donc, de l'Île-de-France) et ses voisins jointe au fait que « pays » commençait à se spécialiser dans le sens de nation, de royaume plutôt que de province, rendait nécessaire qu'on différencie clairement la France comme fief du roi et la France comme royaume étendu. Quoi qu'il en soit, longtemps il n'y eut pas de Français dans le royaume de France mais des sujets, on était de son pays au sens ancien, de sa province, et sujet dans les niveaux au-dessus. Je ne sais pas exactement quand ça change mais en tout cas, pas avant Louis XIII, plus probablement pas avant Louis XIV puisque, avant ça, c'est encore formellement le système inventé par la féodalité. Après aussi mais désormais tout le monde sait que c'est une fiction. Malgré tout, ça reste des sujets, le vrai moment où les Français deviennent des Français est plutôt entre 1789 et 1792. Mais c'est aussi le moment où ils commencent à être les descendants des Gaulois.

Pour les Gaulois les choses sont assez claires, c'est une invention des Latins, ou du moins l'invention d'un peuple gaulois et d'une nation gauloise est latine. Disons, ils ont fait comme n'importe quels colonisateurs, ils ont d'abord nommé le territoire à conquérir, sans trop savoir quelle étendue il aurait, ils l'ont conquis, ont fixé ses limites et décidé que ce territoire était celui nommé. Et du coup, ses habitants avaient un gentilé générique qui dérivait du nom du territoire. À remarquer que les Germains c'est un peu pareil, sinon que ça concernait des population non conquises, le mot latin signifie frère (cf. “hermano” qui signifie “frère” en espagnol, cf. en français “cousin germain”, c'est-à-dire cousin qui est le fils du frère ou de la sœur d'un des parents. En latin ça signifiait plus ou moins “du même germe”, de mêmes père et mère), ça semble au départ des « gaulois » voisins d'une tribu « gauloise » conquise et plus ou moins apparentés à eux, vivant sur un territoire riverain du Rhin sur la berge non conquise. Lesdits Germains se donneront plus tard le nom de “Deutsch”, qui dérive d'un mot haut-allemand désignant des populations qui n'avaient guère en commun que de parler des langues plus ou moins proches et non latines. Ce n'est donc pas un mot latin mais du moins un nom qui ne rassemble ces populations que par contraste au latin. Bref et pour le redire, un des noms qui se relient au latin par convergence ou contraste.

Les Francs, c'est plus compliqué. L'étymologie la plus vraisemblable est un mot “teuton” qui désigne une arme, une sorte de javelot. Le sens actuel, celui du nom commun, est un peu plus tardif mais guère, les “Francs” apparaissent à la fin du III° siècle, le sens contemporain de franc, honnête, droit, est attesté au VII° siècle. Cette évolution n'est pas étonnante, il s'agit d'une manière normale de se désigner, cf. le Burkina Faso, le “pays des hommes intègres”. Si on y ajoute le sens “libre” (corps franc, franc-tireur, franc du collier), on peut dire que les sens contemporains ne font que constater que “Franc” est devenu un nom de nation, et que tout nom de nation signifie nécessairement à la fois honnête, vrai et libre, les vertus qui constituent les Vrais Humains, “nous”. Clairement, les Francs initiaux sont des guerriers constitués en corps francs, pas spécialement de la même tribu au départ, qui ont un fonctionnement de type mercenaire, flibustier ou pirate, ils se regroupent pour faire des opérations de type razzia, élisent leur chef lors de la constitution de leur troupe, se lancent dans des expéditions puis se replient. Probablement, les premières troupes vont se débander et retourner chacun vers leur tribu d'origine avec leur butin. Ce n'est qu'un peu plus tard que, probablement par le constat que le tribus razziées étaient de conquête facile et surtout, aidés par la déliquescence de l'Empire romain, certaines de ces troupes décident de se fixer en Gaule pour se créer des principautés. Sans vouloir médire, c'étaient tout de même des sortes de gangsters mafieux, vous savez, le genre qui rentre dans la boutique et qui explique, si tu paies tant par mois je te “protège”, sinon, et bien, tu auras des ennuis...

Ce n'est pas vrai de tous mais pour une bonne part les Teutons ou Germains, disons, ceux qui viennent de l'autre rive du Rhin étaient de ce genre et ont fait de même, en allant plus loin ou ailleurs bien sûr, îles britanniques, Espagne, Italie même (la Lombardie doit son nom à des Germains qui se sont installés là et qui même, ont poussé jusqu'à Rome). Plus tard ils y ont eu droit eux aussi, au nord avec les “Normands”, au sud avec les Arabo-Berbères, à l'est avec plusieurs groupes successifs. Toujours est-il, on se trouve donc avec cette situation, les anciens “Gaulois”, devenus entretemps “Romains”, voient leur supposé protecteur, l'Empire romain, se déliter et ne pas vraiment jouer son rôle, précisément celui de protéger, vu que les Germains opèrent sans trop rencontrer de résistance, du fait quand lesdits proposent de reprendre la fonction pour un impôt beaucoup moins lourd, ils acceptent et deviennent, qui “Franc”, qui “Burgonde”, qui “Ostrogoth”, etc. Je passe sur les détails, disons que, comme ils se sédentarisent en Gaule, les nouveaux maîtres du pays finissent par à-peu-près trouver un accord et se partager le territoire en se créant un système d'obligations réciproques, les linéaments du système féodal. Sans dire que ça soit d'une stabilité remarquable, du moins vers la fin du VIII° siècle les positions des uns et des autres sont à-peu-près acquises. Autant dire que les temps sont mûrs pour se foutre sur la gueule les uns les autres, car quoi de plus inquiétant que la stabilité pour des guerriers mercenaires ? Je passe de nouveau sur les détails, vers la fin du XIII° siècle, ce sont les Francs de l'Île-de-France qui ont la position prééminente dans un territoire assez vaste qui va de la Flandre au nord à la Narbonnaise au sud, avec sur les flancs la Bourgogne et l'Armorique (la Bretagne, comme on dit aujourd'hui). La Normandie est censément un obligé mais bon, ça n'est pas si facile avec eux. Encore quelques péripéties, dont trois ou quatre moments où ce qui devint la France faillit bien devenir une possession de l'Angleterre ou de la Bourgogne, puis à la fin du XV° siècle les choses se stabilisent de nouveau. C'est l'apogée et le chant du cygne du système féodal qui s'achève de fait à la fin du XVI° siècle, quasi de droit à la fin du XVII° siècle. J'ai comme l'impression d'oublier un acteur important... Ah oui ! L'Église.

Excursus : quand César rend à Dieu, et réciproquement.

On dit que l'Empire romain d'Occident s'acheva à une date précise, dixit Wikipédia : « L'Empire romain d'Occident disparut officiellement au moment de l'abdication de Romulus Augustule, le 4 septembre 476 ». Ça m'étonne. Déjà, pour qu'il “disparaisse officiellement” il faudrait un traité ou accord ou décret en bonne et due forme. Ce qui, pour un temps assez bref, disparaît officiellement, est le titre d'empereur : comme le gars qui remplace Augustule n'est pas natif d'un territoire de pleine citoyenneté il ne peut prétendre au titre, ce qui ne l'empêche pas de reprendre la fonction. Ensuite, au cours des décennies qui suivent, en gros jusqu'au milieu du siècle suivant, une part significative du territoire est repris en main par l'empereur d'Orient. Puis, justement, qu'il l'occupe ou non ledit oriental se proclame successeur d'Augustule. Là-dessus, les élites locales continuent de se dire romaines (question de prestige) tout en se disant, qui Burgonde, qui Franc, etc., question d'intérêt (être du côté du manche). Quant au peuple, pas sûr qu'il ait vraiment très bien suivi tout ça sinon dans les grandes villes : du premier siècle avant au treizième après le début de l'ère courante le pays fut nominalement Gaulois, Romain, Germain avec des principautés plus ou moins proches ethniquement et linguistiquement, Germain essentiellement de trois peuplades, Franc, Français ; durant presque toute cette période, dans des parties non négligeables du territoire les habitants de base restèrent linguistiquement et, souvent, culturellement gaulois et ce n'est que vers le X° siècle que l'ensemble de la population de presque tout le territoire actuel de la France ne parla plus que deux langues, celle vulgaire (c'est-à-dire celle du peuple), à base latine avec une syntaxe mixte germano-latine, et un vocabulaire mêlé gallo-germano-latin, et celle des élites lettrées, le latin, plus quelques territoires en périphérie où l'on parlait autre chose (basque, langues germaniques, breton) ou, dans des montagnes perdues, des poches résiduelles gauloises. Disons, au moins jusqu'au IX° siècle on a la situation coloniale typique avec un territoire nominalement ceci ou cela (romain, germain, franc...), une élite locale qui s'adapte et qui adopte les coutumes et la langue du maître de l'heure, une fraction plus ou moins importante de couches moyennes, surtout citadines, qui se mettent plus ou moins bien au diapason des élites, et des couches populaires qui continuent comme avant. Pour information, dans la majeure partie des anciennes colonies françaises une part variable (entre un peu plus de la moitié et plus de 80%) des autochtones n'a jamais parlé et ne parle toujours pas le français.

Donc, la chute “officielle” de l'Empire romain d'Occident. À y regarder de près ça ne dure, et pas pour tout le monde, que de la fin du VI° siècle à la fin du VIII° siècle, sans que les structures cessent vraiment (les successeurs des Romains préservèrent l'organisation générale et conservèrent le latin comme langue de la diplomatie, de l'administration et du droit). Dès le IX° siècle l'Empire est rétabli nominalement (du point de vue des acteurs de l'époque l'Empire carolingien, qui couvre l'essentiel de l'Empire romain d'Occident, sinon les îles britanniques, la péninsule ibérique, la moitié méridionale de la péninsule italique et bien sûr, sinon l'Afrique du Nord, n'est pas un nouvel empire mais la restauration de l'ancien). Après cela, et avec en sus de larges territoires vers l'est qui ne furent pas ou que peu romanisés (mais qui dès avant cela disposaient d'une petite frange de lettrés latins, rapport au fait que si l'on voulait commercer avec l'Europe occidentale et méridionale c'était une nécessité). Pour rappel, Charlemagne fut, en titre et en 800, empereur d'Occident et par la suite (après quelques nouvelles péripéties) l'entité politique qui recouvrit le territoire de son empire, sinon la France, se nomma « Saint-Empire romain germanique », ce qui peut se traduire par “Sainte Alliance du Sabre et du Goupillon sur les brisée de l'Empire romain avec des dirigeants Germains”. Tiens, la Sainte Alliance du sabre et du goupillon, ça ramène à une bien lointaine étape de cette discussion... Et ça nous amène à la religion. Enfin, à la religion, ça se discute, disons plutôt à l'Église, celle romaine en ce cas.

L'Église chrétienne officielle de l'Empire romain.

