Partie II

Voici le point nodal : passé un certain nombre de membres, nécessairement une société se divise en groupes aux intérêts divergents et parfois antagonistes. Ce nombre est restreint, quelques dizaines, au plus quelques centaines de membres. Complots et conspirations découlent de cela, une conspiration est une tentative pour résoudre cette situation, à l'inverse un complot va tendre à la maintenir ou la renforcer. Comme dit dans plusieurs pages de ce site, les mots n'ont pas de sens, ils ne désignent rien de précis et stable pour tous et toujours, comme je l'explique par ailleurs il faut, quand on discute d'une réalité, s'harmoniser, faire des réglages, s'accorder sur le sens des mots que l'on emploie.

Dire que les mots n'ont pas de sens n'induit pas qu'ils n'ont pas de signification mais plus un mot désigne une réalité complexe, moins cette signification est partagée. Il existe nombre de mots qui désignent une réalité très restreinte, par exemple les mots “il”, “ils”, “le”, “les”, “aujourd'hui”, “je”, “vous”, “matin”, “soir”, “et”, “par”, “mot”... Les mots “complot” et “conspiration” désignent des réalités complexes. Dans une discussion directe on peut sinon y réussir du moins tenter de se régler, passer un temps plus ou moins long à déterminer quelle réalité ils pointent. Dans une discussion indirecte, comme celle-ci, on n'a pas cette même possibilité. Parcourant les pages de ce site et spécialement les textes assez ou très longs vous aurez pu constater qu'une part non négligeable de ces écrits est consacrée à cela, définir mes mots, ceux du moins qui posent problème. Il m'arrive aussi, d'ailleurs, de discuter de ceux apparemment simples, comme “moi” et “vous” ou, pour éviter la confusion entre le “vous” de politesse et celui pluriel, “moi” et “toi” : dans une discussion chaque interlocuteur ne leur donne pas la même valeur, de mon point de vue, moi, Olivier Hammam, rédacteur de ce texte, “moi” réfère à moi, Olivier Hammam, rédacteur de ce texte, et “toi” à une autre personne, celle qui lit ce texte ; si par hasard vous, lectrice ou lecteur de ce texte et moi, Olivier Hammam, rédacteur de ce texte, nous rencontrions, chaque fois que l'un de nous prendra la parole “toi” et “moi” changeront de valeur, et quand vous, lectrice ou lecteur de ce texte, direz “moi”, ça désignera vous, lectrice ou lecteur de ce texte, et non moi, Olivier Hammam, rédacteur de ce texte.

Il ne s'agit pas de savoir si les complots et conspirations “ça existe”, dès lors qu'un mot existe il dit ou nomme “quelque chose”, il s'agit de savoir ce que moi, Olivier Hammam, rédacteur de ce texte, entend désigner par ces mots. Très probablement vous, lectrice ou lecteur de ce texte, attribuez un sens à ces mots, très probablement différent du sens que moi, Olivier Hammam, rédacteur de ce texte, leur attribue. Cela n'a guère d'importance, importe que, lisant mes propos, vous, lectrice ou lecteur de ce texte, sachiez ce que moi, Olivier Hammam, rédacteur de ce texte, veut désigner comme réalité. Si vous, lectrice ou lecteur de ce texte, lisant ce qui va suivre, partez de l'opinion que non, “complot” et “conspiration” ça n'a pas le sens ce que moi, Olivier Hammam, rédacteur de ce texte, leur attribue, et si vous, lectrice ou lecteur de ce texte, substituez le sens que vous leur attribuez à celui que moi, Olivier Hammam, rédacteur de ce texte, leur donne, vous ne lirez pas ce que j'ai écrit puisque ce que j'écris s'appuie sur le sens que moi, Olivier Hammam, rédacteur de ce texte, attribue à ces mots, non sur celui que vous, lectrice ou lecteur de ce texte, leur attribuez.

Cette formulation un peu étrange avec reprise des segments “vous, lectrice ou lecteur de ce texte” et “moi, Olivier Hammam, rédacteur de ce texte”, précisément pour bien marquer qui sont ce ”vous” et ce “moi” dans le contexte de cet alinéa. Je n'ai rien contre l'ambiguïté et les équivoques, presque tous les textes courts de ce site donnent dans l'ambiguïté ou sont équivoques, en revanche les textes longs tentent autant que se peut de ne pas être ambigus ou équivoques (ce qui n'empêche de laisser place à l'équivoque de temps à autres, manière de me prémunir contre l'assoupissement intellectuel tant de mes possibles lectrices et lecteurs que de moi-même – lecteurs et auteurs tombent facilement dans la routine). Je vais définir, non le sens qu'on les mots “complot” et “conspiration” ont, mais celui que dans le contexte de ce texte je leur attribue. Dans d'autres contextes il est probable, il est certain que je leur en attribuerai d'autres, et dans le cadre d'une interaction directe je me règlerai avec mes interlocuteurs pour que nous aboutissions à une définition commune qui ne sera valable que dans la discussion en cours, ici, dans ce texte que je rédige à un certain moment et que vous lirez plus tard et ailleurs nous n'avons pas cette opportunité, raison pourquoi j'insiste sur le fait qu'il importe grandement que les lecteurs acceptent les définitions de l'auteur non de manière absolue et définitive mais de manière relative et circonstancielle, non le sens de ces mots toujours et partout mais le leur dans le cadre de cette discussion. Je n'ignore pas les sens les plus usuels de ces termes, et n'ignore pas que, comme exposé ici, les sens que vous leurs attribuez diffèrent probablement de ceux que je leur donne, simplement il se fait que la seule manière de comprendre mes propos est d'accepter, dans le seul cadre de cette discussion, les sens que je leur attribuerai.

Dans le cadre de ce texte, et plus largement dans nombre de textes de ce site, “complots” et “conspirations” désignent des modes usuels d'organisation et d'action des sociétés et des groupes sociaux, ils s'opposent par leur but général, diviser et hiérarchiser pour les premiers, unifier et égaliser pour les seconds, ils se rejoignent sur leur projet, “changer la société”, et peuvent même converger s'ils font primer le projet sur le but. Comme dit au début de ce texte, passé un certain nombre de membres (dans les contextes actuels les plus courants quelques centaines, dans tout contexte quelques dizaines) une société se divise, se forme en groupes autonomes censément complémentaires mais parfois – mais souvent – divergents ou antagonistes. Comploter consiste donc à maintenir ou renforcer cette tendance, conspirer à la réduire ou à l'annuler. La question n'est pas proprement cette tendance, incontournable dans une société large, de “fragmentation du corps social” peut-on dire, que la manière d'en limiter les effets secondaires sans pour autant essayer de l'empêcher totalement.

Je l'expose largement dans ces pages, et les observateurs les plus pertinents des sociétés humaines et plus largement, de tout phénomène vital, le constatent, ce qui construit et maintient une entité vivante est ce qu'on peut nommer la communication, qui se déploie en trois éléments, moyens, méthodes et traitements. On peut discuter beaucoup et longtemps de ce qu'est “réellement” la communication, je me contenterai d'une assez modeste définition : la communication est ce qui permet de distinguer le vivant du non vivant.

Ce que l'on peut comprendre et dire de la réalité.

Vous je ne sais pas, moi, peu pour la compréhension, presque rien pour le discours. En toute hypothèse il en va de même pour vous mais, en toute hypothèse aussi, statistiquement vous faites partie de la grande majorité des personnes qui ne le savent pas ou ne veulent pas le savoir. Au moment où je rédige ceci, le 23 septembre 2018 vers 12h, je ne peux que constater l'écart entre la prétention d'une large part de mes semblables à comprendre et leur visible, leur audible, leur lisible incompréhension de ce dont ils discutent. D'où j'en conclus que, statistiquement, mes possibles lectrices et lecteurs participent de cette majorité.

Considérant le peu que je comprends et le plus rare encore que je puis dire de la réalité, je vais tenter d'aller au plus simple sur les questions de la vie et de la communication.

La vie.

On ne peut la prouver autrement que selon la méthode cartésienne un peu adaptée, je ne peux strictement dire, comme lui, « je pense donc je suis », je ne sais pas trop ce que signifie “penser”, ma formulation serait plutôt, « je me constate donc je vis », la “pensée” étant alors un effet secondaire du phénomène vital.

