Opacifier, j'en parle plus précisément ailleurs, consiste à réduire et si possible annuler la portion de réalité pointée par les mots. La meilleure opacification permet de ne relier un mot à aucune autre réalité que lui-même, c'est le doigt du sage tel que considéré par le fou, qui ne voit que ce doigt et non ce qu'il désigne. Comme le disait Marshall McLuhan, « le medium est le message », ou « le message est le medium » ou, dans une autre formulation, « le massage est le message », bref, si le message est une fin et le vecteur du message un moyen, le moyen constitue la fin, conclusion, ce qui importe n'est donc pas le message ou le medium mais l'usage qu'on en a. Et in fine, dire “le medium est le message” ou “le massage est le message” c'est dire la même chose de manière différente dans l'économie générale de la réflexion de McLuhan sur le sujet.
Opacifier, c'est par exemple utiliser des termes nouveaux, si possible “étrangers”, en tout cas faiblement liés au contexte, et de ne pas trop les définir. Par exemple, que sont exactement les “premiers de cordée” dont on parle en France depuis 2017 ? Difficile de le dire. Dans une cordée, une vraie cordée, c'est une fonction que, normalement, tout participant peu réaliser. Bien sûr il y a cordées et cordées, dans le cas où tous les participants sauf un ont une connaissance limitée du terrain ou de l'escalade, probablement celui qui l'a déjà pratiqué conservera la première position, par contre si tous sont égaux on permutera les positions, pour éviter que les mêmes personnes s'épuisent dans les deux positions les plus périlleuses, la première et la dernière. L'usage de cette parabole par Emmanuel Macron induit qu'il a une appréciation fixiste des positions dans une cordée. Et du moins, même s'il ne l'a pas, cette comparaison et son “explication” le laissent croire. Les insiders, apparus récemment en français de France, qui sont en complémentarité des outsiders plus anciennement acclimatés, est de l'ordre de l'opacité. Un “outsider” est selon l'acception courante une personne “hors du coup” ou “au bord de la route”, ergo un “insider” serait “dans le coup” ou “sur la route”.
L'opacification est une pratique délicate que guette toujours le risque du dévoilement. Dans les cas où le but explicite est l'opacification ça ne pose pas problème, quand un spécialiste avéré ou supposé utilise des mots étranges, inconnus hors de sa sphère sociale, il ne masque pas sa visée opacifiante ; quand ça provient d'un propagandiste, censé au contraire parler à d'autres que ceux de son propre groupe et vouloir propager sa vision du monde, il faut au contraire donner l'apparence de la transparence à cette opacification.
Excursus : la propagande.
Probablement j'ai du commettre d'autres excursus sur ce sujet. J'use du terme de propagande en une acception proche de celle initiale, la “propagation”, précisément celle de la “foi”, puisque le mot dérive du nom d'une institution, la congregatio de propaganda fide, la « congrégation pour la propagation de la foi », dite “propaganda”, mise en place par l'Église catholique en 1622, époque où la foi catholique n'était plus si universelle que son nom l'indique dans ses zones d'extension initiale suite au schisme d'avec les Églises dites orthodoxes (l'Europe centrale et de l'ouest, après la séparation, formelle en 1054, réelle après 1204, avec des péripéties tout au long de ce siècle et demi, des Églises d'orient et d'occident), avec l'apparition des Églises réformées, protestantes et schismatiques au cours du siècle et demi précédent. Ce n'est pas le sujet dans cet excursus mais comme le rappelait Michel Onfray sur ma radio ce jour même (samedi 4 août 2018) il n'est pas très étrange que le protestantisme et la Réforme prirent principalement dans les zones “germaniques”, celles “latines” restant plutôt dans l'orbe catholique1, ça s'articule sur une opposition assez ancienne à ce moment-là, un millénaire. Comme l'article de Wikipédia sur l'arianisme le rappelle, il se répandit largement parmi les populations germaniques dites fédérées de l'Empire romain finissant, et entre les religions réformées et protestantes et certains aspects de l'arianisme il y a des convergences doctrinaires. En tout cas, au début du XVII° siècle l'Église catholique se trouva devoir traiter ses territoires “naturels” comme des terres de mission, d'où la nécessité de cette congrégation de la propagande.