Au tout début du IV° siècle, l'Empire romain est en crise. D'un sens ce n'est pas nouveau, on peut presque dire que la crise est le moteur de l'empire, le temps lisse tout, sans pourtant ignorer les luttes répétées entre sabreurs pour prendre le pouvoir, on a de nos jours comme l'idée d'une continuité presque fluide, sinon quelques accidents genre sac de Rome, entre la période d'Auguste et celle du dernier empereur, une continuité. Ce n'est pas vraiment le cas. Il y a certes, malgré les guerres intestines et les révolutions de palais, des périodes plus ou moins longues de relative concorde jusqu'à la fin du II° siècle. Après cela, c'est plutôt heurté et plus ou moins continu. Quand l'empire est scindé en deux par nécessité, devenu trop grand pour qu'un seul puisse le diriger efficacement, on a une situation plutôt stable d'un point de vue organique dans celui d'Orient (même si les luttes de pouvoir y ont aussi lieu) mais donc, à partir du III° siècle surtout, en Occident c'est autre chose. Avant cela déjà ce fut parfois le cas mais à partir du III° siècle les empereurs sont tous auto-proclamés, avec un simulacre d'élection qui consiste pour un chef de guerre à se faire proclamer empereur par ses troupes, après quoi il marche sur Rome, lutte contre l'empereur auto-proclamé de l'heure (presque littéralement, certains ont « régné » quelques jours ou quelques semaines, en gros c'était l'un des trois ou quatre auto-proclamés du moment qui est arrivé à Rome un peu avant les autres et à réussi à dégommer celui vaguement en place) et le vainc. Bien sûr, tous ne réussissent pas et sont vaincus ou tués avant. Autre trait intéressant, à partir du III° siècle pratiquement tous ces plus ou moins empereurs viennent des marges et pour beaucoup, de zones fraîchement intégrées à l'Empire et très vaguement romanisées. En fait, cette situation est quelque chose comme la rançon du succès.

Le problème, quand un empire s'étend vite et beaucoup, est qu'on doit faire appel pour mener les expéditions à des gens plus ou moins fiables, des troupes de guerriers plus ou moins, en général moins, acculturés, des quasi-barbares, avec un staff latinisé, des chefs qui ne le sont pas toujours et une troupe qui ne l'est presque jamais. En gros (et en détail) des mercenaires qui viennent d'un peu partout sinon des régions les plus romanisées, qui parlent diverses langues et divers dialectes et pratiquent un latin de base très simplifié en syntaxe (on laisse tomber les déclinaisons sinon les deux ou trois de base) et en vocabulaire (les trois ou quatre cent adjectifs et substantifs, la vingtaine de verbes et la vingtaine ou trentaine de conjonctions et adverbes nécessaires à la vie quotidienne et celle militaire), un créole ou sabir ou pidgin très élémentaire. Le problème à l'époque vient de ce que les zones à conquérir ne sont guère gratifiantes, pauvres, peu peuplées, très peu développées sur un plan technologique. Les mercenaires de toutes les époques, sinon peut-être au cours des toutes dernières décennies, ont en partage de recevoir un salaire assez bas, le complément provenant des pillages. Du fait, dans les zones conquises le profit est maigre, d'où ces multiples “élections” d'empereurs : l'objectif change et la troupe se lance à la conquête des territoires profitables, c'est-à-dire ceux du cœur de l'Empire. Au cours du III° siècle le « centre du pouvoir » se déplace, la capitale reste Rome mais tous les nouveaux empereurs, qui jusque-là étaient plutôt originaires des provinces les plus romanisées, sont comme dit par avant originaires de celles récemment intégrées, spécialement et, à partir de 268, uniquement originaires des actuels Balkans, à l'époque l'Illyrie, spécialement de ce qui deviendra plus tard la Bulgarie, la Serbie et la Croatie. Bien que ça commence un peu avant le cœur de cette période, de 235 à 268 ou, selon les historiens, 284, est d'ailleurs nommée période de l'anarchie militaire. Même si la période dite des “empereurs illyriens” est censée se terminer avant eux, les deux empereurs qui vont stabiliser l'Empire et pour une bonne part le réunifier, Dioclétien et Constantin, sont aussi des Illyriens. Il est d'ailleurs à noter que Constantin fut tantôt empereur d'Orient, tantôt d'Occident, avant d'être seul empereur à partir de 324 et “empereur en chef” à partir de 312. Les années 312-313 sont décisives, c'est le moment où se mettent en place les structures qui vont profondément marquer l'évolution ultérieure des territoires de l'empire.

Dans les sociétés occidentales très sécularisées de ce XXI° siècle (bien que ça se discute, et j'en discuterai par après) on a du mal à s'en rendre compte mais jusqu'au XVI° siècle au moins et jusqu'au XVIII° siècle encore assez, il y a une profonde imbrication des pouvoirs politique et religieux. La parole attribuée à Jésus, vous savez, rendre à César et rendre à Dieu, est l'équivalent à l'époque de la “dictature du prolétariat” ultérieure, c'est inviter à renverser l'ordre établi puisque dans l'Empire romain ce qui est à Dieu est à César. Mutatis mutandis ont peut lire la séquence qui va en gros de Jules César à Constantin I° comme l'opposition entre les “séparatistes” et les “intégrateurs”, ceux qui veulent une séparation des pouvoirs et ceux qui veulent au contraire leur confusion. Une situation très comparable à celle qui eut lieu, du milieu du XVIII° siècle au milieu du XX°, à quelques décennies près. D'ailleurs, comme pour cette séquence les racines sont plus lointaines, pour celle récente les disputes commencent au XIII° siècle, les oppositions réelles, militaires et politiques, à la fin du XV° siècle surtout même s'il y eut une première vague, mais sans grands succès pour les réformateurs, un siècle plus tôt, un approfondissement de la querelle et des succès plus ou moins profonds et durables des réformateurs au tournant des XVII° et XVIII° siècles. C'est à gros trait, les premiers vrais succès réformateurs ont lieu dès la fin du XVI° siècle (Pays-Bas, Suisse...) et si toute l'Europe est secouée certaines zones resteront assez à l'écart des troubles, notamment la Péninsule ibérique. Sans que l'union de l'Église et de l'État (des structures politiques et religieuses) soit proprement contestée, tout au long de la période républicaine de l'Empire romaine, durant les siècles qui précèdent la période proprement impériale, il y eut une lutte continuelle et souvent sanglante entre, disons, “le peuple” et “les élites”, entre ceux qui souhaitaient une séparation fonctionnelle (que les magistrats “religieux” et “publics” soient nettement séparés, relativement autonomes et non interdépendants) et ceux qui voulaient une sujétion de l'Église à l'État.

À noter que les oppositions ne se font pas entre, disons, prêtres d'un côté, guerriers de l'autre, dans l'un et l'autre groupe on trouve des intégrateurs et des séparatistes, et parmi le “tiers état” il y a aussi cette coupure. C'est comparable, pour la situation actuelle en France et dans bien d'autres États de l'Union européenne, quelle que soit la classe, quelle que soit l'orientation politique, quel que soit le statut, on trouvera une opposition entre ceux qui veulent un renforcement de cette union et ceux qui veulent son affaiblissement voire sa disparition, au I° siècle avant comme au XXI° siècle après le début de notre ère, les positionnements de ce genre ont peu à voir avec les intérêts à long terme des individus et de la société, beaucoup avec les positions idéologiques, les intérêts à court terme, parfois même simplement les circonstances, voir par exemple le cas de la première ministre actuelle de la Grande-Bretagne, partisane à titre personnel du maintien de son État dans l'UE et qui, par circonstance, est amenée à négocier la rupture...

Les débuts de la période impériale, c'est plus ou moins le triomphe des intégrateurs. Autant dire les prémisses de leur échec inéluctable. Rapport au fait que Jésus a raison, dans une société fonctionnelle il faut rendre à César et rendre à Dieu. À la fois symboliquement et effectivement, “César” c'est « le corps », “Dieu”, « l'esprit » d'une société. Et comme pour un organisme, une société doit équilibrer les deux, tout à la fois les séparer et les concilier et surtout, ne pas assujettir l'un à l'autre. Le dire est simple, mais quand on considère la difficulté pour un organisme de réaliser la chose, alors que ses unités de base n'ont presque aucune autonomie relativement aux contributions à l'œuvre commune, ce qu'elles en on concédé au collectif, elles ne peuvent guère agir pour le restreindre. Or, pour les unités de base d'une société humaine il n'en va pas ainsi, elles ont à tout moment la liberté de faire sécession, seules ou en coalition, de ne plus accomplir leur part de travail commun, voire d'agir contre la société en faveur de laquelle elles sont censées contribuer. Le cas de cette longue période de troubles dans l'Empire romain qui va de la fin du II° siècle au début du IV° le montre assez puisque, outre le cas des troupes qui se retournent contre l'Empire et tendent à l'affaiblir, il y a de multiples tentatives de sécession des provinces. Or, pour maintenir sa structure l'Empire tel qu'il s'est organisé doit nécessairement pouvoir compter sur les ressources de toutes ses provinces. Les deux formes de troubles sont d'ailleurs très corrélées : l'Empire doit renforcer ses “forces de l'ordre” pour parvenir à réguler les dissensions et « remettre la machine en ordre de marche » ; le coût de ces armées augmente les besoins en ressources dans le temps même où leur action prédatrice réduit ou affaiblit les capacités de production ; à un moment le “rendement” de la prédation baisse à un tel niveau que les troupes n'ont plus moyen de la poursuivre, raison pourquoi elle se retourne contre le “centre de contrôle et de gestion des ressources”, la métropole, pour y trouver des ressources ou pour prendre le contrôle, ou les deux ; un temps, les luttes entre factions réduisent la pression sur les provinces qui, plus encore qu'avant, souhaitent la sécession, puis la régulation interne entre guerriers relance la répression-prédation. On appelle cela, dans des systèmes fermés régulés par rétroaction, un emballement : un des sous-ensembles du système dépasse les limites de fonctionnement normales, ce qui induit les autres sous-ensembles à se mettre en surrégime pour tenter de réduire ce dépassement mais si ça ne réussit pas, tous les sous-ensembles s'emballent, le dépassement de l'un entraînant une augmentation du dépassement du suivant, et ainsi de suite.

