Jusqu'à récemment je n'avais pas d'avis sur un ouvrage attribué à Ferdinand Destouche ou Destouches, me rappelle plus, de son nom d'artiste Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre. Il y a quelques jours j'en ai récupéré un exemplaire sur Internet, pour me faire une opinion. Comme ce n'est pas un ouvrage papier il ne m'est pas tombé des mains mais du moins m'est tombé des yeux, ou plutôt mes paupières sont tombées sur eux. D'un sens ça ne m'étonne pas, Céline m'ennuie, je le trouve soporifique, si j'avais des problèmes d'insomnie, ce que je n'ai que très rarement, je prendrais un Céline comme somnifère, sûr qu'après une à trois pages je m'endormirais. C'est ce qui me donne l'indice que, probablement, ce livre est bien de Céline : so-po-ri-fique ! Toujours pas d'avis sur l'ouvrage, d'un sens, pour ça il me faudrait le lire en entier, voire le relire, mais j'en suis incapable, de mon point de vue Céline aligne les banalités et les lieux communs, il n'a qu'un objet d'intérêt, lui-même, et de mon avis c'est un type insignifiant, une quasi nullité. Il a un don pour l'écriture, par contre pour ses sujets c'est autre chose, quand on s'intéresse avant tout à un type d'une ordinarité ordinarissime ça lasse. Ça me lasse. Il a parfois des fulgurances dignes d'un Antonin Artaud mais assez vite il revient à son sujet, et son sujet est d'une telle vacuité...

Cela posé, j'ai un avis sur Céline comme objet social. Le plus intéressant dans son œuvre est, disons, ses capacités d'observation et de restitution, certes ce qu'il observe est très restreint, lui-même en premier, ses proches, ceux qui parlent avec lui et ceux qui parlent de lui, ses activités et celles de ses proches, spécialement ses intimes. Une sorte d'ethnologue de l'intime, un “observateur participant” (même s'il participe mollement) dont l'objet est extrêmement limité et répétitif. De ce fait il nous informe moins par ce qu'il écrit que par les discours sur lui et sa littérature. Ce qu'il écrit est le plus souvent de l'ordre du truisme, de la vérité d'évidence, vaguement maquillé par des noms à peine transformés et de “mots pour des autres”, par exemple son emploi répétitif du mot “Juif”, le plus souvent “Juifs”, qui signifie chez lui “les pas comme moi”, autant dire tout le monde, divisés en “les bons Juifs”, ceux “pas comme moi” qui lui disent combien il est beau et aimable, et “les mauvais Juifs”, ceux “pas comme moi” qui lui disent combien il est laid et détestable, il nous informe moins par cela que par l'usage qu'on fait de lui et de sa prose.

Remarquez, un observateur neutre aura un avis différent sur qui sont les bons et les mauvais dans l'histoire, Céline a un problème évident avec la langue, qui se retranscrit dans ses écrits, il a du mal à comprendre ce qu'on lui dit, donne des valeurs non standards aux mots, un truc typique de cet ouvrage, dans son discours une femme qu'il considère désirable est une “danseuse”, du fait quand il parle de “danseuses”, parfois il s'agit bien de personnes de sexe féminin ayant une pratique professionnelle de la danse, le plus souvent non, et le plus souvent même pas des personnes de quelque sexe que ce soit ayant une pratique de la danse, c'est juste des femmes désirables. Céline nous informe donc moins par ce qu'il dit, au mieux délirant, souvent insipide, inodore, incolore, que par ce que l'on fait de lui, par exemple un instrument de guerre “antisémite”. Je ne sais pas si Céline était antisémite, en toute hypothèse il ne l'était pas et réservait sa détestation à tous les humains sauf lui et quelques “danseuses”, mais son emploi du mot “Juifs” pour désigner tout ce qu'il déteste et sa verve entraînante, pour qui s'arrête à la forme, était intéressante pour certains projets de l'époque. On le voit ces temps-ci avec Donald Trump, ce qui compte n'est pas ce que croit ou dit celui qui parle mais sa puissance de conviction, qu'il dise noir, blanc, vert, bleu ou rouge, ce qui convainc ses partisans n'est pas le propos mais la forme de conviction propre à Trump, celle qui s'accorde avec environ 35% des Étasuniens en situation de voter.