La communication.

En une acception très basique et très abstraite, la communication forme le tissu de l'univers en ce sens que ce qui le constitue résulte en l'interaction de “particules” qui, selon ce que j'en comprends, sont des cas particuliers de ce qu'on peut nommer énergie. Remarquez, je ne suis pas le seul à comprendre les choses ainsi, j'entendais récemment sur ma radio préférée, France Culture, qu'au tournant des XVII° et XVIII° siècles les physiciens avaient tacitement convenu de ne pas parler d'énergie parce qu'ils avaient conscience du fait que la matière n'est pas une réalité très déterminable et que selon la meilleure hypothèse elle est un cas particulier d'énergie, ce qui à l'époque posait quelques problèmes scientifiques mais surtout des problèmes politiques et théologiques. Il faut dire qu'en cette période et dans les lieux où la science contemporaine s'élabora se mettre en désaccord avec les pouvoirs temporel et spirituel vous mettait en risque d'avoir de gros ennuis, de très gros ennuis, confer MM. Giordano Bruno, Galileo Galilei, et même encore assez tard dans le XVIII° siècle le cas de François-Jean Lefebvre de La Barre, dit le chevalier1. De nos jours ce sont d'autres sujets qui peuvent vous plonger dans la panade face aux autorités, par contre on peut se permettre presque librement de discuter de l'indistinction entre énergie et matière. Donc, la matière comme cas particulier de l'énergie. De ce point de vue, on peut considérer que la “matière” est l'indice que deux quantas ou plus d'“énergie” ont “communiqué” – se sont rencontrés et temporairement ou durablement liés – et l'“énergie” comme trace l'indice que deux quantas ou plus de “matières” ont changé d'état.

En une acception moins basique concernant la communication pour le vivant, il ne s'agit plus de rencontres ou de séparations circonstancielles, les transferts de matière ou d'énergie et les changements d'états sont organisés et dirigés dans les seuls buts de préserver et de reproduire une certaine forme. Elle devient information au sens originel encore en usage en philosophie, la première définition du TLFi, « action de donner ou de recevoir une forme »

Moyens, méthodes et traitements.

Les moyens ? Ceux disponibles. Les entités vivantes ne changent pas l'ordre des choses, la seule manière d'agir en ce monde est de transformer de la matière en énergie, de l'énergie en matière, et de transférer de l'énergie vers de la matière et hors de la matière. Les méthodes découlent des moyens, il s'agit de contrôler temporairement et localement ces transferts et transformations pour contrevenir en apparence à ce que désigne le deuxième principe de la thermodynamique, l'entropie. Ce principe s'énonce ainsi :

Le deuxième principe de la thermodynamique, ou principe d'évolution des systèmes, affirme la dégradation de l'énergie : l'énergie d'un système passe nécessairement et spontanément de formes concentrées et potentielles à des formes diffuses et cinétiques [et] introduit ainsi la notion d'irréversibilité d'une transformation et la notion d'entropie. Il affirme que l'entropie d'un système isolé augmente, ou reste constante.
Ce principe est souvent interprété comme une « mesure du désordre » et comme l'impossibilité du passage du « désordre » à l'« ordre » sans intervention extérieure. Cette interprétation est fondée sur la théorie de l'information de Claude Shannon et la mesure de cette « information » ou entropie de Shannon.

Repris de l'article de Wikipédia sur la thermodynamique.

On ne peut contrevenir à ce principe, d'où ma mention, y contrevenir en apparence. Comme le dit l'article cité, il « est souvent interprété comme une “mesure du désordre” et comme l'impossibilité du passage du “désordre” à l'“ordre” sans intervention extérieure ». Ce qui rend compte de la réalité : dans cet univers il n'existe pas de “système isolé”, de système fermé autonome, tout ce qui se meut ou est mu le doit à un apport extérieur d'énergie ou de matière, et tout objet ne peut se maintenir que par un transfert permanent d'énergie ou de matière. Les objets “inanimés”, non-vivants, les plus stables en apparence ne cessent de se modifier, chacun de leurs atomes est en mouvement permanent, ledit mouvement ne cessant que par insuffisance (zéro absolu) ou par excès (apport trop important d'énergie). Ces atomes sont changeants, reçoivent de l'énergie ou de la matière et en émettent, ils se constituent en molécules plus ou moins stables, etc. Et bien sûr, en permanence de l'énergie et de la matière circulent sous des formes élémentaires (ondes électromagnétiques, photons, neutrinos, électrons) ou plus complexes traversent les atomes ou y entrent et en sortent. La singularité des entités vivantes est de créer des formes stables avec un matériau instable, des formes qui semblent contrevenir au deuxième principe de la thermodynamique et au mouvement général de l'univers – par exemple, si on place un objet au pied d'une pente, sauf circonstance externe exceptionnelle (tremblement de terre, raz-de-marée, vent très rapide...) il ne va pas se déplacer vers le haut, ce qu'un être vivant peut faire, et de son propre mouvement.

Une entité vivante a donc cette particularité de se maintenir, se mouvoir et se reproduire par elle-même, “de son propre mouvement” disais-je, de réduire l'entropie d'un système isolé, celui qu'il constitue, et de se déplacer de manière imprévisible. Intervient pour cela le troisième aspect de la communication, le traitement, le processus même qui “informe”, qui transforme la communication en autre chose, en ce qu'on peut nommer une “pensée”.

Qu'est-ce que penser ?

Pour me répéter, je ne sais pas trop ce que signifie “penser”, je constate la chose sans trop pouvoir l'expliquer, de même que je constate la vie par le fait que je vis, pour me répéter encore, « je me constate donc je vis ». Cela dit, on p)eut plus facilement expliquer la vie que la pensée, raison pourquoi, je suppose, les humains tendent à expliquer le phénomène de la vie par l'existence d'une chose impondérable (même si certains lui attribuent un poids de 23 grammes) qu'on nomme diversement, le souffle, la psyché, l'âtman, l'âme, la rûah. Comme dit l'article de Wikipédia sur l'âtman, c'est « le principe essentiel à partir duquel s'organise tout être vivant », « le souffle vital » et, dans une acception plus complexe, « l'être central au-dessus ou en deçà de la nature extérieure telle que nous pouvons l'appréhender, calme, inaffecté par les mouvements de la nature intérieure du ((wpf:jīva|jīva), mais soutenant leur évolution respective, tout en ne s'y mêlant pas ». Pour mention, toujours d'après Wikipédia le “jīva” est la vie en tant qu'individu, “l'individualité”, “l'âme individuelle”, en opposition ou en complémentarité à l'âtman qui est quelque chose comme l'âme universelle, “l'esprit saint” ou “paraclet” dans sa version chrétienne. N'ayons pas peur des mots : le souffle divin.

C'est une blague, je n'ai pas peur des mots, j'hésitais simplement à user de l'expression “souffle divin” parce que je crains beaucoup plus les êtres vivants que les mots, et cette classe d'êtres vivants que sont les humains a souvent tendance à lire ou entendre de façon différente ce qu'on lui dit dès que le mot “dieu”, “dieux”, et ses dérivés apparaissent. Moi aussi, cela dit, mais je lutte contre cette tendance : les mots n'ont pas de sens mais chacun leur en attribue parfois ce sens “oriente la lecture”, diffuse sur le sens des autres mots du discours. En fait, ils le font toujours mais de diverses manières.

Le sens des mots.

Les mots ont deux fonctions, ils participent d'un système de signes et ils pointent vers un segment de la réalité. Ces deux fonctions sont elles-mêmes doubles, dans le cadre du système de signe chaque mot et chaque ensemble significatif est à la fois linéaire et non linéaire, et comme pointeur de la réalité un mot pointe à la fois vers la réalité ordinaire, externe à la langue, et vers le discours, vers la langue. Dans la linguistique contemporaine, les deux fonctions du système de signes sont dites paradigmatique et syntagmatique.