Dans le cas de l'Empire et celui de toute société sédentaire de grande extension il y a au moins trois acteurs, le centre, la périphérie et l'extérieur. Quand elle suit son cours, que tout fonctionne à-peu-près harmonieusement, ce sont des répartitions symboliques même si, d'un point de vue organisationnel, il y a effectivement un “centre”, un lieu principal, pas nécessairement au centre de l'espace social et même, préférentiellement décentré, que les zones “cultivées” sont autour de ce centre, parfois même à grande distance (comptoirs, colonies...), et qu'une partie au moins de “l'extérieur” est sinon pleinement en dehors de l'espace social, à ses limites, pour protéger les frontières et à l'occasion effectuer des sorties d'observation ou de confrontation, amicales ou agressives. Une société très large se structure nécessairement comme un organisme, au départ : la métropole forme l'équivalent du système nerveux central, autour d'elle rayonnent des voies de communication, de loin en loin il y a des nœuds, des systèmes nerveux secondaires assez autonomes qui ont en charge la mise en œuvre et la réalisation d'une partie du projet social commun, des sortes de sociétés qui ont un fonctionnement similaire à celle globale avec quelques restrictions et qui selon les sociétés concernés, peuvent ou non avoir une organisation effective différente de celle globale, pour autant qu'elles réalisent leur part de travail commun comme il est demandé, les forces de l'ordre et les vecteurs d'échange (les moyens de transport et de communication) quand à eux circulent dans tout l'espace social et disposent dans la métropole et les centres secondaires ainsi qu'aux frontières, de postes fixes d'échange, de communication et de repos.

Je parle de centres secondaires mais c'est un minimum, il peut y avoir plusieurs niveaux de répartition. En gros, la dimension minimale d'une “unité sociale” est celle où le plus lent moyen de déplacement d'une unité de base, un humain, permet d'aller du centre à la périphérie et retour en une journée moyenne, l'aller-retour en douze heures environ. Que ce soit il y a deux mille ans ou aujourd'hui, c'est 25 à 35 kilomètres, car aujourd'hui comme il y a deux mille ans ce plus lent moyen est le même, la marche à pied, et qu'un humain “normal” (taille et poids moyens et en bonne santé) peut parcourir 4 à 6 km par heure, donc 24 à 36 km en six heures. La dimension du niveau supérieur est entièrement dépendante des possibilités de la société et des délais qu'elle accepte pour la communication, c'est la distance qu'un messager peut parcourir dans ces délais. Longtemps, ces délais furent de deux jours ou plus, tout le monde (je veux dire, toutes les sociétés et tous les individus) connaissait les mêmes limites en capacité de déplacement, entre la vitesse d'un homme à pied et celle d'un homme à cheval ou autre animal de monte (âne, mulet, bovin, camélidé...). De ce fait, s'assurer qu'il y ait un délai de deux à trois jours entre émission d'un message et réception de la réponse était très acceptable. Sans que les vitesses de déplacement aient augmenté de beaucoup, du fait que les modes de communication se sont progressivement améliorés, donc la coordination entre les membres de la société, les délais minimaux se sont réduits avec le temps, mais jusqu'à peu, à peine plus de deux siècles, une demi-journée était acceptable. Après cela, paradoxalement les délais se sont réduits mais les distances ont cru : le télégraphe Chappe, optique et à sémaphore, a réduit le délai entre émission et réception aux deux points extrêmes de France métropolitaine était de moins d'une heure – sauf par temps de brume, évidemment. Mais le niveau supérieur est resté, et reste encore, du même ordre qu'il y a deux millénaires, un peu plus distant mais guère, en ce sens qu'il doit aussi être à portée d'une journée environ pour les échanges physiques, les déplacements de personnes et de biens, par contre les centres névralgiques principaux n'ont plus la même granularité, sinon pour des raisons de sécurité et de contrôle on peut envisager aujourd'hui un seul centre pour toute la planète sans que ça pose de problèmes significatifs en termes de délais.

Bien sûr, tout ça est idéal. Mais réalisable, donc matériel. D'ailleurs ça s'est fait, ça se fait encore, ce que je décrivais est l'organisation de n'importe quelle société constituée en entité politique : un réseau de communication physique (réseau de transport) dense, un réseau de communication informationnelle (réseau médiatique) rapide, des nœuds névralgiques à plusieurs niveaux (pour la France, commune, canton, département, région, nation plus quelques autres assez récents, communauté de communes, “pays”, “métropole”... Et bien sûr des niveaux interétatiques et internationaux). L'aspect “idéal”, bien que dans mon propre langage ça soit plutôt “réaliste” le terme qui s'applique, vient de ce qu'il y a des conditions nécessaires pour que tout cela fonctionne harmonieusement, et que malheureusement les sociétés larges ont eu jusque-là une fâcheuse tendance à ne pas les tenir.

Centralisme anti-démocratique.

La principale condition est la non spécialisation des fonctions de contrôle, de communication et de régulation, dit autrement, fonctions de magistrats, de clercs et messagers, de soldats et de policiers ne doivent pas être permanentes. Ce n'est pas entièrement possible mais pour les fonctions qui requièrent des spécialistes, ceux-ci ne doivent pas être inamovibles, pour éviter qu'ils détournent leur fonction à leur profit. Pour prendre un cas, les militaires français d'un grade supérieur à celui de commandant changent (du moins, c'était le cas avant la suppression du service militaire, depuis je ne sais pas) d'affectation et de fonction très souvent, tous les trois ou quatre ans, sans les éviter complètement ça réduit beaucoup les risques de sédition et les magouilles (détournements de biens ou de fonds, entre autres). La mise en œuvre de ce genre de pratiques factieuses ou mafieuses requiert la confiance dans ses pairs, laquelle s'acquiert après un temps assez long. Et en passant, le service militaire a précisément pour but, à l'origine, de réduire le risque de constitution de troupes militaires séditieuses, comme dans l'exemple romain : sans que ce soit parfait, pendant longtemps les aristocrates et oligarques n'eurent guère l'opportunité de “mobiliser les troupes” pour leur propre compte, du fait que lesdites troupes rassemblaient aléatoirement des citoyens qui n'avaient pas d'intérêts convergents ni les mêmes que leurs chefs. Professionnaliser l'armée est à-peu-près la garantie de préparer un coup d'État militaire. Cela dit (cas de Napoléon Bonaparte, cas semble-t-il de Jules César), certains chefs militaires ont parfois un pouvoir de conviction assez important pour parvenir à mobiliser ce genre de troupes pour une menée séditieuse. Comme dit, ça réduit les risques sans les éviter toujours.

Outre ce risque permanent que des complots se forment en son sein, une société large court toujours deux risques, l'expansion et la routine. Pour être précis, l'expansion et la routine contribuent à favoriser la constitution de complots. En théorie, l'expansion n'est plus un risque dans les sociétés contemporaines en ce sens que, sans vraiment en avoir conscience, l'humanité s'est constituée en une société unique il y a quelque temps, virtuellement il y a environ cinq siècles, effectivement il y a un peu plus d'un siècle, organiquement juste après la seconde guerre mondiale. En pratique, l'expansion n'est plus une possibilité mais comme beaucoup d'humains n'en ont pas conscience et parmi ceux qui en ont conscience beaucoup n'en tirent pas les conséquences nécessaires, la société dans son ensemble continue d'agir comme si elle était en expansion, ce qui a pour conséquence l'autophagie asphyxiante : elle prélève le nécessaire dans telle de ses parties pour fournir en superflu telle autre. Ça se voit sur les individus mais ça se déroule aussi dans tel ou tel sous-ensemble social, dans telle sous-société la structure est disloquée et les individus en précarité alimentaire, dans telle autre la structure est rigide et très contraignante et les individus en surpoids. La routine semble être, dans le temps présent, la cause de cette autophagie. Dans les temps passés elle était surtout favorable à la réussite de complots ou de projets séditieux, et l'autophagie en semblait une conséquence. Disons, il y a un rapport réciproque entre les deux, dans certains cas l'une paraît la cause, l'autre la conséquence, dans tous les cas ce sont juste deux instants d'un même processus, l'emballement.

La raison pour laquelle la non spécialisation de certaines fonctions est nécessaire vient de ce que les humains n'ont pas trop conscience de leurs intérêts à long terme, tant comme individus que comme espèce. Remarquez, ça n'a pas tant d'importance, par le fait je suis un humain, donc j'ai à cœur mes intérêts et moindrement ceux de mon espèce, il se trouve que les deux convergent, d'où mes tentatives pour décrire certains processus contradictoires à mes intérêts et à ceux de mes semblables. De l'autre côté, mon espérance de vie est de l'ordre de vingt ans, à quelque chose près, l'hypothèse haute est au plus une quarantaine d'années, la plus probable, de l'ordre de dix à trente ans, dit autrement, d'ici au plus quarante ans la destinée des humains sera très secondaire pour moi. Tel que je l'envisage, les humains vont très probablement aller à la catastrophe à-peu-près à ce moment-là, d'ici là les choses ne vont pas aller mieux que maintenant si elles suivent leur erre mais pas tellement pire, donc comme individu je compte vivre aussi mal ou à peine plus mal que maintenant, et comme je ne vis pas si mal, à mon jugé, et bien ça me va. Certes, si un nombre significatif (peut-être dix à quinze pour cent) d'humains, outre d'avoir conscience de leurs intérêts à long terme, avaient moyen à leur niveau de les favoriser, ça m'arrangerait, si ça n'est pas le cas, et bien je ne me prends pas pour Superman, ni pour Dieu ni pour Napoléon ou Hitler, je me sais incapable de forcer quiconque à favoriser ses intérêts à long terme, c'est une décision personnelle, au mieux je peux tenter de persuader mes semblables de le faire, s'ils ne le souhaitent pas ce n'est pas en mon pouvoir d'y changer quoi que ce soit. Par exemple, juste après cette réflexion je vais tenter d'expliquer pourquoi et comment agir pour ses intérêts à long terme, mais la méthode requiert d'agir chacun à sa propre manière, et non à la mienne, donc de faire un certain effort pour trouver sa propre manière.

Un petit ajout à cet aparté, c'est exactement le cœur du problème : les personnes qui ont des solutions pour résoudre la crise politique, sociale, économique et écologique actuelle. Je n'en ai pas. J'ai juste une méthode : trouver sa propre solution. Pour exemple, notre président de la République actuel (je parle en tant que Français), Emmanuel Macron. Mais ce que je vais dire vaut aussi pour Donald Trump ou Vladimir Poutine. Donc, Macron. Il se peut que, décidant de se présenter à l'élection présidentielle, il était convaincu de parvenir à persuader ses concitoyens de, disons, se prendre en main (une opération impossible, il me semble). Il se peut même que sa solution soit du même ordre que la mienne, c'est ce qu'il en semblait dans ses derniers discours avant et ses premiers après l'élection. J'en dirai autant même si différemment de Donald Trump : il se peut que ses promesses de campagne aient été sincères, d'évidence inefficaces pour réaliser le projet qu'il disait vouloir mener mais du moins des promesses sincères. L'un et l'autre se trouvent en tout cas devant ce fait : on ne change pas une institution de l'intérieur, sauf si la pression extérieure est trop forte. Par exemple, et malgré ses efforts en cours de campagne pour les législatives pour éviter ça, il se retrouve avec une majorité parlementaire écrasante. Lesquels se sont présentés sur la foi de son supposé programme et n'ont pas nécessité à négocier avec les autres groupes pour le réaliser. Or, et tout candidat à une fonction qui permet d'obtenir un peu de pouvoir le sait, un projet de campagne n'est pas conçu pour qu'on le réalise, c'est une base à partir de laquelle on va négocier avec l'ensemble de la société par le biais de ses représentants. Il n'y a pas pire catastrophe que d'obtenir une majorité de soutiens, surtout quand elle est écrasante. Pour exemple, au cours de la période 1980-2002, seuls deux gouvernement ont pu mettre en œuvre des réformes réelles, et non ces modifications mineures de l'existant que l'on présente souvent comme des réformes, celui de Michel Rocard et celui de Lionel Jospin, précisément parce qu'ils étaient obligés de négocier. Ça n'est pas tant qu'il aient du faire autre chose que ce qu'ils proposaient, mais même leurs opposants ne pouvaient clamer sans ridicule que ces mesures passaient par la force de la majorité.

