J'évite de modifier les dates de création de mes discussions. Dans une des parties de ce site je l'ai fait par nécessité ou par contrainte : avec le logiciel qui me permet de publier ces pages, Tiki Wiki, le classement automatique des textes est déterminé par la date, et comme je souhaitais que ceux de cette partie apparaissent dans un certain ordre, j'ai du modifier ces dates. J'eusse préféré pouvoir faire autrement, par exemple pouvoir changer le critère de classement en fonction du numéro de publication, qu'une page soit la page numéro 1 ou 17 ou 53 n'a pas grande importance, qu'elle soit datée du 11 mai 2018 ou du 18 juin 2016 n'en a pas tant non plus d'un point de vue objectif ou subjectif mais d'un point de vue documentaire, si : que l'article du 11/05/2018 soit le 17 ou le 51, et l'article du 18/06/2016 le 51 ou le 17, l'information pertinente pour un chroniqueur est sa date de publication, son numéro d'ordre se déduisant alors de cette date. Une autre raison est personnelle et presque subjective : je ne me souviens pas toujours de l'ordre dans lequel j'ai débuté mes discussion et j'apprécie de pouvoir le vérifier, d'un point de vue documentaire ça me permet de voir la généalogie de ces discussions, de voir ce qui découle de quoi dans des textes aux contenus proches par la forme ou par le fond. Tout ça pour dire que la discussion actuelle, datée du 11 mai 2018 à 15h00 fut en réalité initié le 5 juin 2018 à 2h21 et sa date modifiée pour qu'il apparaisse après la série intitulé « Complots ». Incidemment, j'ai choisi cette date pour une raison sentimentale, elle correspond à mes jour et (approximativement) heure de naissance. Tiens, ça devrait donner du grain à moudre aux numérologues et aux astrologues. Amusant...


Désolé pour les numérologues et astrologues, l'heure est pifométrique, dans le récit de ma naissance, qui est le sujet d'une anecdote familiale amusante, elle intervient environ trois heures après midi mais les anecdotes amusantes arrangent souvent la réalité pour accentuer ce caractère plaisant et en outre je ne sais pas si les 15h de mon année de naissance sont ceux du “calendrier giscardien”, vous savez, avec les heures d'été et d'hiver, donc il se peut très bien que dans la réalité réelle corrigée de “l'heure allemande1” mon heure de naissance fut plutôt alentour de 16h ou de 17h. C'est que, pour un astrologue ou un numérologue l'exactitude des chiffres et des nombres est de très grande importance, selon qu'il soit numéroté 15 ou 16 ou 17 ou 666 un individu serait trrrrèèèèès différent, paraît-il...


Entrons dans le vif : cette discussion se relie à « Complots » pour la raison dite dans la petite introduction, ordinairement complot et conspiration sont des termes utilisés indifféremment, avec peut-être des nuances pour certains, dans le cadre de ce site et celui de ma réflexion générale sur les sociétés humaines ils ne sont pas assimilables et sur un certain plan, contradictoires. Voici ce que signifient ces mots selon le TLFi :

COMPLOT. subst. masc.
A. Dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l'intention de nuire à l'autorité d'un personnage public ou d'une institution, éventuellement d'attenter à sa vie ou à sa sûreté. [...] B.
P. ext. Projet quelconque concerté secrètement entre deux ou plusieurs personnes.
CONSPIRATION. subst. fém.
A. 1. Accord secret entre plusieurs personnes en vue de renverser le pouvoir établi ou ses représentants. [...] 2. P. ext. Entente secrète entre plusieurs personnes ou choses personnifiées.

On le voit, les différences sont mineures et subtiles, la conspiration est un complot dont le projet est restreint à “renverser le pouvoir établi”, l'acception “par extension” réduisant cette différence, l'autre différence principale étant dans le moment : la conspiration est surtout le moment où se fait l'entente secrète, le complot désignant plutôt l'ensemble de la séquence, depuis l'entente jusqu'à sa mise en œuvre. Dans les pages de ce site, conspirer ne requiert pas d'entente secrète ni même d'entente – comploter non plus, d'ailleurs, un complot peut résulter d'une entente secrète ou non, qu'il ne résulte pas d'une entente ou que celle-ci ne soit pas secrète. Dans les pages de ce site, la conséquence d'une conspiration est le renversement d'un pouvoir établi et non sa cause, en outre elle ne résulte pas d'une entente secrète, là aussi cause et conséquence sont inversées : une conspiration est, à son origine, publique, mais comme sa conséquence prévisible, en cas de réussite, est donc de renverser le pouvoir établi, ledit poursuit et menace les conspirateurs qui, s'ils veulent continuer leur conspiration, sont forcés à la discrétion sinon au secret. Pour exemple la Résistance : les premiers résistants ne le sont pas devenus par entente secrète mais par rejet, souvent public, de la situation nouvelle ; ils n'avaient pas spécialement comme projet le renversement du pouvoir établi (on le sait, une proportion non négligeable de ces premiers résistants avait au départ une opinion plutôt favorable sur Pétain et son projet explicite) mais par leur activisme et due la compromission entre le pouvoir établi et les forces d'occupation, menaçaient effectivement ce pouvoir, ce qui les força au secret. Dans le cadre de la Résistance il y avait aussi des projets complotistes, parfois antagonistes, et ce qui la réunissait transcendait tout projet politique ou idéologique particulier.

J'ai beaucoup glosé sur les complots, bien moins sur les conspirations, d'où ce texte, qui je pense sera beaucoup plus court. Je le classe dans l'ordre automatique après la série sur les complots parce que rédigé après cette discussion, et comme un lecteur a tendance à “lire dans l'ordre”, ce qui, pour un lecteur du français, signifie conventionnellement de haut en bas et de gauche à droite, je le place après « Complots » en escomptant que la lecture de ces discussions se fasse dans l'ordre de leur rédaction. Soit précisé, je ne compte pas faire ici quelque “révélation” qui serait “la clé” de je ne sais quoi figurant dans « Complots », par contre je compte poursuivre et préciser cette série, d'où ce classement.

De quoi sont tissés les rêves.

Une conspiration est un rêve, le rêve de l'unité retrouvée. Les rêves sont tissés du réel et de l'imaginaire, ainsi que du vrai et du faux. Un rêve est une sorte de tissu dont la trame est la réalité et la chaîne, l'imaginaire. Un rêve éveillé c'est le renversement de la toile, de ce fait la trame devient chaîne et la chaîne, trame. Dans un célèbre ouvrage, La Société du Spectacle, Guy Debord écrit ceci :

Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux.