Le paradigme est “le mot en soi” ou plus précisément, et pour citer encore Wikipédia, «  l'ensemble des formes différentes que peut prendre un mot », pour exemple “auteur”, “autrice”, “auteurs” et “autrices” sont quatre formes et un paradigme, un seul substantif, et pour d'autres classes de mots comme les verbes, toutes les flexions de “être”, aussi variées soient-elles, constituent un seul paradigme. Dans d'autres langues, telles le basque ou le latin, presque tous les mots sont fléchis, on des déclinaisons, en français contemporain il n'y a presque que les verbes qui sont encore abondamment fléchis, les seules variations des autres classes de mots se limitant presque uniquement en la marque du nombre et du genre. En d'autres langues, aucun mot n'est fléchi, le rôle de ces variations est reporté vers l'autre fonction. Un syntagme n'est pas proprement un mot et peut d'ailleurs se composer de plusieurs mots, cas notamment des verbes en français qui peuvent se voir adjoindre des “auxiliaires” qui dans d'autres contextes sont des paradigmes mais qui comme auxiliaires n'ont pas d'autre valeur que de modifier le sens du verbe en tant que pointeur de réalité externe, dire, écrire “je suis allé” ou “j'ai été” n'induit rien sur l'essence ou la possession mais fait savoir au lecteur ou auditeur que le moment pointé se situe “dans le passé”. On peut dire d'un syntagme que c'est un “atome de sens” ou plus exactement une “monade de sens”, un segment de discours insécable qui pointe vers une réalité externe. Dans ce titre de roman et de film,

La Petite fille au bout du chemin

il y a sept mots mais deux ou trois syntagmes, selon que l'on considère “au bout du chemin” comme pointant vers un ou deux segments de réalité. On peut même considérer un syntagme de plus, non exprimé mais latent, qu'on peut citer comme le syntagme verbal, dans une phrase française complète on aurait « normalement » un syntagme verbal entre “fille” et “au” tel que “qui est” ou “qui se trouve” ou “habitant”. Normalement entre guillemets parce que ce titre est normal, il s'agit d'une formation acceptable et compréhensible. Sans vouloir faire ici un cours de linguistique générale, on peut considérer que dans toute langue il y a une forme implicite de “proposition”, une forme canonique de phrase élémentaire, qui en français est de la forme “sujet” + “verbe” + “complément”, ou pour plus de généralité “substantif” + “verbe” + “adjectif”, mais que les formes explicites peuvent ne pas les comporter tous. Pour des raisons que j'ignore (enfin non, pas vraiment, mais peu importe) certains linguistes ont estimé qu'une phrase sans verbe était incomplète et comportait un verbe implicite, pour le français, en général les deux auxiliaires courants, être et avoir. Les même n'ont pas estimé qu'il en allait de même pour les deux autres éléments. On peut voir la chose autrement, en ce cas de la manière décrite ici, une forme implicite à trois éléments dans un certain ordre et une forme effective qui n'en comporte que deux ou, en outre qui les comporte dans un ordre différent, cf. le passage du Bourgeois gentilhomme et la phrase « Marquise, vos doux yeux me font mourir d'amour », où les syntagmes sont placés dans d'autres ordres que celui canonique.

En linguistique contemporaine, du moins dans celle dominante au siècle passé, qui s'élabora en gros entre 1910 et 1960 pour ses principales écoles, on parle d'axes, celui paradigmatique où pour chaque élément syntagmatique existe une classe de mots ou syntagmes qui peuvent y prendre place, et celui syntagmatique, dit aussi la “chaîne parlée”, qui est la suite de mots formant un discours. Cette représentation est tributaire d'une conception plus générale de l'univers et des choses, un univers où le temps est linéaire et les choses “à leur place”, ce qui n'est pas si évident. Dans ce concept d'axes, celui paradigmatique est censément vertical et celui syntagmatique censément horizontal, manière de dire que les paradigmes seraient en quelque sorte “hors du temps”, intangibles, toujours disponibles à une certaine place, tandis que les syntagmes et les formations syntaxiques (propositions, phrases, discours) seraient “dans le temps” et mobiles. Ce qui donc n'est pas si évident. Dans les faits, il n'existe pas réellement de classes de mots, par exemple une phrase telle que

Mourir c'est vivre

ne comporte que des verbes, l'un faisant fonction de substantif, l'un d'adjectif, ce qui montre que la valeur syntagmatique d'un paradigme ne dépend pas de sa classe mais de sa place, n'importe quel paradigme “en fonction de substantif” est un substantif dans cet usage, n'importe quel segment de discours “en fonction d'adjectif” compose un seul syntagme même s'il peut lui-même s'analyser comme formé de plusieurs syntagmes, dans cette partie même,

n'importe quel paradigme “en fonction de substantif”
est un substantif dans cet usage, n'importe quel
segment de discours “en fonction d'adjectif” compose
un seul syntagme même s'il peut lui-même s'analyser
comme formé de plusieurs syntagmes

les deux segments qui débutent par « n'importe quel » composent des propositions assez canoniques mais où chaque syntagme comporte ce qui peut s'analyser comme plusieurs syntagmes qui dans d'autres contextes seraient autonomes, et pourraient avoir d'autres fonctions, par exemple “un substantif dans cet usage”, ici en position d'adjectif, peut figurer ailleurs un substantif. En français cependant, tout n'est pas permis, notamment un syntagme verbal doit par nécessité comporter un mot fléchi qui le spécifie comme verbe, on devra donc (excusez le néologisme) “verbifier” un mot habituellement de la classe des adjectifs ou des substantifs pour le spécifier comme verbe et lui faire prendre cette fonction. Il en va de même pour des fonctions non nécessairement émergentes, comme les adverbes, sauf ceux d'usage ancien tout mot en emploi d'adverbe sera complété par une marque d'“adverbalisation”, classiquement les suffixes “(e)ment” ou “(e)mment”. Et bien sûr, certaines classes de mots sont finies et de lente évolution, comme les pronoms, les articles, les conjonctions : on peut utiliser tous les mots disponibles tels qu'ils se présentent en usage d'adjectif ou de substantif et même en inventer, presque tous ceux disponibles ou inventés à usage de verbe ou d'adverbe avec quelques adaptations, on ne peut user que du stock disponible de pronoms ou de conjonctions à usage de pronoms ou de conjonctions. De loin en loin certaines innovations s'inventent dans ces classes de mots, et encore plus rarement elles finissent par entrer dans l'usage.

Un discours, qui peut se résumer à un seul mot voir moins ou se composer de millions de mots, forme ce qu'on peut nommer une “monade de sens”. Quand j'ai songé à rédiger ce texte intitulé « Complots, une conclusion définitive ? », je l'ai, peut-on dire, “pensé” comme une monade de sens, quelque chose d'informulé pointant vers une réalité complexe. N'étant pas, ce dont je me trouve fort heureux, télépathe, je ne peux la communiquer telle que, et si même je le pouvais ça n'aurait le plus souvent pas l'effet escompté dans ce que l'on se représente comme la télépathie2, sauf dans la forme indiquée en note qui le plus souvent ne fonctionne qu'entre personnes en relation d'assez longue date, la transmission de pensée par un moyen verbal ou non verbal est le plus souvent équivoque pour cette raison simple que les individus qui échangent sont rarement harmonisés et qu'une part non négligeable des échanges concernant des pensées complexes consiste précisément à tenter de s'harmoniser.

Je le disais plus haut, j'hésite à inviter dans mes discours le mot “dieu” et ses dérivés (sinon pour dire que telle préparation culinaire est “divine” ou telle personne “belle comme une déesse”, tel individu “beau comme un dieu”, mais bon... Cela posé, je ne le dis ni ne l'écris si souvent biggrin) car c'est un terme qui tend à créer de la discordance : autant d'individus, autant de sens divergents ou opposés. Ce qui m'amène à l'autre fonction des mots, pointer la réalité linguistique et non linguistique.