Souvent je me fais des petits scénarios, je parle à un interlocuteur imaginaire pour affûter mes arguments, c'est un travail d'acteur, d'improvisateur, on “répète la scène”, ça me permet de faire émerger des questions ou des affirmations utiles. Par exemple, je viens de me faire une sorte de sketch juste avant de rédiger ce texte, d'où deux questions ont émergé que, le cas échéant, je poserai à des personnes qui ont déjà émis des avis péremptoires à propos de Bagatelles pour un massacre, en bien ou en mal (souvent en mal et quand en bien, en parlant de l'Auteur, de l'Œuvre, du Style mais surtout pas du contenu). La première serait, vous avez lu l'ouvrage ? Ce sera oui ou non. Si oui, et vous en pensez quoi ? Si non, donc vous avez un avis sur ce que vous ne connaissez pas ? Jusque-là je n'avais pas d'avis sur l'ouvrage, maintenant j'en ai au moins un certain : croire que cette merde illisible écrite par un ringard impuissant et narcissique qui ne parle que de lui et de son Œuvre Sublime illustrée par des “arguments de ballet” d'une connerie sans nom puisse servir en elle-même à la “cause antisémite” est impossible. Ce livre illisible où tout le monde est soit un Juif, soit une Danseuse, avec comme seul individu singulier Céline, ne peut en aucun cas servir en lui-même cette cause, il ne peut servir que comme objet de débat, comme arme pour ou contre cette cause en tant qu'il sera un objet de débat, parce que si on se met à faire la critique de son contenu, si on débat de lui pour ce qu'il contient et non pour ce qu'il représente, cet ouvrage est inutile à quelque cause que ce soit.

Remarquez bien, mes questions n'auraient pas réellement pour but de savoir ce que sait et, sachant quelque chose de plus que son titre et le débat autour de ce titre, ce que pense “réellement” mon interlocuteur. Exemple, il me dit je ne l'ai pas lu. Bon, pas besoin de le lire pour savoir d'avance que c'est un brouet infâme, que ça dit tout et le contraire de tout et en plus dans un discours sans suite, une merde informe – pour information, l'ouvrage est aux deux tiers composé d'arguments de ballet incohérents et pour la moitié du reste, narre les tentatives infructueuses de l'auteur pour placer ces merdes auprès de producteurs ou de compositeurs, le reste étant une “introspection”, autant dire rien, faire de l'introspection quand on est nul ça ne donne pas grand chose... C'est du Céline. Donc, je ne l'ai pas lu. Et tu as une opinion dessus quand même ? Tu parles sans savoir ? Euh ben, tout le monde dit que... Ouais ben moi je dis que non, que ce n'est pas un pamphlet antisémite, que c'est une merde infâme qui dissuaderait même Léon Daudet de se dire antisémite s'il devait être mis dans le même sac que Céline. Oui mais non mais si tout le monde... Mais merde ! Pas tout le monde ! Moi je l'ai lu et je te certifie que ce n'est pas un pamphlet antisémite, c'est un texte illisible où Céline ne parle que de son nombril. Par contre il ne parle pas de sa quéquette parce que de ce qu'on en comprend il n'en a d'autre usage que pour pisser.



Allez ! Je prends des précautions, on ne sait jamais – en fait, on sait toujours –, si je ne le mentionne pas, et même en le mentionnant, j'anticipe de me faire accabler et pourvu de l'accablante étiquette d'antisémite, je tiens donc à dire que je ne doute aucunement de l'antisémitisme de Céline, ni ne doute que ce fut un infâme salaud, un collaborateur ignoble et un partisan jamais repenti d'Hitler et du nazisme, je dis juste ceci : faire la censure d'un tel auteur n'a qu'un seul résultat évident, le rendre disponible avant tout pour ceux seuls qui sont dans le même axe idéologique que lui. Que vaut-il mieux : le texte sec de ce torchon accessible au téléchargement à partir d'un site néo-nazi, ou le texte pourvu d'un appareil critique et utilisé en cours de littérature, de philosophie ou d'instruction civique et accompagné par une lecture informée dispensée par un enseignant ?



Bon, je vais au fond des choses : je suis moi-même juif.