Souligné par l'auteur. C'est la “thèse” numéro 9. Le texte est formé de paragraphes numérotés dénommés thèses par Guy Debord. On pourrait aussi parler de versets, son texte a des rapports formels avec le Coran ou la Bible, plusieurs chapitres formés de thèses de longueurs diverses, 221 au total, de la phrase courte, comme ici, à plusieurs pages, une certaine unité thématique mais une logique interne peut évidente. Je ne sais exactement quel but poursuivit Debord en composant puis en publiant ce livre, voici ce qu'il en dit dans une préface datée du 30 juin 1992, qui en est l'ultime commentaire puisqu'il est mort peu de temps après, cela délibérément, en se suicidant :

Il faut lire ce livre en considérant qu'il a été sciemment écrit dans l'intention de nuire à la société spectaculaire. Il n'a jamais rien dit d'outrancier.

Je l'indiquais dans « Complots » – et dans d'autres discussions –, j'apprécie peu les commentaires sinon ceux des auteurs des propos commentés, en ce cas ça constitue plutôt la continuation de ces propos que strictement des commentaires. Toute la préface de 1992 est un libre propos sur l'ouvrage tel que publié en 1967 et jamais modifié par après – comme le dit l'auteur dans cette préface, « Je ne suis pas quelqu'un qui se corrige ». Debord l'incorrigible... J'ai une opinion mitigée sur le livre et son auteur sinon sur un point, sa précision, ses discours ont souvent un aspect hermétique parce que, contrairement à quelqu'un comme moi, il va à l'os ou au plus à la chair, il dépèce et dégraisse, son hermétisme formel vient de ce que chaque mot est nécessaire et souvent il n'y en a pas de superflus. Ce que l'on peut donc dire, selon les termes même de l'auteur, est que son intention fut de nuire à la société spectaculaire. Il a en partie échoué en ce sens que La Société du Spectacle devint assez vite un des éléments du Spectacle mais quand on réfléchit sur le Spectacle, on ne peut pas vraiment s'attendre à autre chose : dans le Spectacle tout devient spectacle, y compris la critique du Spectacle. Mais même cet échec est une forme de réussite en ce sens que, même en recyclant le livre, en le recouvrant de commentaires qui voilent son propos, le Spectacle ne peut en changer la forme, donc tout lecteur qui le lira a la possibilité de lire ce qui est écrit sans avoir à tenir compte des commentaires autres que ceux de l'auteur. Bien sûr, comme tout écrit très dense il réclame une exégèse mais son existence sous la forme qui est la sienne à l'origine permet la seule exégèse valable, celle que chaque lecteur fera par lui-même et pour lui-même. Une pratique hébraïque dira-t-on, talmudique.

Ce qui va suivre n'est pas un commentaire et n'est qu'une exégèse possible parmi bien d'autres à propos de la thèse 9 : si dans le monde réellement renversé le vrai est un moment du faux, alors dans le monde réellement renversé le faux est un moment du vrai, dans le monde réellement non renversé le vrai est un moment du faux et dans le monde réellement non renversé le faux est un moment du vrai. Quel que soit le sens du monde, c'est-à-dire le sens dans lequel un individu le contemple, dans toute réalité polarisée chaque pôle est “un moment” de chaque pôle. Il y a peu, j'ai lu une discussion – et j'y ai participé – sur une affirmation concernant les pôles magnétiques et géographiques, à propos d'une affirmation sur le fait, en gros, que le “vrai” pôle magnétique sud correspond à peu de choses près au pôle géographique nord. Nous fûmes plusieurs à convenir que cette affirmation est vraiment fausse et que le vraiment vrai pôle magnétique sud est celui que chacun nomme ainsi par et pour lui, qu'il n'y a donc pas de vérité absolue en la matière et qu'en revanche, la vérité raisonnée et partageable, celle qui permet de se comprendre, consiste à dire par convention que le pôle magnétique sud correspond à-peu-près au pôle géographique sud aussi longtemps qu'il n'y aura pas eu inversion de polarité relativement au moment où les sud et nord géographiques ont été désignés ; après cela le sud magnétique ou géographique sera toujours au sud, pour des raisons d'intercompréhension, mais on pourra mentionner le fait que la polarité originale au moment de sa dénomination était inverse, avec la charge négative au sud et celle positive au nord, ce qui a son intérêt documentaire et son intérêt scientifique, mais dans l'ordinaire des choses mieux vaut continuer de situer le sud au sud et le nord au nord, par commodité, en tenant compte cependant que la réalité locale s'est significativement modifiée.

Le plus important dans la vie n'est pas de différencier le vrai du faux, les deux sont liés, tout au plus doit-on quand nécessaire les discerner, mais de différencier la réalité de la fiction, de ne pas croire par exemple que le vrai est réel et le faux irréel ou l'inverse, ne pas croire non plus au vrai et au faux en tant que réalités intangibles, définitives, ni même en tant que réalités, mais y croire en tant qu'instruments de discernement. On le sait, le diable est dans les détails, mais beaucoup ne savent plus ce qu'est le diable. Ce n'est pas une sorte de bonhomme tout rouge avec une grande fourche, une longue queue fourchue, une barbe fourchue, la fourche de deux cornes sur le front, à l'occasion une grande cape rouge, le diable est un concept, puis la désignation d'une personne qui agit pour provoquer une situation du type que pointe ce concept, et après seulement, tardivement, l'identification du mot à un autre mot, “démon”, qui lui-même a vu son sens se modifier, pour désigner un être symbolique personnifiant l'opposé d'un autre personnage symbolique, le premier associé au mot “mal”, l'autre au mot “bien”. Le concept original est “division”, “désunion”, “opposition”, la personne qui agit pour la division est le calomniateur, l'homme médisant, car médire et calomnier sème le grain de la division, mais ça ne s'associe pas au mal, on divise autant en semant le bien dans le mal que le mal dans le bien, médire, “mal dire”, n'est pas “dire le mal”, si du moins le mal existe comme réalité autonome, ce qui n'est pas prouvé, mais “dire mal”, ne pas tenir un propos pertinent dans un certain contexte. Si je dis que le pôle sud magnétique est du côté du pôle nord géographique je ne dis ni bien ni mal, ni vrai ni faux, par contre je sème la graine de la discorde. J'en parle dans « Complots » – ah zut ! Je me suis interrompu pour faire un peu de musique et du coup j'ai complètement oublié ce que je comptais écrire. Bon, je me relis un peu pour essayer de retrouver le fil du propos...

Perdu. Pas grave. Vu la longueur du texte (j'ai estimé ce que donnerait « Complots » si imprimé, et ça ferait dans les cent pages) j'en dis beaucoup, même si je me répète beaucoup dans cette discussion sur les complots et quelques autres chose. Si je l'affirme je dois probablement en parler dans « Complots », mais de quoi ? Mystère...