Un mot comme “dieu”, “dieux”, me semble une bonne entrée. Pour une personne de mon genre les dieux n'ont d'existence que de langage, pour d'autres le terme désigne une réalité autre que linguistique ou, dira-t-on, “mentale”, une réalité qui ne soit pas que de mots ou de pensée, un dieu ou des dieux “existent”, participent de la réalité effective, qu'elle soit physique ou métaphysique, la réalité ordinaire ou une réalité supposément extraordinaire, d'ordre supérieur, “au-dessus de la réalité”, ce que signifie proprement “métaphysique”. Intéressant de savoir qu'en son premier emploi le terme “métaphysique” avait une fonction tout autre, un simple terme de classement, parmi les ouvrages attribués à Aristote celui sur la nature, la phusis, était considéré central, il y a donc ceux qui éventuellement précèdent, qui sont “proto”, et ceux qui succèdent, qui sont “méta”, le sens actuel dérive de la reprise du terme par des penseurs chrétiens qui se rattachent plutôt à la philosophie platonicienne et dans ce cadre, “méta” prend le sens de “au-dessus” plutôt que de “après” et désigne supposément une réalité autre que de classement, donc “la réalité (ou la nature) au-dessus”. Sans vouloir m'appesantir, la plus grande partie des courants chrétiens qui s'imposèrent dans l'Empire romain et un peu au-delà au III° siècle de notre ère et triomphèrent un siècle plus tard dans cette aire doivent beaucoup plus à la philosophie platonicienne et à la religion romaine qu'à ses fondements hébraïques, mésopotamiens, égyptiens et perses. Ce n'est que tardivement, vers le XI° siècle, qu'un courant d'inspiration aristotélicienne se développa en chrétienté, sous l'influence entre autres de certains penseurs musulmans et juifs, puis chrétiens, de la zone d'expansion de la civilisation islamique.

Le mot “dieu”, ses variantes et ses dérivés, existent, et de ce point de vue ont une réalité indéniable, la question étant alors de savoir s'il a une réalité autre que linguistique. Non pas à l'instar des mots qui ne pointent que la langue, comme les pronoms et conjonctions, des mots qui ne se lient qu'au contexte d'énonciation et ne pointent aucune réalité hors celle de discours : “moi” et “toi” ont une signification et s'attachent à une réalité effective mais leur sens, la réalité qu'ils pointent, est seulement de discours, ”moi” dans le cadre de ce texte est “la personne qui parle” (qui écrit), “toi” y est “la personne qui écoute” (qui lit), si par quelque hasard une personne autre que moi, Olivier Hammam, lit ce discours à haute voix elle devient alors le “moi” locuteur de ce texte, avec ce paradoxe apparent que, disant « moi, Olivier Hammam, rédacteur de ce texte » de l'alinéa ou j'oppose ce “moi” à « vous, lectrice ou lecteur de ce texte », il “devient Olivier Hammam”. De fait, je suis et je me nomme Olivier Hammam mais dès lors que mon discours sera assumé et prononcé par une autre personne, ce « moi, Olivier Hammam, rédacteur de ce texte » mentionné devient un personnage de fiction dissocié du rédacteur initial du texte. Les pronoms ne pointent pas de réalité autre que de langage puisque quelle que soit la personne qui énonce, “je” et “moi” la désignent, dès lors qu'un auteur de discours le diffuse et compte qu'il soit repris, il assume que le “je” désignera quiconque, comme c'est ordinairement le cas, avec ceci que tout locuteur qui reprendra ce discours spécifique sera le “je” de ce discours. Le mot “dieu” en tant qu'il ne désignerait pas de réalité hors de la langue le fait autrement.

De nombreux mots pointant des réalités non linguistiques ne s'appliquent pas à des réalités effectives, ou du moins qui n'ont pas d'effectivité vérifiable. Je peux admettre la notion d'une cause première d'où tout effet découlerait, cette cause étant dotée de volonté, même si je ne peux pas trop y croire, mais même si je l'admettais je ne pourrais que constater que cette cause est invérifiable, une hypothèse sans preuve. Pour autre exemple, un mot comme “liberté” ne réfère pas à une réalité effective, même si le mot peut avoir une effectivité, on se trouve ici dans le cas inverse, je suis certain qu'avant l'invention des concepts qui lui sont associés il n'existait pas un segment de la réalité effective “liberté” que l'on puisse vérifier, et tout aussi certain qu'après cette invention il n'existe toujours pas, il s'agit de ce qu'on peut nommer “réalité de convention”, des personnes s'entendent sur quelque chose qu'ils nomment “liberté” et s'entendent pour réaliser les conditions qui, en quelque manière, créeront de la liberté. On peut dire que ce que l'on nomme liberté n'est ni effet ni cause, ni n'agit ni n'est agi dans la réalité effective, qu'elle constitue un projet défini, donc, par convention, dans un certain but et que sa possible réalisation formelle constitue à la fois sa concrétisation comme projet et sa fin comme objet, puisque sa réalisation même va résulter en l'élaboration d'une nouvelle convention où cette liberté sera redéfinie.

Nombre d'acceptions du mot désignent des réalités stables et en un aspect effectives, c'est, ((tlf:liberté|nous dit le TLFi), l'« état de celui, de ce qui n'est pas soumis à une ou des contrainte(s) externe(s) » et, « à propos de l'homme (de ce qui le concerne) en tant qu'individu particulier ou en tant que membre d'une société politique [, la] condition de celui, de ce qui n'est pas soumis à la puissance contraignante d'autrui », opposé à la servitude, à l'emprisonnement ou à la sujétion, plus d'autres acceptions concernant des situations réelles d'entités vivantes ou non-vivantes, qui renvoient à la liberté comme non contrainte, est libre ce qui n'est pas entravé. Comme notion sociale, politique et morale, la liberté n'a pas de réalité effective, l'acception, nous dit le TLFi, « par extension. Liberté d'une nation. État d'une nation qui reconnaît aux citoyens leurs droits civils et politiques ou dont les actes et les déterminations sont le fait des citoyens », qui se décline en liberté politique, libertés publiques, liberté d'association, liberté économique, etc. Des libertés qui ne peuvent être que contractuelles et temporaires, et liées au contexte dans l'espace et dans le temps.

Par exemple, les libertés de circulation et d'installation ne sont plus les mêmes dans le cadre de l'Union européenne qu'elles ne l'étaient avant 1993 pour les États qui en font partie, quelles ne le furent (avec des évolutions) dans les phases qui précèdent, entre 1957 et 1992, de la Communauté économique européenne, et moins encore furent-elles semblables avant cette date. Compte non tenu du cas des anciens membres du Pacte de Varsovie, où cette liberté n'existait pas, avant 1992 elle était restreinte au niveau de la CEE, plus encore avant 1973, et avant la CEE ne s'appliquait qu'à l'intérieur des frontières de chaque État. En outre, dans presque tous ces États elle ne valait que pour une partie de la population, sur une base de cens généralement fiscale et sur le statut de propriétaire ou selon son statut social, sa classe ou caste. Et bien sûr, il n'y a pas de liberté de circulation et d'installation entre l'UE et le reste du monde, mais une gradation selon les États tiers et souvent, selon le statut de ses membres.

Dès lors qu'un mot désigne une réalité complexe non effective, difficile de s'harmoniser. Le cas de l'Union européenne et des libertés sociales, politiques et morales est intéressant de ce point de vue : un des principaux motifs de discordance du Royaume-Uni avec l'UE est la liberté, cet État adhéra non à l'UE mais à la Communauté économique européenne, et vingt ans plus tard se trouva dans une autre institution ou la liberté de circulation ne concerna plus les seuls biens et service, celle d'installation ne se limita plus aux agents économiques, travailleurs, commerçants, entrepreneurs. Sans que ça l'explique tout, cette extension de ces libertés pesa notablement dans le référendum de sortie de l'UE alors que, du fait de son insularité, le Royaume-Uni n'appliqua jamais strictement la liberté d'installation et limita celle-ci pour l'essentiel à l'accueil d'agents économiques, sinon bien sûr les citoyens les plus riches de autres États membres, et même de tout État dans le monde. Plus largement, les libertés publiques sont un sujet important de friction entre les États membres de l'UE, qui mettent sous cette étiquette des contenus assez différents et parfois contradictoires, cela se liant notamment à des compréhensions non convergentes de ce que sont la démocratie, l'État de droit, la citoyenneté, entre autres notions non effectives.

Constitution d'un complot ou d'une conspiration.