Croire ou prétendre qu'il n'y a pas de complots, c'est aussi sensé que de croire ou prétendre que la Lune est faite de gruyère. Croire qu'il y a des complots secrets préparés dans des supposés cabinets noirs et par des éminences grises est tout aussi idiot. Les complots sont publics et revendiqués. Certes, leur réalisation comporte une phase de dissimulation mais brève et pas tellement discrète, et en outre prévisible. Non pas prédictible mais prévisible. Pour reprendre l'exemple de la période dite de l'anarchie militaire si mal nommée, on ne peut pas vraiment dire que chaque coup d'État ait eu quelque caractère d'imprévisibilité, comme exposé ils sont très répétitifs et stéréotypés, un chef de guerre réunit une troupe de mercenaires vaguement romanisés, les entraîne dans une expédition et, après une victoire ou une défaite (le résultat importe peu) se fait proclamer empereur. Et bien, s'il est empereur il lui faut aller quérir sa couronne, donc marcher sur Rome. Il y a quelques variantes, par exemple certains de ces empereurs sont assassinés par un proche ou massacrés par leur propres troupes. L'idée que l'on peut se faire de cette période est la suivante :

  • l'Empire romain d'Occident n'existe plus vraiment en tant que structure unifiée ;
  • les divers groupes armés qui le parcourent et, tantôt se livrent au pillage, tantôt s'installent sur un territoire en tant que protecteurs, vont selon les circonstances et selon les projets personnels de leur général en chef, parfois se présenter comme Romains, parfois comme barbares ;
  • bien que les chroniques proposent des nombres impressionnants de combattants dans les diverses campagnes, on peut supposer que le plus souvent on ait affaire au pire à quelques milliers de soldats, souvent quelques centaines ;
  • les récits de campagnes proches ont quelques chances d'avoir une certaine réalité dans les grandes lignes, ceux qui racontent des expéditions formidables et lointaines calquées sur la geste d'Alexandre ont un niveau de vraisemblance nul, d'autant plus si le chef de guerre est censé disparaître de manière quasi miraculeuse ;
  • les noms des acteurs sont non significatifs, car un même individu peut, à la naissance avoir un nom (latinisé de toute manière) qui indique une origine non romaine (c.-à-d., non hérité d'un citoyen romain, quelle que soit son “origine ethnique”), un peu plus tard et pour diverses raisons (acquisition de la citoyenneté, déplacement vers une province plus romanisée que celle d'origine, snobisme, nécessité sociale ou politique) le latiniser, puis plus tard, pour des raisons là aussi variées (retour à la province d'origine, installation sur un territoire soumis par des Francs ou des Alamans...) de nouveau changer de nom pour faire couleur locale et prouver son affiliation aux élites locales ;
  • durant cette phase de désorganisation de l'empire, il est assez probable que le pouvoir de Rome n'est plus très attractif, il est d'ailleurs significatif de ce point de vue que presque tous les empereurs, brefs ou plus durables, qui régnèrent de 235 à 371, sont originaires des Balkans, spécialement de la Pannonie (qui intègre une large part du territoire actuel de la Hongrie et une partie de la Yougoslavie plus des morceaux de l'Autriche et de la Slovaquie), surtout des parties yougoslaves. Clairement, le pouvoir s'était déplacé dans cette zone entre l'Italie, la Germanie et la Grèce.

On peut encore faire quelques hypothèses vraisemblables, et chaque année plus confirmées par les historiens, lesquels travaillent toujours plus de conserve avec les chercheurs des sciences connexes (archéologie, paléo-anthropologie...) pour affiner le croisement entre les récits des chroniques, les données archéologiques et les données épigraphiques. Il faut bien comprendre ceci : les chroniqueurs de l'époque étaient aussi, le plus souvent, des acteurs engagés et partisans, les documents conservés sont un tri opéré par des acteurs engagés qui avaient intérêt à privilégier tels plutôt que tels, enfin beaucoup de ces documents sont de deuxième,troisième, dixième main et parfois, les copistes corrigeaient les récits pour des raisons variées dont le désir d'enjoliver n'était pas la dernière. Disons, si on devait faire l'Histoire de l'Union soviétique avec comme documents de base les ouvrages de la bibliothèque du Kremlin et les archives de la Pravda, il n'est pas certain qu'on obtienne un récit fidèle à la chronologie réelle de la période 1917-1984...

Les complots sont clairs et évidents, et pour certains toujours en cours. On peut comparer la période d'expansion la plus forte de l'Empire romain, de la fin de la période républicaine à la fin “officielle” de l'Empire romain, à une période comparable en durée et en mouvement, celle qui va de la fin du XV° siècle à la fin du XX° siècle et même jusqu'à aujourd'hui. Dans les deux cas, le mouvement débute plusieurs siècles avant, il hérite de plusieurs sources, il restructure son contexte immédiat, ses initiateurs sont disparates au départ mais au cours du processus élaborent un récit historique qui donne de la cohérence à une évolution erratique, tout au long de la période des tensions, des guerres civiles et entre territoires ont lieu, une phase d'expansion formidable a lieu qui construit de vastes empires, et dans la période culminante des romans historiques s'inventent qui, là aussi, donneront de la cohérence et inventeront une téléologie à une séquence elle aussi erratique et imprévisible qui, un siècle plus tard, sera pour chaque collectivité ayant élaboré son roman, la vérité historique, au point que des projets politiques mortifères appuieront leur idéologie sur ces récits, en tout premier le nazisme et son projet de “purifier” une race germanique introuvable.

Comme dit, les empereurs “illyriens” sont pour l'essentiel originaires de la région où les “Slaves du sud” s'installeront plus tard. Sans le certifier, les autochtones de cette époque, ou au moins une partie d'entre eux, sont probablement les ancêtres culturels et linguistiques des actuels albanophones (ce que semble confirmer l'article de Wikipédia). Mais si je vous cite leurs noms, vous constaterez ce que dit sur l'onomastique : Gaius Messius Quintus Trajanus Decius (ce qui le relie à Trajan, qui venait d'Ibérie), Marcus Aurelius Claudius Gothicus (ce qui le relie à Marc-Aurèle et Claude – dit “le Gothique” parce que vainqueur des Goths), Lucius Domitius Aurelianus Pius Felix Augustus, etc. Un cas intéressant est Marcus Aurelius Carus (référence de nouveau à Marc-Aurèle) dont on ne sait trop s'il est né à Narbo (Narbonne) ou à Narona (qui était en Dalmatie, actuelle Croatie) ou ailleurs. Comme dit l'article de Wikipédia, « L’Histoire Auguste exprime son embarras en recensant diverses origines selon les auteurs qu’elle cite, toutes destinées à prouver une ascendance de vrai citoyen romain ». C'est ainsi, l'empereur une fois désigné ou pour améliorer ses chances de l'être prend un nouveau nom « bien de chez nous », après ça et si besoin est, on lui invente une généalogie “de souche”. Les humains ont de longue date su jouer avec les règles, par exemple à l'époque où l'empereur devait être généalogiquement lié à son prédécesseur et bien, l'empereur en titre l'adoptait si besoin, et voilà !

Un complot, un vrai, repose sur une nécessité, celle de “rétablir les choses”. La longue construction de l'Empire romain a renversé bien des choses sur son chemin. Au tout début, on ne sait pas trop qui sont les Latins et d'où ils viennent. Enfin si, plus ou moins, genre, au hasard, de Dalmatie, comme qui dirait, d'Illyrie... Je crois que je vais arrêter là cette partie de la discussion, sinon pour résumer mon opinion sur toute la séquence qui va jusqu'à la fin dite officielle de l'Empire romain (genre, l'Union soviétique est officiellement morte le 26 décembre 1991, la CEI, la – rions un peu – Communauté des “États indépendants” n'a rien à voir et Poutine est un grand démocrate sans liens avec l'URSS – une entité politique, et d'autant plus un empire, ça met toujours “un peu” de temps à mourir...). L'histoire est assez simple : tous les peuples indo-européens qui se sont installés dans cette zone qui va de l'Asie mineure à la Péninsule italique sont arrivés là entre -1800 et -1500, en passant tous par les Balkans, spécialement l'Illyrie, tous ont rencontré des locaux non indo-européens, beaucoup parlant des langues qui s'apparentent à des langues sémitiques, tous ont fusionné avec les locaux, parfois les intégrant, parfois s'y intégrant, parfois on ne sait pas trop (si on lit le récit mythique, les Étrusques jouent un rôle mineur dans l'histoire romaine sinon que presque tous les premiers rois sont Étrusques, comprend qui veut). Les humains ont la mémoire longue, beaucoup plus longue que celle des éléphants car ils se souviennent de ce qui leur est arrivé des centaines, des milliers d'années auparavant, et n'ont pas attendu l'écriture pour se rappeler leur Histoire. Les Latins ont probablement oublié leur origine illyrienne parce qu'on n'aime pas se souvenir de son ascendance plouc, les Illyriens n'ont probablement pas oublié leur migration italique parce qu'on se souvient des cousins qui vous ont laissé dans la mouise et qui reviennent les poches pleines pour tout acheter dans le pays natal et faire travailler les locaux comme des larbins, résultat, quand la fortune tourne, et bien on fait payer le mépris et l'insulte au prix fort...

En même temps ça n'est pas si linéaire et négatif, les empereurs illyriens , surtout les derniers, sont aussi ceux qui ont trouvé le moyen de relever l'empire défaillant et s'ils ont en grande partie échoué à l'ouest, ont établi les bases pour relancer la partie orientale sur une trajectoire d'un millénaire. Sauf que... Et bien, sauf que ce qu'ils ont relancé est un Empire romain qui parle grec, pense grec, écrit grec, vit grec. Mais un Empire grec qui a un soubassement idéologique un poil sémite, genre juif...

Centralisme anti-démocratique, le retour.