Le tissu de la réalité.

Remontant dans mon texte je vois que le titre de cette partie est « De quoi sont tissés les rêves », je me pense, reprenons le fil après ces digressions, décide de faire une sous-partie avec son propre titre, trouve celui-ci et à peine écrit la mémoire me revient, ce dont je parle dans « Complots » et que je comptais évoquer est justement ça, le “tissu de la réalité”. Vous avez du comme moi l'expérimenter souvent, quand on ne parvient pas à se souvenir de quelque chose et que ça ne revient pas assez rapidement, inutile de s'acharner. On “n'y pense plus” et, précisément sans y penser, sans chercher à y penser, précisément parce que l'on n'y pense pas, la mémoire nous revient.

La pensée... On croit souvent qu'elle est “dans la tête”, dans le cerveau, et c'est assez régulièrement le cas mais elle est partout, dans l'œil, dans la peau, dans la main, sur la page, parfois dans le cerveau mais ledit cerveau contient moins tant de pensées que d'unités d'analyse de la réalité qui, par calcul, produisent une pensée qui associe et résume les autres, celles dans l'œil, dans la main, sur la page...

Finalement, je laisse tomber la question du tissu de la réalité, abondamment discutée dans plusieurs autres discussions, pour traiter d'une question nouvelle – enfin, nouvelle pour moi en tant que rédacteur, par ailleurs elle a été abondamment traitée.

Le Grand Complot judéo-franc-maçon.

Pas entièrement nouveau pour moi, mais jusque-là c'était pour aller dans le sens de la raison raisonnable, “le Grand Complot judéo-franc-maçon ça n'existe pas”. C'est vrai et c'est faux. Comme tout discours bien sûr, puisque le vrai est un moment du faux.

Le faux de l'histoire, le principal faux, est “grand complot”, il s'agit d'une conspiration selon mon acception, et pas spécialement grande, moyenne plutôt, très moyenne. Que propose le judaïsme ? L'élection du peuple, le peuple souverain, “ni Dieu ni maître”. Dieu est là, ou n'est pas là, en tous les cas il ne s'occupe pas des affaires du peuple sauf si le peuple ne s'occupe pas de ses propres affaires, qu'il soit, comme certains le croient, ou ne soit pas, comme d'autres le croient, tout du moins les uns et les autres s'entendent sur un point, si les humains s'occupent de leurs affaires, que ce soit en “bien” ou en “mal”, Dieu s'efface, s'ils ne s'en occupent pas Dieu revient. Je ne crois pas qu'il y ait un dieu mais constate qu'en ces temps où les humains s'occupent assez peu de leurs affaires il revient en force. Et c'est dans l'ensemble un dieu vengeur. Quoi que différemment, le maître c'est un peu comme le dieu : moins on s'occupe de ses affaires plus il sera présent. La différence est ce que ça concerne, “Dieu” revient quand la société des humains délaisse ses affaires, “Maître” revient quand chaque membre de la société renonce à s'occuper de ses propres affaires. “Dieu” est le garant de l'unité, “Maître” le garant de la solidarité, tant que les deux sont là, à juste proportion, le dieu s'efface et chacun est son propre maître Ceux qui y croient et ceux qui n'y croient pas gardent un œil sur le dieu car pour tous le retour du dieu est mauvais signe. Pour ceux qui y croient sa présence intime, en eux-mêmes, est souhaitable, mais non entre les humains, pour ceux qui n'y croient pas ils ont aussi leur, que dire ? Leur foi ? Un truc du genre. Plutôt leur religion, ce qui rassemble de nouveau et lie de nouveau, l'unité de la société n'est pas un donné et doit sans cesse être remémorée : la foi, la confiance, fonde l'unité et le lien, la religion renouvelle sans cesse la foi. Paradoxalement, perdre la foi c'est provoquer le retour du dieu, qui ne revient que quand on l'oublie pour dire que si on veut qu'il s'efface on ne doit pas l'oublier, qu'on doit garder la foi.

Le maître c'est le diable, le semeur de discorde. Le diable n'est pas le maître mais quand le diable, la discorde, est là, il permet au maître de prendre le pouvoir sur les membres de la société. Pour éviter cela on doit régulièrement refonder la concorde. Une méthode inventée ou réinventée par les Hébreux fut le jubilé : tous les sept ans on “règle les comptes”, les dettes sont acquittées ou annulées, pour éviter que certains membres de la société soient les obligés à vie d'autres membres.

Les francs-maçons ont une autre approche, la question du dieu et du maître est secondaire, la question qui importe est celle de l'unité et de la concorde, leur “ni Dieu ni Maître” part du point de vue qu'il n'y a pas considérer ces notions quand on discute des affaires publiques ou qu'on agit dans la société. Cela posé, ils ne peuvent méconnaître que la discorde et la désunion revivifient le dieu et font émerger le maître. Que faire alors ? Rien. Du moins, rien qui n'aille dans le sens de l'unité et de la concorde. Disons, je participe d'un groupe fondé sur le projet de produire des tintouins et où tous les membres sont des égaux, des, comme on dit, “sociétaires”, ou des coopérateurs, donc basé sur l'unité et la concorde. Au départ, chaque membre a une part, quel que soit son apport initial. Aussi longtemps que le groupe reste lié, et aussi longtemps qu'il dégage un profit, celui-ci est divisé en trois, le dividende qui est réparti également entre les membres, une part une portion, l'investissement qui permet l'amélioration ou l'agrandissement de l'outil de production, la réserve qui est à la fois une augmentation du capital social et un fonds de garantie mutuelle. Le temps passant il peut se produire deux dérives, non exclusives d'ailleurs : les fonctions de contrôle et de régulation2 sont toujours remplies par les mêmes sociétaires, un groupe restreint de l'ensemble, qui pour cela touchent des “jetons” prélevés sur les fonds destinés à l'investissement ou à la réserve ; quand un sociétaire quitte le groupe, outre qu'il reçoit une portion de la réserve à proportion de son apport initial, rend sa “part sociale”, et si au début elle est annulée ou transmise à un nouveau sociétaire, peu à peu s'instaure l'usage de la “vendre”, de la céder à un autre sociétaire pour une valeur équivalente à la valeur de la réserve divisée par le nombre de parts, puis s'instaure l'usage de la vendre à quiconque, sociétaire ou non. Quand la dérive devient trop importante, certains sociétaires réclament une assemblée générale pour discuter du problème et le résoudre. Problème, d'une part les “régulateurs” ont fait au cours du temps entériner des règles qui prises une à une semblent de bon sens mais qui, prises ensemble, confortent “réglementairement” leur position, de l'autre, et bien les sociétaires ne sont plus égaux, certains disposent de beaucoup de parts, n'ont pas trop envie que les choses changent, et comme le principe de l'assemblée est “une part, une voix”, bien que minoritaires en nombre d'individus, ils forment une forte minorité ou une majorité en parts. Une assemblée générale ne réunissant jamais tous les sociétaires, et les décisions ne pouvant être validées que par les présents, ceux détenant personnellement le plus de parts, qui ne manquent jamais de venir à l'assemblée, obtiennent toujours la majorité des voix. Que faire ? Rien. L'unité et la concorde sont nécessaires au bon fonctionnement d'une société, quand elles sont là il n'y a rien à faire, quand elles s'affaiblissent il est vain de vouloir les rétablir sans le consentement de la majorité, si elles n'y sont plus, la société se défera, et l'on règlera les comptes.