Comme dit, les projets complotistes et conspirationnistes sont idéologiquement opposés, par contre ils sont souvent formellement convergents en ce sens que, leur but général étant de s'opposer à l'évolution de la société qui les voit apparaître, ils utiliseront souvent des moyens similaires pour des fins censément divergentes. Le problème étant qu'un moyen est sa propre fin, donc quelle que soit la fin seul le moyen importe pour pouvoir supposer la façon dont un complot ou une conspiration évoluera. Cela dit, il y a tout de même une différence notable entre complots et conspirations, quels que soient les motifs d'un groupe complotiste, aucun mécanisme interne ne peut limiter son action même quand une fraction importante de ses membres considère que ses moyens ne sont pas ou ne sont plus en état de réaliser ses fins, tandis qu'il peut arriver que la fin d'un groupe conspirationniste soit la conséquence d'une décision interne. C'est bien sûr lié à la fin.

Un complot visant à préserver ou renforcer les intérêts du groupe à son origine, cesser une action qui apparaît contreproductive à moyen ou long terme revient à mettre en péril ses intérêts à court terme, la question n'est plus alors celle des fins mais celle du maintien même temporaire de ses intérêts, qu'il cesse d'agir comme groupe de complot ou non le groupe est assuré de perdre son statut, d'où émerge une autre fin, limiter les pertes. Une conspiration visant l'intérêt de tous, selon que le groupe fera primer ce but général ou celui propre à son idéologie, et selon la proportion de ses membres qui fera primer la fin sur les moyens, il se peut que le groupe considère que ses moyens vont contre le but général, ou que l'effet des moyens contrevient à la fin visée, donc qu'il doit cesser sa conspiration par les moyens actuels. Bien sûr, il se peut que non et en ce cas la conspiration devient un proto-complot, dans le discours le but reste de type conspirationniste, dans la pratique le but effectif est le maintien des intérêts immédiats du groupe, ou au moins de ses dirigeants. Même si ça n'est pas si évident, on peut considérer que la frange des révolutionnaires russes de 1917 qui s'autoproclama “bolcheviks” était conspirationniste et visait l'intérêt de tous, par contre leur philosophie de l'action était du type « la fin justifie les moyens » et de ce fait, en un premier temps ils considérèrent comme un mal nécessaire les effets souvent désastreux de leur politique ; en un second temps, le fait même de ne pas renoncer à leurs moyens réduisit considérablement la possibilité d'atteindre leurs fins, et en un troisième temps leurs moyens se révélèrent pour ce qu'ils étaient, leur propre fin, en ce cas – comme en presque tous les cas – la préservation du statut des groupes de pouvoir.

Les conspirations qui réussissent m'intéressent peu dans le cadre de cette discussion, j'y reviendrai peut-être plus tard mais pour la suite je ne parlerai que de complots, ce qui inclura bien sûr les conspirations tournant au complot : à la base, des deux principaux totalitarismes mis en œuvre au XX° siècle ceux “communistes” avaient le plus souvent une idéologie conspirationniste, ceux “fascistes” une idéologie complotiste, dans l'effectivité des choses les deux aboutirent à des structures de type complotiste, sinon les très rares cas de mouvements “communistes” qui décidèrent de se dissoudre en considérant le risque que leur évolution fasse que leurs moyens deviennent leurs fins.

Arrière-plan des complots et conspirations.

Tout groupe humain se raconte une histoire, celle de ses origines. Aussi exacte soit-elle, il s'agit toujours d'une fiction en ce sens que même si exacte d'un point de vue événementiel on y oublie nécessairement un élément, l'origine avant l'origine. Tout humain actuel est par le fait issu d'un humain – plus précisément, d'une humaine. D'où il découle que tous les humains ont une même origine, laquelle, comme on dit, se perd dans la nuit des temps. Or, ce n'est en général pas se que se racontent les groupes humains. Que leur récit des origines soit d'ordre mythique, légendaire, politique ou historique, ça commence en un certain lieu avec un certain ancêtre, individuel ou collectif. Ce qui n'empêche cependant pas que ce groupe se rattache à un autre groupe, réel, mythique ou légendaire, à l'occasion.

Pour prendre un cas récent, les États-Unis, il y a le récit dominant des origines qui situe celles-ci au temps de la création des premières colonies de la Nouvelle-Angleterre, et le récit secondaire qui les relie à la “mère patrie”, que le nom générique de ces colonies rappelle, l'Angleterre. Mais, d'abord les origines locales sont quelque chose comme une nouvelle naissance, les colons sont censés être devenus d'une autre espèce en s'exilant de la Grande-Bretagne, puis ce récit fait l'impasse sur les occupants antérieurs, les colons “régénérés” étant désormais devenus “autochtones”, les autochtones précédents, dits aujourd'hui Amérindiens, “sortent du récit”, n'existent plus en tant qu'autochtones, enfin ce récit fait aussi l'impasse sur le fait que très vite après leur indépendance les colonies britanniques, devenues États-Unis d'Amérique, à la fois par l'intégration de nouveaux territoires déjà habités par d'autres colons et par l'apport de nouveaux immigrants de toutes origines, ont une population qui dans sa majorité n'a de liens généalogiques ni avec les premiers colons, ni avec la mère patrie. On en dira autant de tout groupe humain ayant un récit des origines, il ne correspond ni à la réalité historique, ni à celle actuelle, et ne tient pas compte de l'écart souvent énorme entre le récit et la situation effective. À quoi s'ajoute que le plus souvent il n'y a pas un seul récit des origines pour un groupe donné. J'avais écrit un court texte intitulé « Nos ancêtres les ... », qui en parle un peu et de manière indirecte. Sa courte introduction d'abord :

Qui peut savoir quels sont ses ancêtres ? Dire, écrire ou penser « Nos ancêtres les ... » c'est dire, écrire ou penser sur rien si ces ancêtres sont supposément un peuple.

Et voici le texte :

Même les Français qui n'y eurent pas droit en cours d'Histoire, en gros ceux nés à la toute fin de la décennie 1960, le savent, “nos ancêtres” ce sont “les Gaulois”. Certes... Mais il y a au moins trois limites à cette affirmation, cette ancestralité est tardive (fin XIX° siècle) et n'est pas admise par tous (demandez à un Alsacien, un Basque, un Breton ou un un Normand si ses ancêtres aussi sont les Gaulois), enfin les Gaulois n'ont jamais existé.

En peu de mots, la problématique du récit des origines est posée. Première chose notable, les ancêtres sont supposément les Gaulois, mais le peuple se nomme les Français, ce qui le relie non pas aux supposés Gaulois mais aux supposés Francs. Si on y ajoute que la France figure dans le groupe des pays “latins”, donc se rattache à l'Empire romain, ça complique encore. Si on y ajoute encore le fait que, de la fin du XIX° siècle au milieu du XX° la France était un vaste empire disposant de départements, colonies et protectorats sur tous les continents, et que tout au long de son Histoire et spécialement au cours des deux derniers siècles elle fut une terre de forte immigration, les origines gauloises apparaissent un récit des origines très déconnecté de la réalité effective. Et par là-dessus, les Gaulois sont une légende.

De fait, sur le territoire actuel de la France coexistent plusieurs récits des origines, que ce soit sur le territoire métropolitain ou sur les quelques restes de son ancien empire. On dit que l'Histoire est racontée par les vainqueurs, ce qui souvent ne se révèle pas exact, le vaincu aussi a son récit des origines, à quoi s'ajoute que le vaincu d'hier peut devenir le vainqueur de demain, que vaincu et vainqueur d'hier peuvent s'entendre sur un nouveau récit des origines où il n'y a ni vaincu ni vainqueur, qu'on peut avoir deux récits d'une même séquence où pour chaque camp soi est le vainqueur, l'autre le vaincu, et autres cas. Ce qui nous ramène à mon premier propos : passé un certain nombre de membres, nécessairement une société se divise en groupes aux intérêts divergents et parfois antagonistes. Peu importe la manière dont cette division a lieu, parfois un groupe se divise hiérarchiquement, parfois territorialement, parfois deux groupes s'allient, parfois un groupe s'établit sur le territoire d'un autre et en devient l'obligé ou le serf, le seigneur ou le maître, au bout du compte coexisteront plusieurs récits des origines, l'un censément fédérateur, les autres plus ou moins étayés sur des événements effectifs, plus ou moins discordants du récit fédérateur, plus ou moins susceptibles d'induire des oppositions réelles, effectives. Fondamentalement, les complots et conspirations ont un but similaire, quelque chose comme le rétablissement de l'ordre ancien, le “retour aux origines”, sinon que les uns visent la situation d'avant la fusion, les autres celle d'avant la division.