Le mot de propagande a pris un sens un peu restreint, dans le cadre de mes réflexions c'est un terme qui désigne tout processus où il faut user de techniques de persuasion pour amener des humains à se comporter selon certains schémas étayés par des croyances, pour le dire autrement, à conditionner et endoctriner des individus. Or, il s'agit du principal processus permettant ce que je nomme humanisation, c'est-à-dire la transformation d'un individu de la lignée humaine en un être social acceptable dans le cadre des sociétés humaines. J'en parle donc plus précisément ailleurs, pour résumer une humanisation complète se réalise en quatre phases, qui ne sont pas toutes nécessaires ni ne doivent nécessairement être complètes. Une hypothèse de base suppose que tout humain est “humanisable”, un principe de base est que la qualité d'humain ne suppose pas une humanisation même partielle. L'humanisation sociale est un projet, sa réalisation une possibilité, sa non réalisation ou sa déréalisation n'induit cependant pas qu'un humain généalogique sera exclu de sa société.
La phase initiale est commune à toutes les espèces requérant que les individus nouveaux ne peuvent survivre sans l'assistance d'autres individus de leur espèce ou d'une autre, tous les mammifères, tous les oiseaux, certains autres vertébrés et les espèces de toute lignée qu'on peut qualifier de sociales, où une partie parfois importante du comportement spécifique (du comportement de l'espèce) est acquise, celle grégaire ou sociale, les individus apprennent certaines pratiques, en censurent d'autres. Il s'agit d'un apprentissage “tropique”, qui instaure des tropismes élémentaires du type stimulus-réponse, l'acquis de réflexes, certes parfois complexes mais conditionnels, le contexte induit le comportement, lequel est, on peut le dire, inconditionnellement conditionnel, ne requiert pas de réflexion. La seconde phase requiert une réflexion d'ordre élémentaire, on acquiert une variété de réponses en fonction de certains stimulus, et le contexte déterminera le choix d'une des réponses possibles, on peut parler de réflexion inconsciente, d'échantillonnage quasi réflexe mais non linéaire, il y a une rapide détermination du contexte et de celle des réponses possibles apparemment la mieux adaptée.
La troisième phase est celle qu'on peut désigner comme celle d'humanisation élémentaire, les deux premiers valent chez toute espèce sociale ou grégaire, le suivant est propre à chaque espèce – considérant que plusieurs espèces auront un apprentissage tertiaire assez similaire. Dans le cas de notre espèce, il s'agit donc d'apprendre à être humain, à intégrer et activer des comportements inconditionnels propres au type de socialisation des humains. La dernière phase enfin est une sorte de phase de déconditionnement, on apprend à interroger ses acquis de la troisième phase et une partie au moins de ceux de la seconde – en revanche, il n'y a pas à s'interroger sur ceux de la première phase, on peut certes le faire mais ça ne change rien quant à leur nécessaire réalisation.
La propagande c'est ce que dit le nom de la congrégation, la “propagation de la foi”, on peut expliquer les apprentissages des deux premières phases, on doit les expliquer pour les deux dernières, mais ça ne change rien au fait qu'il s'agit d'amener les individus à “acquérir la foi”, accepter de confiance la validité de ces acquis. Pour l'avoir constaté, je sais qu'on peut obtenir un humain “phase trois” acceptable par conditionnement inconditionnel. On peut même obtenir formellement un humain ”phase quatre” ainsi, sauf que ça sera illusoire, en un premier temps – lequel temps peut durer toute une vie. On le voit notamment dans les groupes fortement idéologiques ou dogmatiques. C'est le cas pour ce qu'on nomme habituellement propagande en ce siècle2, où l'endoctrinement ne requiert pas pour ceux qui le subissent une compréhension du processus et des finalités, ce qu'on demande à la majorité est d'accomplir les gestes et de dire les mots selon les règles, ça peut donner l'apparence du discernement sans que ce soit effectivement le cas. C'est le vieux processus connu au moins depuis Platon, peut-être Socrate, comme les enseignements “ésotérique” et “exotérique” – je compte en discuter plus dans un texte à venir –, celui “pour les cadres”, pour “ceux de l'intérieur” ou du centre, et celui “pour les exécutants”, pour “ceux de l'extérieur” ou de la périphérie. Comme je le dis souvent à propos de questions d'ordre social, le processus est “normal”, il s'agit de la manière habituelle de socialisation, on ne peut pas avoir le même discours avec qui est en phase d'apprentissage et qui a déjà appris, ça devient un problème quand on dévoie la méthode, ici, quand on instaure deux groupes, celui limité de ceux “de l'intérieur” et celui vaste de ceux “de l'extérieur”, qui restent des apprentis à vie, à qui on demande d'exécuter sans chercher à comprendre.