Savez-vous ? Les francs-maçons, on les trouve partout dans la société, en petit nombre mais partout, dans les partis de gauche, du centre et de droite, dans les syndicats conservateurs, réformistes et révolutionnaires, chez les patrons et les ouvriers, chez les curés et les bouffeurs de curés, chez les pauvres et les riches, partout... Comme les Juifs et comme les protestants – en France, ailleurs les catholiques feront minorité – et plus largement tous les minoritaires. D'où un sentiment, pour “la majorité” ou du moins certains membres de cette majorité, de Grand Complot, quels que soient les groupes ressentis comme comploteurs. C'est faux bien sûr, on ne naît pas franc-maçon, ni Juif, ni protestant, ni quoi que ce soit, on le devient. Un complot est mené par un groupe d'intérêt, et quel peut être l'intérêt commun autre que l'unité et la concorde entre un sociologue périgourdin socialiste, un tourneur-fraiseur berrichon “insoumis”, une chef d'entreprise bordelais “en marche” et un artisan plombier calaisien qui tous seraient francs-maçons mais de diverses obédiences ? Ils ne complotent pas, ils conspirent : chacun vit sa vie et suit son chemin, et chacun tente à son niveau et selon ses moyens, d'agir en faveur de l'unité et de la concorde. Les conspirateurs sont gens patients et confiants, ils savent qu'aucun levier ne soulèvera aucune montagne mais que des milliers ou des millions de souris peuvent la percer de milliers, de millions de trous, et chaque trou additionné à chaque trou ça fait tomber les montagnes, et bien sûr ils savent que quand une société est trop immobile ou trop agitée, viendra toujours le moment de rupture, où l'on pourra enfin chercher une autre voie, sans certitude de la trouver mais sans plus personne pour dire, il n'y a qu'une voie.

Donc, les francs-maçons, ou les Juifs, ou les trotskistes, ou les libertaires, sont partout et bouffent à tous les râteliers. Tout le monde bouffe à tous les râteliers parce qu'il faut bouffer, alors un râtelier en vaut un autre. Les francs-maçons, les Juifs, les trotskistes, les libertaires prennent les meilleures places ? D'une part c'est faux, seuls sont qui sont aux meilleures places prennent les meilleures places, et il y a beaucoup plus de francs-maçons, de Juifs, de trotskistes et de libertaires que de bonnes places, de l'autre il est vrai que, pour minoritaires soient-ils, les francs-maçons et compagnie sont plus nombreux aux meilleures places que ce qu'ils représentent en proportion de la population générale, ce qui est logique : quand on est minoritaire on ne peut pas agir beaucoup sur la société, si on est à ces supposées meilleures places, son action sur la société en est décuplée, centuplée, mais à la seule condition que les autres membres de la société consentent à agir en son nom, comme on est minoritaire on ne peut les mobiliser que par la raison et la conviction, et non par la manipulation et la coercition, qui demandent beaucoup de ressources, enfin même si on ne peut pas trop agir, au moins on peut vivre confortablement, pourquoi s'en priver ? Je vais vous dire quelque chose d'incroyable : au cours du XX° siècle quatre hommes eurent une action puissante et durable en tant que chefs de l'exécutif, le premier et le dernier ont eu à faire face à l'opposition de leurs opposants mais aussi de leurs supposés partisans, les deux autres ont eu des mandats assez courts et assez difficiles, le premier, Clemenceau, est venu de la gauche radicale et libertaire (mais non anarchiste ni libérale) et fut jusqu'à la fin détesté pour son intransigeance, le dernier, Rocard, lui aussi passé par l'extrême gauche, était protestant, les deux autres, Blum et Mendes-France, étaient juifs et, en toute hypothèse mais en toute probabilité, s'ils n'en furent du moins eurent-ils des accointances avec la franc-maçonnerie. Je ne vous ferai pas la liste de tous les protestants et francs-maçons, honnis en leur temps, qui ont laissé leur nom dans l'Histoire non pour ce qu'ils furent mais pour ce qu'ils firent, spécialement en matière de lois sociales, et qui furent nombreux. Et je ne vous ferai pas la longue liste des “bons Français bien de chez nous” qui n'ont laissé que regrets amers et honte après leur passage au pouvoir.

Ceci pour dire que les conspirateurs n'ont que dédain pour la médisance et la calomnie, tout ce qui leur importe est de se respecter, donc de respecter les autres, quoi qu'ils pensent. Le diable est dans les détails : qu'un humain fasse cent actions bonnes et une mauvaise, s'il est trop visible ou trop éminent, on ne jugera dans l'instant que cette action, ce qui l'indiffère s'il se respecte, le temps oublie les calomniateurs mais non ceux qui furent calomniés ni que ce fut une calomnie. Sinon deux ou trois qui se signalèrent éminemment par leur vilenie, qui se souvient des plumitifs qui éreintèrent Roger Salengro ?

Le tissu du rêve et de la réalité.

Pour vivre il faut rêver sa vie. Les rêves ne sont pas faits pour se réaliser mais la vie ne se réalise pas sans rêves. Quelle curieuse pulsion a-t-elle poussé un jour un assemblage hasardeux de molécules à se mouvoir de son propre mouvement ? On peut avoir toutes les explications, de la plus téléologique à la plus stochastique, ça ne change rien : une fois qu'au moins une entité se mut de son propre mouvement, la conscience de soi était là, donc la vie, donc la volonté de préserver et continuer ce mouvement et ce sentiment. Que sait un individu nouveau de l'univers ? Rien. Tout est à découvrir. Pour se mouvoir et préserver son mouvement il faut rêver l'univers, rêver qu'il y a “quelque chose plutôt que rien”. Quoi qu'on rêve, ça ne sera pas la réalité mais si on ne la rêve pas, comment la découvrir ?