Bon, je me déplace un millénaire après la supposée chute de l'Empire romain, l'Histoire étant un éternel recommencement et un perpétuel renouvellement, un titre destiné à une discussion sur l'Empire romain s'appliquera à l'Europe d'après 1492, mais le processus anti-démocratique sera autre et ses conséquences différentes. Pour exemple, le triste et sinistre projet nazi déjà évoqué : il y a cette partie irréalisable de “revenir à la pureté” d'une race qui n'a jamais existé, qui s'appuie sur un récit mythique élaboré au siècle précédent mais censé être la revanche d'une spoliation multimillénaire de voisins (Latins, Slaves...) et de lointains (Juifs, Roms...) et cette partie à la fois réalisable et irréalisable, quelque chose comme la restauration du Saint-Empire romain germanique, mais sans la sainteté ni la romanité, qui est cette fois une revanche contre les voisins historiquement proches (France, Grande-Bretagne, Russie, Italie, etc.). Un projet destiné à rétablir une situation antérieure peut parfois réussir formellement, comme par exemple celui de l'Union européenne, quelque chose comme la restauration de l'Empire de Charlemagne : l'ensemble Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas correspond largement à cet empire, voir image ci-dessous (source Wikimedia). Il n'y manqua que l'Autriche et quelques bribes aux limites orientales. À un niveau, projet réussi, à un autre non, d'abord parce que les extensions successives ont fini par reconstituer une large part de l'Empire romain d'Occident, avec quelques morceaux en moins, notamment en Afrique du nord, quelques-uns en plus vers l'est et le nord, ensuite parce que l'entité politique réalisée n'a rien à voir avec un empire – il est impossible d'en réaliser un en laissant la liberté de se gouverner aux provinces4.


Le centralisme anti-démocratique, donc. Dans une société de pairs, c'est-à-dire une société où chacun connaît chacun et le connaît vraiment, et non ce manière informelle des sociétés anonymes, genre « Tu connais Machin ? Oui, je l'ai croisé chez Truc », et encore moins de la manière dont on prétend connaître une personne parce qu'elle est publique, dans une telle société donc, on peut dans l'ensemble avoir une pleine confiance en les autres, non parce que tous sont intrinsèquement, ontologiquement fiables, mais parce que la confiance est nécessaire à la survie de tous et de chacun. La survie en un sens plein, le supplément de vie que la société octroie à ses membres. Il se peut que cette confiance se voie trahie, c'est un risque permanent, mais en général les conséquences sont limitées et en tous les cas ça n'a lieu qu'une fois quand cette trahison est vitale, le fauteur est, au mieux exclu, sinon tué. C'est un processus social courant que l'on peut constater dans bien d'autres espèces, si l'un des membres se révèle ne plus être fiable, que ce soit par volonté ou parce qu'il n'est pas ou plus capable de réaliser le comportement social minimal requis (trop vieux, trop malade, trop endommagé), il sera exclu du groupe et si son écart aux normes apparaît volontaire, il a de grands risques d'être exclu d'une manière définitive, par la mort. Dans une société plus large ou autrement structurée, une société anonyme où les membres ne se connaissent pas tous, cette forme immédiate de confiance n'est plus possible. Il faut donc restituer l'organisation élémentaire centre-périphérie-extérieur de telle manière que le niveau de confiance soit très proche de celui d'une société de pairs. C'est celle évoquée, en réseau, avec une granularité de plus en plus fine – ou de plus en plus grossière, selon qu'on voie ça de haut en bas ou de bas en haut. Le concept léniniste de centralisme démocratique est la théorisation, et hélas le gauchissement, d'une forme normale de socialisation large avec des “cellules” de base qui se compose de pairs, puis une fédération de cellules où chacune dispose d'un représentant, et ainsi de suite jusqu'au centre.

J'en parle ailleurs, le nombre élémentaire de membres est un objet de débat de longue date et la réponse habituelle est, de douze à vingt-quatre plus un – le représentant. Ça a pu aller jusqu'à trente ou cinquante voire soixante mais là c'est un peu trop. Dans une société comme la France actuelle, selon que la cellule de base rassemble treize ou de vingt à vingt-cinq membres, le nombre de niveaux successifs minimaux sera cinq ou six. Comme cette organisation est exponentielle, le nombre de niveaux augmente peu selon population (avec treize de base, il en faudrait sept en Russie ou aux États-Unis, huit en Chine ou en Inde, sauf si ces deux entités se constituent en au moins deux ensembles autonomes, là sept niveaux suffisent ; avec vingt de base, six niveaux suffisent pour les quatre entités, avec vingt-cinq il en faut cinq pour la Russie et les USA, six pour les deux autres) mais diminue peu dans l'autre sens, par exemple dans un ensemble comme l'Union européenne, avec une cellule de treize tous les actuels États-membres auraient cinq niveaux, de vingt, seul un des États pourrait descendre à quatre niveaux, de vingt-cinq, une minorité se limiterait à quatre. Bien sûr, cela est assez théorique, dans la pratique ça n'est pas si simple. En même temps, c'est bien ainsi que les sociétés ont tendu à s'organiser, de longue date. Bien évidemment, cette structure est avant tout une structure de contrôle et de décision, au quotidien il existe des ensembles beaucoup plus vastes, difficile de fixer des nombres précis mais du moins, une société de pairs peut compter plusieurs centaines de membres, voire deux ou trois milliers, mais même à ce niveau une structure de décision et, à l'occasion, de contrôle, de ce type est nécessaire. Au départ la démocratie athénienne, la république romaine, l'assemblée (l’ecclesia, l'église) chrétienne, répondent à ce modèle, et à l'autre condition nécessaire, la non spécialisation des fonctions de contrôle, de communication et de régulation. Et à la fin les trois ont buté sur les deux écueils qui guettent les sociétés larges, l'expansion et la routine.

On l'aura compris je suppose, le centralisme anti-démocratique est le dévoiement de cette structure pour des fins et avec des méthodes autres que celles auxquelles elle répond. Le cas du christianisme et d'autres religions prosélytes le montrent, une société peut s'organiser de manière informelle, décentralisée et, dira-t-on, transversale, une autre caractéristique des sociétés humaines étant leur perméabilité : un même individu peut participer d'une diversité de sociétés, incluses dans une société plus large ou donc transversales, dont les membres appartiennent à plusieurs sociétés. Dans le cas de la France, qui reste celui que je connais le mieux, presque tous les résidents participent de la société globale, la République française (certaines parties du territoire ont un statut d'extraterritorialité, en premier les ambassades d'autres sociétés, ces territoires participent comme entités à la société française mais en leur sein les règles valides peuvent s'écarter, dans certaines limites cependant, de la règle commune valable pour tous les résidents sans y déroger), mais ils ont aussi l'opportunité de participer à d'autres sociétés qui, à moindre mesure que les petites sociétés “extraterritoriales”, ont leurs propres règles, qui diffèrent de celles communes. Et bien sûr, certaines de ces sociétés sont “inter-sociales” – Églises, syndicats, associations diverses de niveau inter-étatique ou international. Le principe général est que, d'une part les pratiques socialement réprouvées se déroulent dans des espaces privés (concédés par la société à des personnes physiques ou morales), de l'autre que les membres de ces sociétés y participent librement, enfin que l'écart à la norme n'ait pas une conséquence néfaste pour la société globale ni ne dépasse certaines limites.

La libre participation n'est pas un point facile à déterminer, cela à tout niveau pour toute société. Ce que l'on peut nommer le “contrat social”, qui n'a pas nécessairement un caractère formel ni proprement explicite, concerne ceux qui la fondent et ceux qui s'y agrègent de leur propre volonté, même si c'est une volonté sous contrainte (un exilé ne désire pas l'être, le plus souvent, et n'a de raison autre que circonstancielle de se retrouver dans telle société d'accueil mais, acceptant d'y demeurer, il fait le choix volontaire de s'y intégrer). Très clairement, avant que cette agglomération qui deviendra Athènes soit fondée, il n'y avait pas d'humains résidant en permanence en cet endroit, il s'agit d'une décision délibérée, et de quelque manière librement consentie pour les personnes qui, dans ce groupe humain, avaient le droit d'exprimer leur avis quant à une décision collective de cet ordre. Ne sachant rien de ces fondateurs je n'en dirai pas grand chose sinon que très probablement il n'y avait qu'une partie des humains qui avaient droit au chapitre, c'est le cas général jusqu'à récemment, quelque variété que cela ait (pour prendre une situation plus tardive, dans l'Athènes qui invente une certaine forme de démocratie, bien plus tard, parmi les humains seuls les hommes libres, liés à une famille autochtones et d'un certain âge ont un droit d'expression et de décision, soit peut-être un humain sur dix, à l'exclusion des esclaves, des femmes, des étrangers et des hommes jeunes. Soit précisé, il en est toujours ainsi de nos jours, même si les femmes sont désormais rarement exclues, les étrangers et les “mineurs” – termes qui peut, pour ces questions de décision et de contrôle, inclure certains majeurs en âge mais mineurs civils par statut, “sous tutelle renforcée” – exclus sauf pour certains types de décisions, et quelques autres personnes ont des droits civils réduits ou nuls. Si la “citoyenneté” s'est beaucoup étendue au cours des temps, il y a toujours des humains qui ne peuvent entrer dans les critères qui définissent la citoyenneté de plein droit). Quoi qu'il en soit et compte non tenu d'autres cas tels que l'esclavage ou la non citoyenneté des femmes ou, dans certaines entités politiques, de nationaux définis par leur statut (imposable ou non, propriétaire ou non), leur religion, leur couleur de peau, leur degré d'autochtonie (par le sol ou le sang, depuis eux ou depuis X de générations, par naissance ou déclaration, “naturalisation”...), il y a un fait évident : aucun humain né dans la société n'a décidé d'en être membre. Tous les autochtones au sens propre et cela quel que soit leur statut, n'ont décidé librement de naître et grandir dans leur société.

Cette question est cruciale bien sûr et conditionne largement le risque de routine : par nécessité, tout humain nouveau n'a donc pas choisi de vivre là où il vit et, pendant un temps variable mais assez long, en gros huit à dix-huit ans selon les individus et les contextes, n'est pas socialement acceptable comme être libre. Il peut bien sûr y avoir un délai entre cette reconnaissance et celle d'être libre et de plein droit, dans toute société il y a des “blocs de majorité”, à tel âge on est considéré comme pubère, quelque chose comme la “majorité maritale”, à tel âge majeur pénal donc responsable de ses actes délictueux, etc., enfin à tel âge on devient majeur civil, de plein droit. En France par exemple on est majeur marital à quinze ans, ou seize, ou dix-huit, je ne sais plus exactement, majeur pénal à quinze ou seize ans, majeur civil à dix-huit ans avec possibilité de l'être à seize, majeur civique à dix-huit ans. Si même, donc, tel individu est estimé par ses proches comme ayant acquis de l'autonomie dans certains de ces blocs avant l'âge légal, ou ne l'ayant pas acquise à cet âge, ça ne changera pas la sanction sociale sinon qu'il y a souvent des possibilités de retarder la sanction, rarement de l'anticiper. Et bien sûr, dans des groupes sociaux limités on peut avoir des définitions de “blocs de majorité” et des âges différents par rapport à la norme, par exemple parmi le groupe social informel des élus politiques, il existe des limites d'âge différentes, pouvant en France aller de dix-huit à trente-cinq ans selon la fonction. Toujours est-il, dans certains secteurs de la vie sociale et, pour une majorité des membres de la société française (et de toute société humaine) dans tous les secteurs, l'individu n'a pas de réelle liberté de choix, qu'il le veuille ou non il est membre de fait de la société sans l'être de droit, son autonomie est nulle ou limitée jusqu'à ses dix-huit ans.