Fin de l'excursus.
Censément, un propagandiste ou une de ses variantes (publicitaire, “spécialiste” multicartes et universel, plus récemment spin doctor ou coach, les noms changent, la pratique demeure) doit, dans ses pratiques exotériques, apparaître une personne proposant un discours et des modèles de comportement “fiables”, qui emportent l'adhésion par la confiance donc la transparence, l'évidence. En même temps, il veut recruter des partisans, clients ou adeptes sans trop les engager, le discours doit valoir pour quiconque, d'où cette superficiellement paradoxale nécessité d'une transparence opaque. Considérant que les mots n'ont pas de sens (une de mes antiennes), ne désignent pas d'avance tel segment de réalité, le propagandiste en tire partie en tenant un discours “consensuel”. J'ai conçu un apologue en forme de blague sur cela, « Dr. Machin et Mr Truc », où un discoureur, nommé dans la blague, et avec les guillemets, “notre président”, dit dans le même discours à la fois “noir” et “blanc”, pour le dire mieux, il promet que bientôt tout sera noir et juste après, que tout sera blanc. Ce qui est une manière plaisante de décrire le processus général de la propagande exotérique (il y a aussi une forme ésotérique de propagande. Pour avoir fréquenté de l'intérieur des groupes fortement idéologiques à des niveaux assez élevés – jamais au plus haut mais parfois très près de ce plus haut – j'ai pu le constater, il y a souvent plusieurs niveaux de discours, et au moins de deux types, souvent de trois ou quatre, à chaque niveau. Le discours exotérique est souvent de deux types, parfois de trois, les discours ésotériques sont le plus souvent de trois ou quatre types. Dans le cadre de cette discussion c'est le discours ésotérique qui m'intéresse.
Les mots sont des choses.
Qu'est-ce qu'une chose ? Mon bon vieux Trésor de la langue française (le TLF), me dit à propos de “chose” :
Ce qui se manifeste et que l'on ne désigne qu'en tant que tel.
L'étymologie latine causa est formellement la même que pour le mot “cause” au sens de « procès, affaire judiciaire », qui a rapport à “cause” au sens de « cause, motif, raison », donné pour son sens contemporain comme :
Ce qui produit un effet.
En latin classique, le sens central est “origine de” – raison pourquoi, comme précisé dans l'article, il est « employé chez les aut[eurs] chrétiens en parlant de Dieu », donc ”l'origine”, la “cause première”, dans la seconde acception l'usage est philosophique, d'où le rapport entre “cause” et “effet”, dans la première l'usage est juridique, c'est “l'objet du procès”. Le sens actuel dérive d'une autre acception, celle apparue dans le bas latin, un synonyme du mot res qu'on retrouve dans res publica, la “chose publique”. Enfin non, pas un synonyme de ce mot, parce qu'en bas latin res a changé de sens, son emploi s'est restreint pour exprimer “non chose”, sens conservé en français actuel dans la forme “rien”. Au départ le mot a son sens plein, la négation étant véhiculée par “non”, “ne”, dire “il n'y a rien” c'est dire “il n'y a chose”. Le sens initial “chose”, “objet” s'est conservé jusqu'à nos jours mais dans des expressions figées, « tu ne comprends rien à rien », « moins que rien », « des petits riens », ou en antiphrase « ça n'est pas rien ! » qui exprime bien « c'est quelque chose ! ».