La toile de l'univers n'est pas un concept réel en soi, je trouve cette hypothèse efficace mais la sais dépendante de ce qu'on se représente de la réalité, que l'on ne peut jamais observer dans sa totalité – au-delà du discours ancien de la philosophie et de la théologie qui chacune à sa manière expliquent cela, depuis le début du XX° siècle la science donne une base solide à ce sentiment ancien, on ne peut jamais voir le réel dans sa réalité, chacune à sa manière aussi la relativité générale et la mécanique quantique disent cela : on ne peut pas à la fois observer un objet et son mouvement, un état et une action. En tout cas et pour un individu l'univers est un tissu, la trame est le réel, la chaîne le rêve, la rencontre des deux n'est ni la trame ni la chaîne, ni le rêve ni la réalité, mais ce qui tisse le rêve et la réalité, qu'on nommera l'univers. Le “monde renversé” de Debord est précisément ce moment, qui peut être long parfois, où on prend la trame pour la chaîne et réciproquement, la réalité pour le rêve et réciproquement.

Quoi que j'en aie dit, la formule “dans le monde réellement renversé le vrai est un moment du faux” n'est pas vraie mais elle est juste : prenant la réalité pour le rêve, le rêve n'en devient pas pour ça la réalité, on est alors dans le faux généralisé et de ce point de vue, le vrai n'est qu'un moment du faux. Encore une fois ce n'est pas un commentaire mais une exégèse, non ma manière d'expliquer la sentence mais ma manière d'appuyer mon discours sur une phrase riche de toutes ses virtualités. Presque tous les dimanches j'entends sur France Culture l'émission “Questions d'Islam”, un peu plus tard le service religieux protestant, puis l'émission “judaïque” – en fait, talmudique, comme le dit son titre –, puis la messe catholique, puis une émission d'actualité ; selon les cas, on a droit à du commentaire et on n'y apprend rien, ça mélange la paraphrase et les lieux communs, ça masque ce qui est censément dévoilé, certaines on a de l'exégèse et là c'est autre chose, l'exégète ne ferme pas mais ouvre, n'élucide pas mais interroge. J'ai beau être incroyant, je ne néglige pas les enseignements des religions. Ma préférence va à Questions d'Islam et Talmudiques, précisément parce qu'assez souvent on y questionne sans chercher à répondre.

Inspirer, expirer, respirer, conspirer.

Qu'est un conspirateur ? En ce début de juin 2018, un conspirateur est une conspiratrice. Non parce que c'est vrai ou réel mais parce que c'est nécessaire. Parce que quand le faux et le vrai se confondent il faut rêver l'univers, le monde, la vie et soi-même. Femme, homme, ce sont des rêves, toute vie est un rêve, et les rêves ne sont pas fait pour se réaliser, si on se prend à croire que la vie est la réalité, alors on prend son rêve pour la réalité, or la réalité est toujours plus puissante que la fiction et si l'on confond trop les deux elle a de bonnes chances, ou un mauvais risque, de se rappeler à soi avec brutalité. Par exemple, dire que “la femme est l'avenir de l'homme” c'est joli, c'est plaisant, mais c'est faux : la femme est l'homme, son passé, son présent et son avenir, l'homme est la femme, son passé, son présent et son avenir. Parfois, une société doit être “homme”, parfois “femme”, quand elle doit être “femme” il est judicieux de se rêver “femme”, et de se réaliser humain.

Je l'ai assez spécifié par ailleurs, objectivement et subjectivement je n'ai pas de penchant pour l'un ou l'autre aspect des processus sociaux majeurs, que je traduis ici en termes de complots et de conspirations. J'apprécie beaucoup les concepts de “yin” et de “yang” et leur donne les valeurs “statique” et “dynamique” – savoir quoi est quoi, je ne me rappelle jamais et ça importe peu, un mot est un mot, disons, “yin” = “statique” et “yang” = “dynamique”, ce qui importe est l'image : il y a du statique dans le dynamique et du dynamique dans le statique, et l'ensemble se meut, parfois le statique domine, parfois le dynamique domine, et toujours il y a du yin dans le yang et du yang dans le yin donc jamais l'un ne domine, il apparaît plus que l'autre, voilà tout. Je privilégie ces temps-ci la conspiration, parce que ma société est trop dynamique à mon jugé, comme en France et dans bien d'autre lieux on tend à associer dynamisme et masculinité, statisme et féminité, bien que me voyant et me pensant homme je me dis femme, parce que les temps le veulent.

Conspirer c'est respirer avec. Être dans le même souffle. Mais sans excès. Ce qui me fait vivant est le contraste, la petite différence de mouvement entre le reste de l'univers et moi qui me singularise. Ce qui me fait moi est la petite différence entre tout autre individu et moi. Mais pour rester ce moi je ne dois pas accentuer cette différence à l'excès. L'harmonie entre individus n'est pas la monophonie mais la polyphonie ; trop de polyphonie et c'est la cacophonie, la dysharmonie puis la dissonance, la rupture, trop de monophonie et c'est la fusion puis l'indifférenciation, la confusion. L'harmonie n'est pas l'unisson et doit faire naître des harmoniques, ces différences et ces contrastes dans la similarité nous font nous reconnaître à la fois semblables et différents.

Les deux totalitarismes du XX° siècle vont à ces deux extrêmes, la tendance “fasciste” met en avant les différences, celle “communiste” les similarités, l'une et l'autre épuisent leurs sociétés par excès de différence ou de similarité. Mais l'orientation de départ n'induit pas l'intention qui découle des moyens : l'Espagne franquiste et l'Allemagne nazie étaient “fascistes” mais par choix ou par nécessité ou par un mélange des deux, la première tendit à la similarité par réduction des différences, la seconde par élimination de ces différences. Le problème des “communismes” est autre, elles ont l'intention première de réduire les différences, c'est donc une fin, non un moyen, la philosophie implicite des “fascismes” est quelque chose comme “tous les moyens sont bons”, celle des “communismes” étant “la fin justifie les moyens”. Dans l'effectivité des choses ces deux philosophies conduisent à des politiques équivalentes puisqu'elles ne cherchent pas l'adéquation entre fins et moyens ou plus précisément, ne perçoivent pas qu'une fin est un moyen et un moyen une fin : si on vise une certaine fin, le moyen qui y mène est nécessairement cette fin même, si on use d'un moyen il sera sa propre fin, quelque fin que l'on espère. Pour exemple, je suppose sans le certifier que l'intention affichée du régime franquiste était, disons, réelle, une société d'ordre dont les membres sont des “semblables”, tous la même identité, la même idéologie, la même religion, etc. Puisqu'au départ le problème à résoudre est l'émergence des différences, on a donc des membres “plus semblables que d'autres” et on s'appuie sur eux pour transformer les “moins semblables” des “plus semblables”, on mobilise alors les ressources disponibles en faveur des “plus semblables” initiaux, ce qui accentue nécessairement les différences, y compris parmi les “plus semblables que d'autres”.