Récits des origines.

Parler de récit des origines va au-delà des récits canoniques admis par tous – non pas en tant que récits réels d'une origine réelle mais en tant que faits historiques attestés, tels groupes, telles sociétés ont élaboré tels récits à telles époques. De fait toute fusion, toute division, toute association de groupes donne lieu à un récit des origines, certains étant “fondateurs”, une origine absolue, d'autres adventices, secondaires et rattachés à celui absolu. On voit notamment cela dans les familles, un ancêtre plus ou moins lointain et le plus souvent en rupture avec sa famille d'origine est considéré comme fondateur, le récit familial s'articulant alors sur cette personne. Dans ces récits tout fait sens, les bonheurs comme les malheurs, et construit une fable assez téléologique. Encore une fois, la réalité effective des éléments du récit importe peu, le récit est nécessairement une fiction non par ce qu'il conte mais par l'interprétation que l'on en fait. Les humains sont tous des faux témoins, certains tentent de réduire ce tropisme, d'autres au contraire l'accentuent, nombre d'entre eux n'en ont pas ou n'en ont que peu conscience. Les récits des origines sont des nécessités vitales pour les personnes, les groupes, les sociétés et in fine l'humanité entière. Un être humain est paradoxal, à la fois ange et bête, pur esprit et corps animal, individu et être social.

Participer d'une société humaine n'a rien d'évident, pour y parvenir on doit nécessairement se raconter une histoire, inventer et réinventer sa vie. Croire à l'incroyable n'est pas la chose la plus simple du monde, et il est positivement incroyable d'être le membre d'un groupe dont on peut connaître au mieux la millième partie de ce qui le constitue. La France est une fiction, je n'ai rien de commun avec cet ensemble hétéroclite de territoires dispersés, d'êtres de toutes espèces animales et végétales, d'objets de toute sorte et de tous usages, d'extension incommensurable dans l'espace et dans le temps. Imaginez ça : on me dit que des personnes qui vivent au fin fond d'une contrée inconnue et insituable, le Minnesota, font partie de mon groupe ! Que des personnes nées et mortes des centaines d'années avant ma naissance et avec lesquelles je n'ai aucun rapport généalogique en font partie ! Il n'y a qu'une manière de croire à l'incroyable, se raconter une histoire qui me permette d'imaginer qu'effectivement ce qui n'a aucun rapport à moi en a. Comme je ne suis jamais le même et que ma société est en perpétuel changement, je dois sans fin modifier mon récit, l'adapter à ces évolutions. Les humains ne sont pas des faux témoins par malice ou par ignorance mais donc, par nécessité. Ce qui nous constitue comme humains nous est extérieur, on peut nommer ça le dieu ou les dieux, on peut le nommer esprit ou âme, ou saṃsāra dans l'immanence, mokhsa dans la transcendance, karma dans la contingence, on peut aussi ne pas le nommer et le constater, on peut enfin tenter de l'expliquer “rationnellement”, ce qui mène à des impasses. Non qu'on ne puisse en parler de manière rationnelle, mais l'expliquer ? Inutile. Impossible.

Il en va là comme pour une sentence précédente, « je me constate donc je vis », ce me semble une explication suffisante du phénomène. Cela n'empêche pas l'étude rationnelle de la vie, son fonctionnement, son apparition, et ce qu'on en peut connaître ici et maintenant, par contre il ne peut y en avoir d'explication rationnelle, là c'est une affaire de croyance, ou de non croyance, certains ont nécessité à expliquer l'inexplicable, d'autres non. Certains ont du mal à croire ce qu'ils voient, d'autres non, et si l'on croit ce que l'on voit ça se passe d'explication. Sans vouloir trop m'étendre là-dessus, et pour me répéter, si je peux admettre la notion d'une cause première d'où tout effet découlerait je ne m'y intéresse pas, ce qui est, est. Autant je suis passionné par l'étude du vivant, autant m'indiffère de savoir le pourquoi de la chose, le comment me suffit.

Comme être humain social c'est différent, à un certain niveau je ne crois à aucun récit des origines, à un autre niveau j'y crois. J'y crois à un niveau contingent, pour accepter de participer à la fiction de la France et d'ordre supérieur, Union européenne, Nations unies, humanité, ou inférieur, région, département, circonscription, commune, famille, etc., il me faut y croire, et y croire avec la foi du charbonnier. Et bien sûr, d'autres fictions de plus ou moins d'extension. Comme la réglementation routière par exemple. À un niveau que l'on peut dire rationnel, ces conventions m'apparaissent telles, des conventions, des non réalités, des fictions. Ce qui ne m'empêche de les accepter pour vraies dans les contextes où ça se révèle nécessaire. Savoir que la réglementation routière est une convention n'induit pas qu'on n'y croie pas en tant que réalité effective, car elle a bien un effet sur ma réalité, si je me déplace dans l'espace social sans en tenir compte j'aurai vite des problèmes tout ce qu'il y a de réels.

L'être humain est, comme le disait le titre d'un roman de Vercors, un “animal dénaturé”. Non qu'il ne participe de la nature, mais il a perdu nombre de traits “naturels” qui permettent au membres d'un groupe de se coordonner, à quoi s'ajoutent l'usage de nombre de prothèses qui augmentent ses capacités au-delà de ses possibilités de réaction et donc, sa capacité à participer d'un groupe qui dépasse largement ses possibilités d'identification de ses pairs. Sur un plan, les humains sont des animaux qui héritent de nombre de comportements de leurs ancêtres, des primates qui de ce point de vue se distinguent peu des autres primates, des bonobos et des chimpanzés spécialement, sur un autre plan ce sont des “sur-êtres”, des entités qui ont une capacité de contrôle de leur espace social et de leurs semblables très au-delà de leur entité propre, des êtres pourvus des dons d'ubiquité, de télépathie (cette fois dans la forme décrite par les romans et contes), des passe-muraille, ils peuvent voler, vivre sous l'eau, sous la terre, dans le vide, il sont capables de contempler les confins de l'univers, etc. Et tout cela par les seules forces de leur esprit.

Les forces de l'esprit.

Certes, on me dira peut-être que, bon, d'accord, les humains peuvent tout cela mais avec un peu plus que les forces de l'esprit, ce qui est vrai et faux, par contre c'est réel. Ce qui m'amène brièvement à la question du vrai et du faux, et peut-être à celle du bien et du mal. Et à celle du réel, de la réalité, de ce qu'on en sait et de ce qu'on en peut dire.

Le vrai et le faux, le bien et le mal, sont des fictions. Dans la réalité réelle rien n'est vrai ou faux, rien n'est bien ou mal, ce qui est, est, ce qui n'est pas, n'est pas, et voilà tout. Ma description des humains comme sur-êtres dont les capacités étendues sont dues aux forces de l'esprit est donc à la fois vraie et fausse. Qu'est-ce à dire ? Pour moi et pour bien d'autres il n'existe qu'une seule vérité, la sienne propre. On peut certes tenter de s'accorder, d'harmoniser nos vérités, mais il y a ce fait indéniable, je ne suis pas vous et vous n'êtes pas moi, ce qui m'apparaît vrai est tel d'où je suis et d'où je contemple ce qui m'entoure, et de même pour vous. Par contre, on peut plus aisément s'entendre sur le faux, par exemple en considérant qu'est faux ce qui est indémontrable. Enfin non, on ne s'entendra pas là-dessus, disons qu'on peut s'entendre sur ce qui est “non vrai”. Exemple, “Dieu”. Vous connaissez déjà mon point de vue là-dessus, ou plutôt, non, vous ne le connaissez pas encore car j'emploie ce terme pour la première fois dans cette discussion. Jusqu'ici j'ai pris soin de ne pas préciser, parlant du mot “dieu”, “dieux”, ou disant un dieu, des dieux, le dieu, une notion générale et vague, et quand c'était moins vague, parlant de cause première. J'ai pris soin de ne pas évoquer une entité singulière dotée d'un nom propre, Dieu, sans article et avec initiale majuscule. Parlons donc de Dieu.