Sans vouloir faire tout l'histoire de l'évolution des langues, les mots d'une syllabe d'usage moyen ou faible tendent à perdre leur sens initial, du fait dans un certain état du latin le mot res se mit à signifier non chose et en emploi d'adverbe, d'où l'absence d'un mot pour signifier positivement “chose”. Le bas latin, c'est déjà une autre langue que le latin, celui d'avant la seconde phase d'extension de ce qui devint l'Empire romain à cette occasion, la dernière période de la République, des III° au I° siècles avant notre ère. La première extension est locale et se limite à la péninsule italique, une part importante des peuples conquis par puis intégrés à Rome ont un fonds culturel et linguistique proche, factuellement le “haut latin” dans ses versions populaire et classique s'invente à ce moment ; quant la conquête s'étend à tout le pourtour méditerranéen, se développe une troisième forme de latin, qui deviendra durant la période proprement impériale, en gros les cinq premiers siècles de notre ère, le bas latin. On peut parler de “latin militaire”, qui vaut aussi pour les serfs et les commerçants, une langue beaucoup plus simple et assez limitée, le nécessaire pour que les auxiliaires de l'empire faiblement intégrés se comprennent et comprennent les ordres. On peut le dire qu'il s'agit d'une autre langue, un créole ou un pidgin ou une lingua franca selon les contextes. On peut même dire qu'il s'agit de plusieurs langues, cela assez vite, il n'y eut jamais d'unification profonde de l'empire, comme pour toute conquête il y eut quatre strates, les “élites” pratiquant une langue proche du latin classique, les “cadres supérieurs de second rang” et les “cadres moyens supérieurs”, pratiquant une langue proche du latin populaire, les “cadres moyens inférieurs” et les “agents de maîtrise” pratiquant une langue autre, à base latine, les autres populations pratiquant la langue locale.
Pour prendre un cas récent, en France au début du XX° siècle, la majorité de la population ne parlait aucun français, une deuxième strate (commerçants, artisans itinérants...) parlait un français limité en syntaxe et en vocabulaire, une troisième strate pratiquait un français un peu plus étendu, seules les élites et leurs auxiliaires proches ayant nécessité de pratiquer un français plus complexe, seule la crème de l'élite pratiquant le français classique. Lequel était proprement une “langue de classe” : de même qu'au III° siècle toutes les élites les plus éminentes possédaient le latin classique sur l'ensemble de l'empire, au XVIII° siècle et encore assez au XIX°, toutes les élites éminentes d'Europe possédaient le français classique, alors qu'en France même seule une fraction limitée de la population en pratiquait une des variantes. L'écart était certes moindre mais une des raisons qui font que même le français du XVIII° siècle n'est pas de compréhension si évidente vient de ce que la base du français du XXI+ siècle est plutôt issu des langues de la troisième strate et des auxiliaires secondaires des élites, et non de la langue classique, d'usage dans les écrits.
Le mot “chose” vient donc du bas latin. Dans une situation où il faut trouver un mot qui ait la même signification que res, causa s'impose par contigüité, une “cause” en langue juridique est “une affaire”, “un objet”, une res est “une affaire”, “un objet”, pas les mêmes affaires ni les mêmes objets du point de vue du sens, mais les mêmes du point de vue de la forme. Les mots sont des choses pour cette raison, ce sont des formes, le point cardinal indiquant la direction du soleil levant et la troisième personne du singulier de l'indicatif du verbe être ont, en français de 2018, la même forme, “est”, pas la même prononciation mais la même forme écrite ; le mot désignant un bruit comme phénomène auditif, celui désignant une partie de l'enveloppe de plusieurs céréales et celui permettant d'indiquer que quelque chose appartient à un tiers absent ont la même forme parlée et écrite, “son”. Un mot est une chose, un objet, une réalité concrète, physique, transitoire quand prononcée, durable quand écrite. C'est aussi un objet complexe