Sans développer, toute tentative de réduction ou d'augmentation des différences qui sépare les fins et les moyens est vouée à l'échec. Avec ce problème qu'on ne fait pas d'erreur de ce genre sans casser des humains, physiquement (en les excluant ou en les tuant) ou moralement (en contrariant leur progression ou en négligeant ou réduisant les comportements “déviants”).

Convergence des divergences.

Et réciproquement. Dans l'absolu les tendances conspirationnistes, donc dont le but est la réduction des différences, sont moins dommageable à une société et à ses membres que celles complotistes dont le but est la séparation, qui donc vont souvent tenter d'exclure ceux des membres de la société qui apparaissent trop différents : exclure les différences est une tâche sans fin puisque tous les individus sont différents, réduire les différences est une tâche inutile puisque nous sommes tous des semblables. Dans le relatif, ça dépend à la fois des moyens et des ressources, les ressources induisant souvent le choix des moyens. Les cas du franquisme et du nazisme illustrent la chose pour le complotisme : l'Allemagne part d'une situation où les ressources réelles sont assez importantes, l'apparent dénuement de la société étant assez artificiel, les groupes de pouvoir, par choix ou par contrainte, “organisent la rareté”, soustraient au corps social une part importante de ces ressources, de ce fait quand les nazis prennent le pouvoir, en un premier temps ils peuvent sans problèmes “relancer la machine” en dépensant une part importante des ressources disponibles ; à l'inverse, l'Espagne de 1938-1939 est dépourvue en tout et, aurait-elle voulu faire d'autre manière, est conduite à une politique relativement modérée par impossibilité d'en mener une nettement plus radicale. Je sais que dire de l'Espagne franquiste qu'elle fut relativement modérée peut étonner, or je le constate : après la phase initiale (guerre civile puis premiers temps du régime) assez violente et meurtrière, elle ne procéda pas à des massacres de population les trente et quelques années suivantes et s'acheva sans trop de heurts. En un apparent paradoxe, pour le conspirationnisme l'effet est plus grave et rapide quand les ressources manquent : quand on tente d'égaliser on le fait nécessairement “vers le bas” en ce sens qu'on cherche certes à hausser les plus bas mais on abaisse les plus hauts pour les faire tous converger vers la moyenne, or la moyenne se situe toujours plus du côté du bas que du haut ; quand les ressources sont rares, on abaisse celles provenant des populations les plus hautes sans élever significativement celles provenant des plus basses, ce qui réduit encore le niveau de ressources ; la “machine à réguler” devant élever son niveau de ressources pour maintenir son système, le niveau réel de ressources pour la population générale baisse, et baisse de plus en plus vite – voir le cas du Cambodge sous les Khmers rouges où le temps passant même les auxiliaires de la structure de pouvoir sont en majorité tombés en-dessous du seuil de survie par manque généralisé de ressources disponibles.

L'idée qu'une réduction des inégalités tendrait mécaniquement à appauvrir une société est fausse, bien sûr, autant que celle qu'une augmentation des inégalités appauvrir toujours les pauvres pour enrichir les riches, c'est une question de proportion et d'équilibre, et bien sûr de procédures de régulation des inégalités, à quoi s'ajoute la manière dont on décide de réaliser un certain projet. Quoi qu'on fasse, il y a toujours à la fois du mouvement et de la stabilité, et une tolérance vers l'un ou l'autre aspect : si me déplace, il y aura plus de mouvement que de stabilité, si je reste statique plus de stabilité que de mouvement, si je me déplace vite je gagne en mouvement et perds en stabilité, si je répartis ma masse sur une surface large je gagne en stabilité et perds en mouvement, en-deçà d'une certaine quantité de mouvement mon mouvement propre cesse, au-delà d'une certaine quantité de mouvement mon énergie propre s'épuise ou se disperse, dans les deux cas je cesse de vivre, d'avoir mon propre mouvement. Une société idéale reste dans des écarts de mouvement et de stabilité qui augmentent indéfiniment son potentiel de préservation mais l'idéal est un rêve donc une telle société est irréaliste. Une société moyenne limite autant que se peut les écarts, pour rester à-peu-près dans la moyenne, reste qu'une société est comme tout autre individu, il est des circonstances où on doit dépasser ces écarts en vue de se préserver, accélérer ou ralentir, si possible sans excès mais ça n'est pas toujours possible. La chose étant que, dépasser les écarts est possible, dépasser les limites impossible. Une société qui croit ou dont on croit qu'elle “dépasse ses propres limites” fait autre chose. La question étant alors de savoir ce qu'elle fait réellement. Outre qu'être, entre autres choses, un individu, un écosystème et un organisme, une société est un univers – ce qui est le cas de tout individu. Soit précisé, en ce sens un écosystème tel qu'on l'entend ordinairement n'est pas strictement un individu.

Un “univers” est une entité “polarisée”, qui a donc deux extrémités opposées et semblables, l'une qui est le pôle “moins”, l'autre qui est le pôle “plus”, l'une qui est du côté de la stabilité, l'autre du côté du mouvement. Opposées et semblables, car le “sens du mouvement” est conventionnel. Exemple simple, si je postule que le pôle arctique est le pôle “nord” et que j'associe le nord et le mouvement, alors “le sens du mouvement” est “vers le nord”. Or, je peux aussi bien me déplacer vers le sud que vers le nord. Si, à un certain moment, j'ai fixé le nord vers l'arctique, c'est circonstanciel : ma position sur la surface du globe est plus proche ou plus distante de l'arctique que de l'antarctique, mon mouvement initial va vers ce pôle, donc “le nord” c'est l'arctique. J'en parle dans « Complots », j'ai participé récemment à une discussion sur le rapport entre pôles magnétiques et géographiques, certains tiennent que le pôle magnétique sud est du côté du pôle géographique nord, d'autres que les deux pôles de même direction sont du même côté. Le fond de l'histoire est une affaire de systèmes conventionnels différents. Dans ce cas-là ça ne prête pas vraiment à conséquence, il s'agit de discussions formelles, de jeux de l'esprit, qui peuvent parfois résulter en des confrontations verbales acerbes mais sans plus. Quand il s'agit de querelles effectives, de savoir si la société doit se déplacer “du nord au sud” ou “du sud au nord”, aller vers la stabilité ou vers le mouvement, ou bien se mouvoir ou se stabiliser “vers le nord” ou “vers le sud”, c'est autre chose. Bon, j'ai pris ces notions géographiques, si on les remplace par des notions considérées aujourd'hui comme valides, “gauche” et “droite”, “révolution” et “réaction”, ça apparaît beaucoup plus raisonnable que de parler de nord et de sud, or c'est aussi, ou aussi peu, pertinent : fut un temps où la question de se tourner vers l'est ou vers l'ouest ou vers le sud pour, disons, célébrer la société, pouvait constituer un choix vital, ou létal. Remarquez, ça l'est encore, par exemple les “occidentaux”, donc “à l'ouest”, ont des problèmes relationnels avec les “orientaux”, donc “à l'est”, et aussi, on n'a pas la même considération envers les pays “du nord” et “du sud”.