Mon point de vue ? Dieu comme entité singulière, ça n'existe pas. Vu la proportion des humains qui ont une autre opinion, probable que vous n'ayez pas la mienne, soit que pour vous “Dieu existe”, soit que vous n'ayez pas de certitude en la matière. Là-dessus, savoir si Dieu existe ou n'existe pas n'est ni vrai ni faux, c'est affaire de conviction. Par exemple, le dieu entité singulière tel que déterminé par la religion hébraïque et repris par ses sectes les plus notables, les diverses branches “chrétiennes” et “musulmanes”, YHWH ou Dieu ou Allah ou autres variantes : y croire, la croire vraie, ne ressort pas de la science infuse ou de l'évidence première et requiert un conditionnement assez long ; ne pas y croire ne ressort pas de la science infuse et requiert un déconditionnement long quand on est plongé dans un contexte où son existence est donné pour vraie. Bref, croire ou ne pas croire en cette entité n'est ni vrai ni faux. On peut cependant s'entendre sur le fait que c'est “non vrai”, parce que même pour qui croit en cette entité Dieu est intangible et invisible en ce monde, parfois on peut entendre la voix de Dieu et “connaître sa présence” mais le voir ? Le toucher ? Aucun juif, chrétien ou musulman sérieux ne le prétendra. Certes il y a cette entité propre aux branches chrétiennes de la religion hébraïque, Jésus, qui est selon elles “Dieu incarné”, donc visible et tangible, sinon que selon la plupart des branches chrétiennes ce qui fait la divinité de Jésus n'est pas sa chair mais le souffle divin qui l'habite. S'entendre sur le fait que Dieu est “non vrai” c'est s'entendre sur le fait que, y croyant ou n'y croyant pas, on peut s'accorder sur le fait qu'il n'est pas vérifiable par nos sens ou par quelque moyen d'investigation de la réalité : non vrai car non vérifiable.

J'ai mon opinion sur le vrai et le faux, sur le bien et le mal, et vous avez la vôtre. Très peu de chances qu'elles soient identiques même si elles peuvent être proches. Par contre on peut relativement bien s'entendre sur ce qui est “non vrai” et “non bien”. J'avais trouvé une sentence de je ne sais plus qui sur la question du bien et du mal, qui disait en gros qu'on ne peut pas trop savoir ce qu'est le bien ni vraiment ce qu'est le mal, sinon par contraste, le mal est le “non bien” – ce qui laisse beaucoup de place à ce qui n'est ni bien ni mal mais n'est pas le contraire du bien. Ou du mal. Une société vise à privilégier le bien, à réduire le mal et à ne pas s'intéresser trop au reste. La réglementation routière en est l'exemple, on fixe des règles qui définissent ce qu'est un bon comportement et un mauvais comportement. Entre autres règles, il y a celles sur les vitesses autorisées : une automobile ne doit pas se déplacer plus rapidement que selon une vitesse maximale autorisée, variable selon les contextes, mais ne doit pas non plus se déplacer en-deçà d'une certaine vitesse, elle aussi variable selon les contextes, sauf cas de force majeure et en le signalant (feux d'urgence, avertissements sonores), le bien ce sont ces deux limites, en-deçà et au-delà on est “dans le mal”, entre les deux on est “dans le bien”, par contre il n'y a pas plus de bien à circuler au mitan de ces limites, ou vers la limite basse, ou vers la limite haute. En outre, le mal vu ainsi n'est pas affaire de morale sinon cette morale universelle de ne pas nuire à son prochain : ces règles de limites de vitesses sont fixées pour que tous les utilisateurs des voies de circulation puissent y circuler sans trop de risques et aussi agréablement que possible, donc une question de savoir-vivre plutôt que de morale.

Être dans le bien, en gros, consiste à respecter les règles sociales. Raison pourquoi on ne peut définir un bien ou un mal absolus : la réglementation routière dans un contexte où presque tout le monde se déplace en véhicule motorisé, dans un autre où il y a beaucoup de piétons et de cycliste, dans un autre encore où le transport ou la traction animaux sont de fréquent usage, ne peuvent être les mêmes, par contre dans tous ces contextes respecter la règlementation locale c'est “être dans le bien”, ne pas la respecter, “être dans le mal”.

Les forces de l'esprit, donc. Contrairement à ce que peut faire croire mon alinéa sur l'être humain comme animal dénaturé, je ne méconnais pas le fait qu'on ne vole pas par lévitation, qu'on ne fait pas un séjour sous-marin prolongé sans instruments le permettant, qu'on ne réalise pas tous les miracles énoncés dans cet alinéa sans outils. Ce que je pointe est ce fait simple : tout moyen artificiel, tout artéfact, permettant de faire cela n'apparaît pas par miracle, il faut les réaliser, pour les réaliser il faut les concevoir, pour les concevoir il faut les penser. La spécificité des humains, ce qui en fait des “sur-êtres”, réside en cette capacité de “penser le monde”, de l'imaginer, et l'imaginant, de penser, de concevoir et de réaliser les artéfacts permettant de concrétiser ce qu'imaginé.

Soit dit en passant, sans le certifier je ne suis pas persuadé que François Mitterrand avait la même opinion que moi là-dessus quand il évoqua, lors de sa dernière allocution de nouvel an en tant que président de la République, les “forces de l'esprit”...

Comploter.

Une fois compris que “le bien” et “le mal” ne sont pas des données fixes mais dépendent du contexte, on peut aussi comprendre que, le contexte changeant, les limites du bien changent aussi. Même si dans leur réalisation il peut en aller autrement, les conspirations tendent à la base à prendre cela en compte. L'équilibre d'une société est tributaire de la validité contextuelle de ses règles. On dira que l'équilibre est constant et le contexte variable, la régulation valant dans tel état de la société ne vaut plus dans un état autre, par contre le but général reste le même, l'équilibre. Une société idéale resterait à l'équilibre sans qu'on y fasse rien mais bon, nous vivons dans des sociétés contingentes, c'est ainsi. D'où cette nécessité de faire évoluer les règles.

Prenons un cas problématique, la régulation des naissances : dans un contexte où la durée de vie optimale est de l'ordre de soixante-cinq ans, celle moyenne de l'ordre de trente à trente-cinq ans, la mortalité infantile forte, des règles sociales incitant à la procréation et interdisant ou limitant le malthusianisme sont adaptées ; dans un contexte où la durée de vie optimale est de l'ordre de cent ans, celle moyenne de l'ordre de quatre-vingt ans, la mortalité infantile très faible, il sera moins pertinent d'inciter à la procréation et loisible d'accepter une forme de limitation de la natalité jusque-là interdite ou réprouvée. On l'aura remarqué, ou non, les États de l'Union européenne qui, avec difficultés souvent, s'engagèrent parmi les premiers vers une politique libérale en la matière, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la France, sont aussi ceux qui ont le plus fort taux de natalité, non parce que la libéralisation induit la chose mais parce que ce fut accompagné de politiques complémentaires permettant d'atteindre à un certain équilibre. Considérant le cas des États de l'UE, nulle causalité entre libéralisme ou conservatisme en matière de contrôle des naissances et natalité, par contre il y a forte corrélation entre un certain libéralisme en la matière et la création de structures d'accueil des nouveaux-nés ou de compensation financière forte en cas de “congé parental”.

Les complots sont conservateurs ou réactionnaires. Au mieux ils souhaitent que rien ne change et au pire, qu'on revienne à un état social antérieur. Je ne suis pas “téléologiste” ni ne considère que le progrès est un fait incontournable, par contre je constate que les sociétés évoluent, se modifient, et en une certaine manière progressent. Ce qui n'induit pas toujours une amélioration. Elles ne progressent pas linéairement cependant, dans la durée “il y a du progrès” mais beaucoup de sociétés, probablement toutes, connaissent des phases de régression parfois assez longues, certaines cessent de progresser ou au moins d'évoluer et pour cela cessent, meurent. Les sociétés sont des phénix, sauf rares cas quand l'une meurt une part importante de ses membres demeure et s'intègre à une autre société ou en fonde une nouvelle, ou fait les deux. En réalité, fait toujours les deux, soit que tous fondent une nouvelle société donc une autre, soit qu'une part intègre une autre société, une autre part en fondant une nouvelle, soit que tous intègrent une autre société et en ce cas, ils vont par nécessité la modifier, ce qui résultera en une autre société.