La raison pour laquelle les individus acceptent de contribuer à une société est celle que j'évoquais implicitement pour moi-même : je ne suis pas satisfait de ma société, que ce soit celle locale, la France, celle d'un niveau supérieur, l'Union européenne, celle large, que représentent (plus ou moins bien) l'Organisation des nations unies et les organisations qui lui sont liées (OMC, OIT, UNESCO, OMS...). J'ai presque renoncé à voter, il m'arrive de le faire dans les élections à deux tours, quand parmi les candidats l'un exprime non même ce que je souhaite mais ce qui ne s'éloigne pas trop de mon propre projet, et au second tour je ne vois pas trop l'intérêt de voter au second tour, sauf pour ma commune, pour la raison très simple et très évidente que le réseau d'institutions non démocratiques de niveau supérieur à celui de ma société, la France donc, fait que l'action politique de mes représentants est extrêmement contrainte, à quoi s'ajoute qu'une bonne part de ces représentants comme de leurs électeurs considère que l'organisation générale de la société comme son fonctionnement ne posent pas problème intrinsèque, d'où le constat que voter est un peu vain. Là-dessus, je me dis que, pour autant qu'on réside dans une zone plutôt préservée, vivre dans une société dysfonctionnelle vaut mieux que vivre hors de la société. Si j'étais Syrien ou Ivoirien ou Érythréen ou Tchétchène ou (la liste est longue) je me poserais la question, plutôt vivre cette vie ou plutôt risquer la mort, ou pire, pour vivre une autre vie ? Comme Français vivant en France, je me dis que tant que je peux me ménager un espace de vie confortable même si réduit dans cette société inconfortable, j'accepte d'y contribuer juste ce qu'il faut pour préserver ce petit espace de vie.

La raison pour laquelle les individus refusent de contribuer à une société est en contraste, s'ils considèrent que l'écart entre leurs attentes, leur autonomie et le niveau de confort minimal qu'ils visent et leur possibilité d'atteindre à cela est trop grand, ils n'ont plus de raisons de vouloir le faire, après quoi ils se poseront la question du gain et de la perte s'ils décident de rompre avec la société, et en fonction de leur réponse ils décideront dans l'un ou l'autre sens. Considérant par exemple les auteurs d'attentats dits terroristes ces dernières années en France, dont certains, mais rares, furent en effet terroristes, on peut pour beaucoup de ces auteurs voir cela comme une solution à un dilemme : comment obtenir ce que je désire de la société, et qu'elle ne veut pas m'offrir ? Quand, comme moi, on n'attend pas grand chose de la société sinon un peu plus de confort de vie que si on n'était pas dedans, et qu'on a la capacité de lui donner ce qu'elle demande pour octroyer ce petit supplément de confort de vie, quelque critique qu'on lui porte on n'aura pas désir de faire quelque chose de violent contre elle ; quand on espère beaucoup plus de confort de vie et qu'on n'a pas les moyens de l'obtenir, on peut à la fois adhérer à l'idéologie dominante et vouloir agir contre la société, soit par rancœur, soit pour obtenir d'autre manière ce que l'on désire. Il me semble, dans la première partie de cette discussion, avoir parlé des fins et des moyens, du moins j'y reviens dans divers textes, mon précepte est, nul fin ne justifie nul moyen et tous les moyens sont bons. Cela signifie simplement, pour évoquer un peu mes propos sur la sentence de McLuhan à propos des moyens, des médias, qu'un moyen est une fin. Dire que le moyen est le message revient à faire un constat d'une grande évidence, quand on croit “envoyer un message” ce qu'on envoie est un moyen. Considérez ce texte : ce dont il est fait, des dessins qui forment des lettres qui composent des mots qui constituent des phrases qui tissent un discours (texte et textile ont une étymologie commune, écrire c'est tisser les mots). Ce que je décris est un moyen, l'écriture. Je donne une certaine forme à ce moyen, et ce que vous recevez est cette forme. Je crois (en partie à bon escient) que cette forme est aussi un contenu, un “message”, mais quel message ?

J'explorais, un peu avant, ce fait, la lecture et l'écriture sont deux opérations différentes et même, contraires. Prenez ce texte : ce que j'y écris je l'ai, disons, en mon esprit et que je l'écrive ou non c'est en mon esprit. Pour moi-même, l'écrire me permet d'organiser ma pensée, chaque nouveau texte que j'écris me permet d'affiner cette pensée, me permet de mieux comprendre ce que je sais, de relier des connaissances éparses pour en faire un objet à la fois plus simple et plus complexe, plus fini et concret. Il se peut que ma pensée croise la vôtre, en ce cas le message que constitue ce moyen a une chance de vous parvenir à-peu-près dans la forme que je crois y mettre, il se peut que non et en ce cas, la forme que vous lui donnerez sera autre que celle que je crois construire. Dans le premier cas, sans dire que nos compréhensions réciproques du sens du message seront exactement concordantes, du moins elles ne seront pas trop divergentes ; dans le second cas, il va se passer un phénomène assez curieux, vous allez “interpréter”, ce qui signifie que si un passage de ce texte choque vos convictions, ou au contraire vous semble aller dans leur sens, vous allez le comprendre dans un autre sens que celui que je lui donne et par contamination, réviser votre compréhension de ce qui précédait et lire la suite au filtre de votre divergence. Du coup, le moyen qu'est ce message ne sera plus le message qu'était censé être ce moyen, de mon point de vue. On appelle ça du bruit : quand une distorsion dans un signal en perturbe la réception, quel que soit le signal original, celui reçu ne sera pas celui émis. Pour reprendre un cas évoqué, si par hasard je discute de quelque chose et que dans le cours de mon propos je glisse le syntagme “liberté d'entreprendre”, il peut y avoir deux cas, ou vous interprétez ce segment comme moi, ou vous lui donnez un sens construit, celui diffusé par les médias par exemple, et selon que vous donnerez une valeur positive ou négative à ce segment, le sens de tout le passage et par contigüité, de tout le texte, en seront modifiés.

Mon moyen est une fin, et comme tout moyen est bon, cette fin est bonne. Cela signifie-t-il que je suis “bon” ? A priori non, puisque je ne suis pas intrinsèquement un moyen. Si comme objet de cet univers je puis être un moyen, du moins ne puis-je pas l'être pour moi. Je ne suis pas intrinsèquement un moyen donc je ne suis pas intrinsèquement bon. La question ici est celle de la fin : je sais que ce moyen est une fin car tout moyen est une fin ; en tant que moi, je n'ai pas de fin en usant de ce moyen qu'est ce texte, par contre je ne puis ignorer que je suis un moyen. Potentiellement car comme dit tout objet est un possible moyen et que je suis un objet, cette entité que je forme, ce corps que je suis, peut en effet être utilisée par une autre entité comme un moyen. Pour exemple, si j'étais dans un contexte où des personnes se battaient, si parmi elles l'une, plus puissante que moi, me saisissait et me projetait d'une forte poussée contre un adversaire, quoi que je puisse croire de mon libre arbitre et de mon autonomie, je serai utilisé comme un moyen. Et je suis effectivement un moyen parce que membre d'une et même de plusieurs sociétés.

Humain moyen.

Un jour je suis né. C'est le lot commun des êtres vivants, avant d'être ils ne sont pas, puis un jour ils sont, jusqu'au moment d'ailleurs où ils ne sont plus. Ce jour-là, celui de ma naissance, j'avais un niveau d'autonomie extrêmement bas, les fonctions vitales de base et une capacité réduite à communiquer. Entre ce jour et le moment où j'ai acquis une autonomie suffisante pour pouvoir envisager d'assurer ma subsistance a minima il s'est passé un temps assez long, au moins sept ou huit ans, et un temps bien plus long, environ quinze ans, pour pouvoir assurer ma subsistance de manière moins élémentaire. Chacun ses particularités, comme individu de l'espèce humaine je n'ai pas été de la catégorie qui acquiert un niveau d'autonomie très tôt, à mon jugé ce fut à-peu-près vers mes vingt-deux ou vingt-trois ans, et en outre, pour des raisons circonstancielles je n'ai pas profité pleinement de cette capacité dès cette époque, comme on m'offrait la possibilité de parfaire cette autonomie pendant un temps indéterminé mais potentiellement assez long j'en ai profité pendant six ou sept ans. Dit en d'autres termes, le soutien conjoint de ma famille, spécifiquement de mes parents et, pendant cinq ans, de la société, m'ont permis de poursuivre des études supérieures, ce qui quand on sait utiliser cette opportunité est un bon moyen d'acquérir un surplus d'autonomie. Les deux dernières années furent un peu plus compliquées mais intéressantes. Après cela, et bien j'ai “pris mon autonomie”, commencé à me prendre entièrement en charge, en alternant les périodes de travail, de formation et de loisir. À un niveau, mon parcours après mes vingt ans est plus ou moins la conséquence d'un choix volontaire, à un autre niveau j'y ai été conduit par mon parcours antérieur : d'une certaine manière mon contexte de vie a favorisé une libre décision de mes choix très tôt, vers mes onze ans, mais en même temps ces choix étaient conditionnés par ce contexte de vie même.

Quel que soit l'humain concerné, de sa naissance jusqu'à ses quatre ou cinq ans au moins il est “spécié”, au début il n'a pas grand chose d'humain d'un point de vue comportemental et il faut un long et patient (ou impatient) travail de son entourage, en premier, le plus souvent, de ses parents, pour lui faire acquérir un comportement acceptable, le comportement de base de l'espèce. C'est la première manière de faire d'un humain un moyen, à l'issue de cette phase l'être initialement inapte à simplement survivre sans le secours d'autres individus a une capacité limitée mais réelle de pouvoir, le cas échéant et pour un temps limité, assurer lui-même sa survie même si pas très adroitement. La seconde étape est, dira-t-on, celle de la socialisation, il s'agit de faire de ce petit animal solipsiste, de cet “univers” fermé et auto-centré, un “semblable”, un être social ouvert sur le monde et les autres, ce qui prend à-peu-près le même temps. La phase suivante, d'environ cinq ans encore, vise à concilier ces deux perceptions de soi et ces deux attitudes, restaurer la propension initiale à l'égoïsme tout en préservant l'habitus social, le but général étant d'inciter l'individu à chercher l'éminence non pour lui-même mais pour l'espèce et spécialement cette partie de l'espèce que sont les membres de sa (ses) société(s). En théorie, après la troisième phase on a un humain fait mais pas encore accompli, cela se fait par après, l'individu “se réalise”, commence à faire ses propres choix qui conditionneront son parcours de vie dans la société. La durée de cette étape dépend de ses choix, des souhaits explicites ou implicites de son entourage, du contexte et des circonstances, et va en général d'environ le même temps que chacune des précédentes étapes à environ le même temps que l'ensemble de ces trois étapes. Un humain accompli se réalise donc le plus souvent en quinze à vingt-cinq ans.