Tiens ben, excellent exemple pour comprendre mon propos : le continent géographiquement le plus au sud, l'Australie, est un pays “du nord”, en revanche la Chine qui est globalement aux mêmes latitudes que les pays d'Europe, est “du sud” ; de même, le Japon, qui est le plus à l'est des États du continent eurasiatique dont l'extrémité la plus à l'ouest est le lieu d'où se détermine l'est et l'ouest géopolitiques, fait partie du “bloc occidental”, à l'inverse le Maroc (en arabe Maghreb, c'est-à-dire Ouest) est “oriental” mais plus à l'ouest que la grande majorité des pays européens, pourtant “occidentaux”. De l'autre bord, si je vais toujours vers l'est en partant de la France, au bout de 25.0000 à 30.000 kilomètres j'accosterai la France, qui sera donc à l'est. Si je vais vers le sud, après 39.000 kilomètres la France sera au sud pour moi. Nord, sud, positif, négatif, droite, gauche, tout est affaire de convention. Si on se met à croire que c'est réel et que ce qui est “bon pour la société” est toujours “occidental” ou “de gauche”, le jour où on se confronte à soi-même mais à l'opposé de “ce qui est bon”, se reconnaîtra-t-on ? Le principe de l'illusion, qu'elle vienne de soi ou qu'on la subisse, part de cette confusion entre convention et réalité.

La Société de l'Illusion.

J'ai une grande réticence à user de majuscules pour des concepts ordinaires, ici c'est juste une référence ironique à La Société du Spectacle, l'illusion pour moi correspond assez au Spectacle pour Debord. Lui avait une certaine nécessité à doter son concept d'une majuscule pour qu'on ne le confonde pas au concept ordinaire de spectacle, pour moi ça va, mon propre concept d'illusion, bien que jouant une fonction particulière dans mon appareil conceptuel, correspond à l'acception ordinaire, est illusoire ce qui a l'apparence de la réalité sans en avoir la substance. L'illusion est dans l'œil ou l'oreille ou sous la peau ou, in fine, dans le système nerveux central de qui la subit, et non dans la réalité. Comme tout ce qui existe, l'illusion est réelle en soi, en revanche son interprétation ne l'est pas. Le cas le plus simple et le plus évident me semble le mirage, une “illusion naturelle” : il s'agit d'un “effet miroir” ou d'un “effet lentille”, à un certain endroit une partie de l'atmosphère se polarise inversement à l'atmosphère environnante et selon le cas reflète une portion de réel proche (effet miroir) ou projette à distance une portion de réel (effet lentille). Quand l'effet lentille est redoublé on peut parler d'“effet prisme”, l'image est inversée deux fois et de ce fait “remise à l'endroit”. Certains mirages sont une combinaison des deux effets, le premier mirage est un miroir ou une lentille, le second une lentille ou un miroir, le plus souvent ce type de mirage est d'abord un miroir en altitude (juste en dessous d'une zone nuageuse) relayé à distance par une formation lenticulaire – c'est le principe d'un appareil qui n'est plus guère d'usage, le rétroprojecteur : on éclaire une surface, reflétée par un prisme et l'image est relayée par une lentille ; le rétablissement étant partiel on place l'image à refléter “à l'envers” (le haut vers le bas) pour une projection “à l'endroit”. Oui, enfin, ces histoires de à l'endroit et à l'envers sont affaire de conventions...

Une société de l'illusion perçoit la réalité indirectement et à l'envers. Ce qui est le cas de toute société mais une société “réelle” tient compte de cette particularité, le fait qu'un individu perçoit toujours la réalité indirectement et à l'envers. Par exemple, pour prendre un individu de votre genre et du mien, ce que notre œil perçoit et transmet au système de traitement des signaux est une image inversée de la chose perçue, comme le fait tout système lenticulaire, et c'est au niveau du système de traitement qu'entre autres corrections cette image est de nouveau inversée, “mise à l'endroit”. Ce que ne font pas tous les individus. En soi ce n'est pas important, ce qui compte n'est pas la manière dont l'image se forme dans le système de traitement mais sa régularité et sa convergence avec d'autres sensations. Si le sous-système oculaire ne fait pas le rétablissement et que d'autres systèmes corrélés (sens de l'équilibre, toucher...) le font ça provoque des perturbations perceptives, le système nerveux central reçoit des informations contradictoires aux autres sous-systèmes sensoriels. Cela dit, un individu peut s'y faire et tenir compte de ces contradictions. Ce qui n'est pas toujours le cas d'une société. Un individu comme vous et moi est une monade, « une structure complexe et fermée » nous dit Wikipédia ; à un certain niveau, une société est une monade, à un autre, non : en tant qu'individu, qu'organisme, il s'agit bien d'une structure complexe et fermée, en tant que collection d'individus c'est un ensemble informel et ouvert. L'illusion sociale s'installe dans cet écart.

Illusion de fait et illusion de droit.

La vie est un songe, vivre est un fait. Quand on imagine accomplir une action on la réalisera plus ou moins comme imaginé, souvent moins, parfois plus, rarement comme imaginé, en tous les cas la réalisation effective, “réelle”, correspond rarement à celle imaginée et quand il y a concordance on peut poser que c'est par hasard, car notre compréhension de la réalité est parcellaire et d'une exactitude limitée, nos anticipations quant à la manière d'agir sur elle approximatives. Ce qui nous donne le sentiment, le temps passant, que nos anticipations ont une assez grande exactitude, vient de ce que nous tenons assez peu compte des variations, des corrections en cours d'action, des échecs, nous nous souvenons du résultat et de la moyenne de réalisation, moindrement des variations et fort peu non réalisations. Lesquelles non réalisations nous classons le plus souvent au rang des impondérables, alors qu'elles sont pondérables, ou alors tout est impondérable, je veux dire : si les non réalisations ne peuvent être un paramètre parmi les résultats possibles d'une décision, alors il en va de même des réalisations ; si l'on peut mesurer, peser les réalisations, cela implique que l'on y inclut la possibilité de non réalisation, un cas toujours envisageable. Décider c'est faire la part des choses, et dans cette part figure la possibilité toujours ouverte d'une erreur d'évaluation, d'un événement imprévu ou imprévisible.