Les ratages, dont je comptais parler précédemment sans l'avoir vraiment fait ont lieu durant cette assez longue période qui va de l'enfant, l’infans, un mot qui en latin signifie « qui ne parle pas », à l'adulte, l’adultus, mot qui, dit le TLFi, est le participe passé de adolesco, verbe qui signifie, dit le Wiktionnaire, « grandir, pousser, se développer ». L'adulte est donc “celui qui s'est développé”, l'être accompli. C'est bien sûr une hypothèse, tout au long du processus bien des événements peuvent faire que ce projet de transformer un être hors du langage, qui est proprement ce qui fait d'un humain un humain, en un être accompli, autre chose, un être inaccompli ou partiellement accompli. Il y a déjà le fait que l'être initial n'a pas nécessairement la capacité de s'accomplir de la manière attendue par sa société : quelques efforts que puissent faire l'entourage d'un individu et la société, on ne fera jamais d'un mongolien, un “trisomique”, d'un autiste, d'un myopathe ou d'un infirme moteur cérébral un humain accompli, ils ont des particularités génétiques ou congénitales ou (pour certaines formes d'autisme) induites dans leur très petite enfance, avant deux ans, qui ne permettent pas que cela advienne. Ça n'empêche bien sûr pas que, si l'entourage et la société y travaillent beaucoup et bien, ils puissent atteindre à une large autonomie et vivre une vie accomplie, mais qui ne sera jamais “normale”, jamais tout-à-fait correspondante aux standards (pourtant assez larges et indéterminés) de la société. Sous un aspect, l'espèce est beaucoup plus tolérante que la société, sous un autre beaucoup moins. Du point de vue de l'espèce est humain tout individu admis comme “de sa famille” par un humain, ainsi, même un chien, une vache, un pigeon ou un hamster, ou un téléphone, une automobile, un galet, ou n'importe qui ou quoi, peut être “un humain”, sinon qu'hors humains généalogiques (dont le parent est un humain biologique) il n'y a pas de consensus et que plus cet “humain par contigüité” s'écarte de l'humain consensuel, moins il y aura d'humains consensuels pour l'admettre dans l'humanité.

Fondamentalement, les humains sont animistes et inclusivistes, ils tendent à considérer que tout objet a “une âme” et que tout ce qui a “une âme” est de la même espèce. Ils prêtent des intentions à tout objet, par exemple si ils se heurtent à un coin de table ils tendront à considérer ce choc comme une action intentionnelle de la table contre eux. Cette manière de décrire la chose est assez élaborée et dérive d'un trait commun à tous les êtres vivants, du fait qu'ils sont de leur point de vue un petit univers dans un univers plus large, tout autre objet de cet univers est a priori un univers et, comme tel, doté de conscience et capable d'initiative. Ce n'est qu'avec le temps et l'expérience qu'on apprend à différencier les entités réellement autonomes, les êtres vivants, et les autres, les êtres non vivants. Mais de notre expérience initiale reste cette tendance immédiate à prêter des intentions même aux entités dont nous ne supposons pas consciemment qu'elles en ont. Bien sûr, si juste après un choc contre un coin de table on tend immédiatement à percevoir une intention de la table, par ce qu'on aura appris de son expérience on tendra à voir les choses autrement et à considérer que c'est par sa propre action qu'on s'est trouvé dans la situation de se cogner à ce coin de table. Cela dit, soit par une compulsion propre, soit parce qu'on vit dans une société où l'animisme est admis ou encouragé, il se peut qu'on en reste au premier sentiment. Mais même dans les sociétés les plus dialectiques il y a souvent, implicitement ou explicitement, des attributions causales de type animiste. Par exemple, affirmant ou pensant que le gouvernement Rajoy a dit ou décidé ceci ou cela, je fais une erreur d'attribution, l'objet “gouvernement Rajoy” n'a ni volonté propre ni de capacité d'action. Si l'on est, disons, raisonnable, on sait qu'il s'agit d'une métaphore ou d'une métonymie, une simplification du réel qui facilite sa description et fait l'économie d'une explicitation de toute la chaîne d'événements ayant conduit à une certaine situation où les membres de ce gouvernement ont pris collectivement des décisions entraînant une nouvelle série d'événements plus ou moins prévisibles. Si l'on est moins raisonnable on peut alors tendre à considérer réelle l'existence ontologique de ces objets symboliques qui permettent de simplifier la description de la réalité, à croire que le gouvernement Rajoy est un être autonome, que l'Espagne est une personne et la Catalogne un de ses membres, ou que l'Espagne est une sorte de pieuvre qui enserre dans ses tentacules d'autres êtres et les dévore vivants. Où l'on en vient aux autres sortes de ratages.

Il y a trois grandes sortes de ratages qui n'ont pas pour cause une limitation physique, mentale ou fonctionnelle des individus, ceux non intentionnels, ceux intentionnels et ceux volontaires. Il n'y a pas de ratages involontaires en ce sens que tout ratage découle d'une volonté, ce qu'à la rigueur on pourrait décrire comme un ratage involontaire est le cas où un éducateur, par manque de compréhension du contexte, échoue dans une tentative d'humanisation sans que ça soit prévisible, mais en ce cas c'est un ratage non intentionnel. Comme exposé, une société est à l'origine le résultat d'une sorte de contrat entre pairs, qui décident de s'associer en vue de la réalisation d'un projet commun à long terme (idéalement, infini). Au début, ce qui les fédère est explicitement symbolique, le groupe va se donner un nom, genre par exemple “les Athéniens”, symboliquement “les enfants d'Athéna”, pour exprimer de manière synthétique, à la fois le but général du projet (mettre en œuvre une société qui se réalisera en conformité avec un ensemble de règles et de présupposés qu'Athéna symbolise) et le fait que dans le cadre de ce projet on agira “comme des frères et des sœurs”. Après quelques générations les motifs initiaux de cette coalition seront moins clairs donc moins évidents et de plus en plus de ses membres y participeront par routine et, soit sans vraiment adhérer au projet social devenu implicite donc en partie hermétique, incompréhensible, soit au contraire en y adhérant mais de manière animiste, en croyant réellement être “les enfants d'Athéna” et donc, qu'Athéna est un être réel, “notre mère à tous”.

J'abandonne cette question des ratages, j'en dirai brièvement quelque chose par après, il me semble que ce qui précède suffit assez largement. La situation est simple et le projet nazi en est l'illustration : dès lors qu'une part significative de la population d'une société analyse le contexte social au filtre d'une conception erronée de la réalité, il est assez aisé de l'amener à soutenir un projet irréaliste dont le but est de “revenir à la réalité”, manière de dire, réaliser ici et maintenant, concrètement, la partie symbolique du pacte qui unit la société. On peut supposer qu'une majorité d'Allemands et d'Autrichiens ne souhaitait pas ce qui advint entre 1932 et 1945, mais dès lors qu'une majorité acceptait comme réaliste le projet de rendre effectif un mythe, le reste en découlait presque nécessairement, sinon l'existence de cet être singulier, Hitler, qui par sa force de conviction permit cette configuration particulière d'emballement. Hitler n'est pas l'auteur ni le réalisateur de la chose mais le catalyseur, ceci dit non pour atténuer quelque responsabilité ni d'Hitler ni des Allemands, mais pour comprendre pourquoi un mouvement au départ assez similaire aux autres projets “totalitaires” de l'époque atteignit un tel paroxysme dans sa réalisation : normalement, un projet de type totalitaire vise surtout à permettre, comme disait à-peu-près Lampedusa, que tout change pour que rien ne change, mais parfois, par la conjonction imprévue de certains événements, tout change effectivement, et quelque volonté qu'en pourraient avoir ses initiateurs, il devient difficile de l'empêcher.

Les ratages, donc. À la base, le processus qui les provoque est de l'ordre de la normalité, plus précisément de la “normalisation”. Le temps passant, le taux de la population d'une société qui n'a qu'une adhésion routinière au projet social augmente jusqu'à un niveau où sa réalisation devient problématique. Il faut donc mettre en place des formes d'“humanisation” qui renforcent le sentiment d'appartenance à la société et la conviction que les choses sont “naturellement” ce qu'elles sont, faire qu'une part significative de ses membres adhère au projet et ne se pose pas trop de questions sur la manière de le réaliser. Ça renforce certes le caractère routinier de cette adhésion mais ça réduit le niveau de désinvestissement des individus, ils ne trouvent pas trop de sens à leur situation personnelle mais, d'une part ne parviennent pas à imaginer une autre situation, de l'autre considèrent que le fonctionnement global de la société est inéluctable, nécessaire. On passe progressivement d'une forme de conditionnement social dont le but est d'augmenter le niveau d'autonomie des individus à une forme qui vise au contraire à le réduire. Les ratages, disais-je, sont de trois types, ceux non intentionnels, sont ceux où, par manque de compétence des éducateurs, eux-mêmes adhérents routiniers du projet social et de ce fait ne discernant pas clairement le but de cette forme de conditionnement social, l'appliquent mal, ceux intentionnels où les éducateurs ont assez conscience des motifs de ce conditionnement et, ne partageant pas les buts de ses initiateurs et souhaitant favoriser l'autonomie de leurs pupilles, s'attachent à les faire s'interroger sur la pertinence et la validité de ce qu'ils leurs enseignent, enfin celle volontaire où les éducateurs sont favorables à ce type de conditionnement mais non au projet social global et vont ce ce fait s'ingénier à orienter ce conditionnement dans un sens qui favorisera leur propre projet de société.

“Loups solitaires” et “complots terroristes”.

Une société qui favorise le conditionnement social “routinisant” favorisera par là même les cas de ratages. Ce n'est pas tant la pratique même que l'interférence entre conditionnement socialement admis et validé et conditionnements / déconditionnements divergents qui induit la plus grande part de ces ratages. Dans une société très fermée aux influences extérieures on peut tolérer un taux assez élevé de ratages sans atteindre un niveau de désorganisation tel qu'il mette en péril sa cohésion, on a pu voir la chose au cours du siècle écoulé, 1917-2017, dans des entités politiques très larges comme l'URSS ou la Chine nationaliste puis dans celle communiste, on le voit encore dans des entités plus restreintes, Corée du Nord, Érythrée, et quelques autres, qui ont toléré ou tolèrent ce qui ailleurs amènerait à une désorganisation des structures politiques et sociales sans être mises en péril ; dans une société ouverte cette tolérance est très abaissée, on assiste à cela en ce moment même, en Espagne notamment où, dans d'autres circonstances (pour être précis, sous le franquisme), le problème catalan aurait été réglé bien plus vite et plus tôt en arrêtant et si nécessaire en assassinant plus ou moins légalement les fauteurs de trouble. Dans un contexte ouvert, Rajoy (c'est-à-dire, la faction socio-politique qu'il symbolise) est empêché d'appliquer une solution aussi simple et directe, de destituer et d'arrêter en masse ses opposants, d'envoyer la troupe, de révoquer les fonctionnaires douteux, et autres mesures coercitives violentes. Comme le lui a rappelé Donald Tusk, “président de l'UE” comme on dit parfois, qui « espère que le gouvernement espagnol privilégiera la force des arguments et non les arguments de la force », dans une société ouverte on ne résout pas une crise en provoquant une crise plus forte encore, ou pour le dire en termes thermodynamiques, on ne réduit pas un emballement en détruisant la cause de ce dysfonctionnement.

Formellement, une société très fermée est une société de sociétés à autonomie réduite, les sociétés secondaires n'ont aucune capacité à faire leurs propres choix et quand la tentation leur en vient, l'ensemble des autres sociétés, celle globale et celles secondaires, vont se coaliser pour arrêter le processus. Toute société large est nécessairement une coalition de sociétés sur deux axes, horizontal et vertical. Dans la société verticale on a “le haut”, les instances de pouvoir dans chaque sous-ensemble social global, les “corps intermédiaires” qui sont les organes de communication et de contrôle, les “fonctionnaires” qui sont les agents exécutifs de la société et “le peuple”, tous les autres membres de la société. Dans chaque société secondaire on a le même modèle organisationnel mais réduit, en interaction par son propre haut et par des organes secondaires de liaison avec chaque corps correspondant des niveaux intermédiaires dans les groupes globaux et souvent ceux des sociétés secondaires proches, “le peuple” étant censé ne communiquer, physiquement ou informationnellement, avec les sociétés limitrophes ou distantes que par le biais des instances de niveau supérieur. Je le dis parfois, décrire une structure est souvent complexe et pas toujours évident alors que les réalisations effectives sont très connues mais rendues invisibles dans leur structure par la routinisation : une société a nécessairement des dirigeants, des régulateurs (forces de l'ordre, administration, instances judiciaires et de conciliation...), une population et des frontières, et le franchissement des frontières est nécessairement contrôlé et limité. Mais comme on pense ou plus exactement on est conditionné à penser sa société comme un bloc, même constatant sa structure en “corps sociaux” assez ou très hermétiques, on ne la percevra pas explicitement, parfois implicitement, comme une société de sociétés. D'autant plus quand les organes de contrôle et de communication sont “invisibilisés”, non qu'on ne les voie pas mais on ne discerne pas leur structure, donc leur cohésion.

Jusqu'à récemment, en gros jusqu'au tournant des XIX° et XX° siècles même si dans beaucoup de parties du monde c'est plutôt jusqu'à la période 1945-1965, parfois au-delà, les organes de contrôle interne sont très visibles, parce que ceux de communication sont assez limités. Dans un pays comme la France l'octroi, c'est-à-dire le contrôle d'entrée et de sortie des biens et de ce fait, des personnes, est maintenu jusque dans les années 1940 dans certaines villes, la fin définitive intervenant, ce qui peut sembler de prime abord paradoxal, en 1943, donc au moment où, au XX° siècle, la France connaît le plus haut niveau de contrôle. Comme l'indique (wpf:Octroi|l'article de Wikipédia)), ce fut entre d'autres causes l'un des déclencheurs de plusieurs épisodes insurrectionnels ou révolutionnaires, dont celui de 1789 : lorsque, pour diverses raisons, la disponibilité de certaines ressources baisse, leur prix augmente et par ricochet le montant des taxes, qui sont indexées sur les prix du marché, qui à la fois contribue à hausser encore plus leur prix et à augmenter leur indisponibilité ; dans les années 1787-1789 ce fut le cas pour une denrée essentielle à l'époque, les céréales, ce qui entre autres facteurs provoqua plusieurs “émeutes du pain” durant ces années, dont la cible privilégiée était cet octroi. La raison pour laquelle ce type de régulation a progressivement disparu un peu partout (mais depuis le début de ce siècle elle tend à se rétablir) vient de ce que le contrôle est à la fois plus diffus et plus efficace. Le paradoxe apparent de la suppression de l'octroi en 1943 s'explique largement par le fait que l'État français rendit obligatoire la détention d'une carte nationale d'identité en 1940 et finalisa cela en 1943, ce qui réduisit la nécessité d'un système de contrôle interne de la circulation des biens et des personnes par l'établissement de frontières intérieures, de “barrières”. Les impôts et les taxes étaient dès cette époque prélevés à la source, centralisés et redistribués dans les territoires par l'administration centrale, et les personnes étaient en permanence à la merci d'un contrôle inopiné en n'importe quel point du territoire. Dans des sociétés comme l'URSS et ses satellites, ou encore de nos jours la Chine communiste, un système de passeports internes permettait, permet de savoir si une personne transite ou réside légalement dans telle partie du territoire, et bien sûr tout bien en transit ou en dépôt, dans ces entités ou dans n'importe quelle autre, est censé avoir un bordereau qui en certifie la licéité.

Je ne le précise plus trop, parce que ça me semble inutile le plus souvent, disons, je n'ai plus trop envie de m'ennuyer à prendre des précautions pour tenter d'éviter les possibles interprétations erronées depuis que j'ai une claire conscience que ça n'évite rien, que si les erreurs de rédaction sont de la responsabilité des auteurs, celles d'interprétation sont de la responsabilité des lecteurs et que, au contraire de ce qu'on croit souvent, toutes les précautions oratoires tendent à augmenter plutôt que réduire ces erreurs, je ne le précise donc plus trop mais je ne m'attache à aucune idéologie spécifique, mon arrière-plan est cette idéologie élémentaire, vous savez, les lieux communs, ne pas faire à son prochain ce qu'on ne voudrait pas qu'il vous fasse, la liberté des uns finit ou finit celle des autres, l'union fait la force, diviser pour mieux régner, aime ton prochain comme soi-même, si tu veux aider ton prochain ne lui donne pas un poisson mais apprend-lui à pêcher, à beau mentir qui vient de loin, l'habit fait le moine (oui je sais, le lieu commun est autre mais par constat j'ai pu voir que l'habit fait le moine), la nuit tous les chats sont gris, bref, la sagesse des nations, la sagesse populaire, la paille et la poutre, le bon grain et l'ivraie, tout ça... Dès lors si, me lisant, vous m'attribuez une quelconque idéologie politique ou religieuse qui s'écarte de cette idéologie de base vous ferez une lecture inexacte de ce texte. Non que ça m'importe tellement, je le disais précédemment, j'écris est surtout pour moi, pour mettre de l'ordre dans mes pensées, beaucoup de mes textes sont décousus non parce que ma pensée est confuse mais parce que je suis autant que possible le chemin habituel que la réflexion suit, on considère une certaine chose, on tente de la mieux comprendre et par étapes les choses se relient et “prennent du sens”, une manière commune de rendre explicite ce qui ne l'est pas ou ne l'est que partiellement. Bien sûr je pourrais, et cela m'arrive, “mettre de l'ordre dans mes idées”, tenter de rendre plus fidèlement dans mes écrits la cohérence de ma pensée, et cela m'arrive quelquefois (pour information, je supprime bien plus de textes ou de portions de textes que je n'en conserve) mais souvent ça ne m'intéresse pas, je trouve plus valable de donner à mes lecteurs l'idée de ma manière de cheminer dans mes pensées que de leur donner une version appauvrie et personnelle de ces pensées. Clairement, pour moi ce n'est pas ce que je crois, ou ce que je constate de la manière dont je le constate, qui importe mais bien plus le processus de mise en relation de données éparses pour en faire un savoir. Bon but en écrivant et en publiant mes écrits n'est pas d'exposer quelque vérité sur la réalité, je ne suis pas assez naïf pour imaginer que c'est possible, mais bien plus humblement de proposer à ma lectrice, à mon lecteur, de faire son propre chemin vers une certaine, disons, conscience claire des choses. Ce que je souhaite réellement, mais je doute d'y parvenir, est d'inciter mon lecteur, ma lectrice, à considérer la réalité non d'après ce qu'elle, il croit en savoir déjà ou selon la manière dont il, elle a l'habitude de le considérer mais en se dépouillant autant que possible de tout présupposé trop construit. Ceci pour vous inciter, si je parle de la réalité observable en citant des pays, des régimes politiques, des idéologies politiques, sociales, religieuses, à ne pas analyser mes propos au filtre de vos idéologies construites ou des miennes, mais en songeant aux structures réelles étudiées. Fin de l'aparté.

Je le dis souvent et l'ai probablement déjà fait dans ce texte, le cœur des sociétés c'est la communication. Des sociétés, des organismes, des cellules, bref, de la vie. Le terme ayant récemment tendu, comme d'autres (commerce, liberté, entreprise, solidarité, égalité – liste non close), à prendre un sens restreint, voire pour certains à changer de sens, je devrais peut-être dire “l'échange” même si celui-ci aussi commence à se spécialiser. Même si donc ils se spécialisent peu à peu, du moins les termes échange et échanger conservent l'idée de la réciprocité, échanger c'est effectuer une transaction (tiens ! Encore un mot qui a perdu en richesse de sens, et comme par hasard en faveur du champ de l'économie...), quand on fait un échange il y a réciprocité, les parties concernées donnent et reçoivent “quelque chose”, souvent un “quelque chose” différent de la part de chacun, parfois un même “quelque chose”, mais même pour un “quelque chose” différent les “quelque chose” échangés peuvent avoir un même nom, quand on échange des propos ou des biens dans le cas général chaque partie ne donne et ne reçoit pas le même “quelque chose”. Ce n'est pas absolu cependant, il y a aussi un bon nombre d'échanges de réciprocité dont le but général est de s'identifier, se confirmer ou s'établir comme étant “le même”, pour affirmer à la fois que chaque partie est bien celle qu'elle semble ou prétend ou dit vouloir être et que chaque partie est “comme l'autre”. Si je croise un semblable, l'un de nous dira un truc du genre « bonjour » et l'autre lui dira exactement la même chose s'il souhaite se confirmer comme semblable, sinon ne dira rien ou dira une chose qui le signale comme “non semblable”, genre « Je vous connais ? » ou « Avons-nous été présentés ? » ou « Mais moi j't'emmerde ! ». De fait il y a deux types d'échanges, ceux d'identification et ceux de transaction, dans le premier type on envoie un signal dont le but est d'établir une communication, dans le second on constate ou on considère que “la communication est établie” et on réalise une transaction.

Je l'ai déjà longuement exposé et détaillé, le moyen est le message.