Pour un individu monadique cette représentation inexacte ne pose pas trop de problèmes tant qu'il agit en fonction du contexte et ne croit pas à l'excès que sa représentation correspond effectivement et systématiquement à la réalisation anticipée. Pour une société, qui n'est que sous un certain aspect une monade, c'est plus complexe car moins fermé : comme écosystème la réalisation d'une société est la résultante de décisions de multitudes de monades assez ou très autonomes, chacune ayant sa propre représentation de l'univers à partir de laquelle elle fait ses évaluations et ses choix ; une monade qui a une perception limitée de l'univers dans l'espace et dans le temps en aura une représentation limitée et fera des choix assez ou très stéréotypés et assez ou très dépendants du contexte ; plus sa perception sera large, plus sa représentation sera étendue, ses évaluations multiples et ses choix variés, et moins ces choix dépendront du contexte. Un humain a des capacités de perception très étendues dans l'espace et le temps, une représentation de l'univers qui va très au-delà de ses limites de perception directe et ses choix peuvent concerner un événement lui aussi très au-delà de ses limites de perception donc très peu dépendant du contexte. Mais c'est aussi le membre d'un écosystème, ses actions ont toujours une conséquence immédiate “complexe et fermée” dans le cadre de son environnement (ce dont il a la perception directe) et des conséquences à terme plus larges, qui pour beaucoup n'entrent pas en compte dans ses évaluations et ses choix. La cause des capacités perceptives et cognitives étendues des humains découle d'une capacité propre à ces humains, celle de partager explicitement leurs expériences par la parole, ils perçoivent l'univers très au-delà de leur environnement parce que chaque humain dispose de toute l'expérience de tous les humains depuis aussi longtemps que les humains ont la parole, ce qui fait beaucoup de monde dans beaucoup de lieux depuis beaucoup de temps.

“Chaque humain dispose de toute l'expérience de tous les humains” c'est manière de dire, une potentialité qui ne se réalise jamais : ce que les humains partagent n'est pas proprement leur expérience mais la partie de celle-ci qui a une signification pour celui qui la partage et celui qui la reçoit ; aucun humain ne peut en toute une vie et en ne faisant que ça acquérir tout ce partage d'expérience. Mais il y a des techniques, les unes internes, les autres externes, pour pallier en partie cette limite. Les méthodes internes sont ce qu'on peut nommer des inférences. C'est, nous dit le TLFi, une « opération qui consiste à admettre une proposition en raison de son lien avec une proposition préalable tenue pour vraie ». Pour le dire autrement, il s'agit de ce processus très général qui permet à une personne de “développer une pensée” à partir d'indices partiels ou de sensations qu'elle relie à des connaissances ou savoirs antérieurs. Un exemple que donne l'article de Wikipédia sur l'inférence logique (c.-à-d. inférence discursive, qui se lie au langage, à la parole) à propos d'un type d'inférence dite immédiate est celui de la pensée “ceci est un chat” à la vision d'un animal du type abstrait “chat” – pensée qui peut rester informulée, quand on pense “ceci est un chat” c'est une monade, une structure complexe et fermée, qui ne deviendra simple et ouvert que si l'on veut la communiquer. La phrase “ceci est un chat” ne fait émerger que la part communicable de la pensée, ce qui est commun aux deux interlocuteurs et que l'auditeur va condenser en une pensée similaire.

Pour tout ce qui concerne la réalité immédiate, celle proche ou, quand distante, semblable, cette forme de cognition est assez efficace et fiable, y compris pour les abstractions et les concepts conventionnels (par exemple haut et bas, gauche et droite, nord et sud3). Les réalités distantes ou médiates mais similaires sont un peu plus délicates mais encore assez fiables, par exemple si je dis à une personne en vis-à-vis qui veut aller à un certain lieu qu'elle doit se diriger vers la droite, si je joins le geste à la parole elle saura si je spécifie cette droite à partir de moi ou d'elle, si je ne désigne pas cette droite du geste elle fera une inférence à partir d'une donnée incomplète, ou demandera une précision, ou fera elle-même le travail de détermination en disant par exemple « Par là ? » et en pointant une direction – sa gauche ou la mienne –, interprétant alors cette gauche selon que je lui réponde oui par là ou non de l'autre côté.

Ce qui fera qu'une société peut se “désorganiser”, cesser de se percevoir comme individu, vient du fait qu'il s'agit d'une perception partagée. Le caractère d'individu n'est pas le fait de la société mais de l'adhésion d'un nombre significatif de ses membres humains à la fiction de se constituer en un seul corps, et un corps organisé. Je n'ai pas idée du nombre nécessaire pour maintenir cette fiction, selon moi c'est de l'ordre du tiers, pour autant qu'il n'y ait pas un nombre significatif et plus important de membres de la société, soit qui n'adhèrent pas à cette fiction, soit qui ne la croient pas une fiction.


1. En ces temps reculés et presque antédiluviens, l'année 1974 ou 1975, beaucoup de personnes se souvenaient encore de “l'heure allemande”, l'alternance heure d'hiver / heure d'été, qui ne dura en France que de l'année 1940 à l'année 1944, d'où son surnom. Un souvenir le plus souvent peu apprécié – l'époque ne fut pas des meilleures...
2. Pour savoir de quoi il s'agit précisément, se reporter à « Complots »
3. De longue date je m'interroge sur les notions de haut et de bas : dans le contexte où on les a élaborées le haut est toujours du côté opposé au centre de gravité de la Terre, le bas celui le plus proche de ce centre de gravité et de ce point de vue des abstractions, des simplifications de la réalité ; si la gravité n'est pas assez sensible pour déterminer de manière certaine ces deux points elles deviennent des conventions, des notions déduites de sa propre spatialisation (le haut est “du côté de la tête”, le bas “du côté des jambes”). Pour le nord et le sud c'est mitigé aussi : dans un axe orthogonal à l'axe déterminé par le mouvement apparent du soleil ce sont des abstractions, dans un contexte familier et stable on peut aussi les déterminer relativement à la position de réalités connues, dans un contexte inconnu et sans perception du mouvement du soleil ni, la nuit, de la position ou du mouvement connus d'astres familiers, ils sont indéterminables, ou conventionnels si on a un informateur familier avec le contexte et usant des mêmes conventions que soi. Pour un concept qui dépend à la fois de la réalité extérieure et de sa position propre il devient délicat de savoir à quel type de connaissance il appartient. La gauche et la droite comme notions relatives sont de pures conventions puisqu'à la base déduites de soi.