On peut prendre le cas de l'Empire romain, qui a l'avantage d'être bien documenté. Il a connu trois états avant d'en connaître un ultime, sa désagrégation. La première phase est celle de la République qui, pendant sa phase ascendante, étendit son imperium très au-delà de sa zone d'expansion initiale, le Latium. Durant cette phase elle connut une évolution interne assez peu influencée par ses conquêtes qui, pour l'essentiel, furent des colonies, seules les parties géographiquement et culturellement les plus proches accédant à la citoyenneté. La phase suivante est celle du passage de la République à l'Empire, formellement le régime reste républicain mais les “empereurs” et leurs obligés monopolisent le pouvoir sauf durant des moments de guerre civile qui les opposent aux “républicains” (qui sont parfois de possibles empereurs donnant dans la démagogie ou comme on dit aujourd'hui le populisme). Durant cette phase eut lieu une intégration plus importante des cités conquises à la citoyenneté, dans le but de consolider la position des empereurs. Nécessairement, cette politique nouvelle induit une évolution des structures politiques, intégrer des cités ne se réduit pas à intégrer des nouveaux membres, leur propre conception des règles sociales est elle aussi intégrée et va nécessairement induire un changement des règles de la métropole. La troisième phase résulte de la deuxième, vient un moment où les changements conduisent à une autre société, l'Empire tel qu'ils se déploya à partir du milieu du premier siècle de notre ère, qui est une autre société que celle qui se déploya lors de la première phase. La quatrième phase ? Et bien, c'est le début d'une nouvelle organisation des entités politiques, héritière des trois phases précédentes mais autre.

Les complots sont conservateurs ou réactionnaires, disais-je. Par le fait, changer les règles induit que certains y perdront, que certaines choses qu'on permettait ou ce qu'on interdisait dans la situation précédente, on ne le permettra plus, on ne l'interdira plus. Parmi d'autres une des causes de la Révolution française est notamment la réglementation, spécialement la question des privilèges. Les choses sont rarement simples, comme ça peut arriver de nos jours les partisans les plus chauds d'un changement de cet ordre ne furent pas nécessairement ceux qui en auraient tiré le plus parti, parmi les principaux révolutionnaires on trouve beaucoup de membres de la noblesse, du clergé et des professions réglementées, alors que parmi les contre-révolutionnaires on trouve beaucoup de non privilégiés. Il n'y a là aucun paradoxe, les personnes les mieux à même de comprendre le système et d'élaborer des projets pour le remettre en cause sont précisément celles qui appartiennent aux groupes qui en tirent le plus parti, ce qui était vrai alors l'est encore aujourd'hui et l'on trouve beaucoup plus de théoriciens et de praticiens du changement parmi les classes privilégiées que parmi les autres, pour contester bien il faut connaître bien. On trouve aussi beaucoup des penseurs et meneurs des groupes de complot ou de conspiration les plus efficaces parmi ces classes privilégiées3. Cela dit tout est relatif, comme on peut voir se déployer des complots à tous les niveaux, depuis la famille jusqu'à l'humanité entière, les “privilégiés” des niveaux les plus élémentaires peuvent bien sûr figurer parmi les non privilégiés à des niveaux supérieurs.

Concevoir et mettre en œuvre un complot, une conspiration, requiert une certaine intelligence et une assez bonne compréhension du fonctionnement du système où le projet doit se déployer, raison pourquoi leurs initiateurs se recrutent plutôt parmi les membres des classes les plus favorisées, à quoi s'ajoute que la fin d'un complot étant la préservation des intérêts d'un certain groupe qui, dans son contexte, est favorisé, presque nécessairement ce sont certains de ses membres qui le réaliseront, ou à tout le moins les membres de groupes qui leurs sont proches et dont le maintien de leurs intérêts est dépendant du maintien de ceux du groupe directement concerné par le complot. On voit cela par exemple dans les cas où il y a une séparation entre les idéologies des groupes éminents dans les classes “politiques” et celles “religieuses”, le cas général étant une idéologie politique dominante plutôt complotiste, une idéologie religieuse dominante plutôt conspirationniste. Par leurs idéologies ces groupes devraient diverger mais comme dans le cadre même de leur champ d'action des groupes d'opinion ou d'action s'opposent, s'établissent des compromis plus ou moins durables d'ordre tactique, dont le but à court terme est de préserver ou améliorer le statut social des groupes qui se coalisent. Ce qui n'empêche pas une proximité idéologique entre certains groupes politiques et religieux, mais ce n'est pas nécessaire.

J'entendais récemment une émission historique sur France Culture, dans la Fabrique de l'Histoire, précisément une des émissions de la série sur la Guerre de Trente Ans, accessible par cette page (le deuxième ou troisième épisode il me semble), où un des intervenants relevait que selon le moments, alors même que la question centrale à l'origine de cette guerre était censément celle de la religion, et de l'opposition entre catholiques, protestants et réformés, eurent lieu de curieuses alliances où se mêlaient des groupes et factions politiques et religieux censément divergents, parce que des oppositions internes à chaque partie sur des questions de positions de pouvoir. On a ainsi pu voir le royaume de France, qui en interne menait une lutte contre les non catholiques, s'allier à des princes non catholiques, et être soutenus en cela par des princes-évêques catholiques, pour lutter contre l'empereur lui-même en lutte interne contre les réformés et protestants et en alliance avec des principautés ou des royaumes non catholiques. La Guerre de Trente Ans... J'en parle moi-même dans plusieurs pages de ce site parce qu'elle m'apparaît l'exemple le plus lisible des raisons pour lesquelles un complot se forme et de la manière dont il se met en œuvre – et aussi l'exemple très clair de l'inutilité à long terme des complots.

Excursus : la Guerre de Trente Ans.

Comme souvent, le nom ne dit rien de la réalité des événements, il ne s'agit pas d'une seule guerre et elle ne dura pas trente ans, il s'agit plutôt d'une série de conflits, pas toujours très liés, le plus souvent d'une durée assez courte, avec des périodes plus ou moins longues de relative paix, et bien sûr des alliances variables. Elle prit ce nom pour trois raisons principales, le territoire de confrontation, les parties aux conflits, et la résolution, ou presque, de tous ces conflits à la fin de la période, plus la résolution d'un conflit annexe, dit la Guerre de Quatre-Vingts Ans. Comme le résume assez bien l'article de Wikipédia,

La guerre de Trente Ans a été marquée sur le plan religieux par l'affrontement entre protestantisme et catholicisme et sur le plan politique par l'affrontement entre féodalité et absolutisme. Avec la paix de Westphalie, le problème politique d'obtention d'une paix civile se solde par la victoire de l'absolutisme. De ce modèle politique [...] naît ainsi le concept de l’État moderne, c'est-à-dire une entité exerçant dans ses frontières le monopole de la violence légitime et se défendant à l'extérieur par une armée nationale. Quant au niveau religieux, le principe exprimé par la maxime latine Cujus regio, ejus religio (mot à mot : “à qui appartient la région, de celui-là la religion”) se voit réaffirmé.

Bien sûr, on ne règle pas une guerre dont les racines plongent presque deux siècles avant en une seule fois, il y eut encore une série de conflits le demi-siècle suivant et même un peu au-delà, mais localisés et périphériques, des guerres de frontières pour l'essentiel.

Je place ma réflexion sous les auspices des complots et conspirations parce que formellement ça y correspond, cela dit les acteurs de ces projets ne les voient pas toujours ainsi, même si à l'occasion se mettent en place de réels complots – pour le cas de la France et peu avant ou juste après cette guerre, on a par exemple la Ligue catholique et la Fronde, deux groupes de complot qui ont bien pour but de préserver les intérêts de leurs groupes constitutifs, qui rassemblent comme souvent dans ces périodes des groupes de pouvoir politiques et religieux, et dont la fin est, de quelque manière, de “renverser le pouvoir”. Pas strictement de faire cela, leur intention serait plutôt de le préserver mais dans une certaine forme, il s'agit de l'opposition millénaire entre les tenants de la centralisation et ceux de l'autonomie, lutte aussi ancienne que celle de l'invention des “États”, presque contemporaine de l'invention de l'agriculture et de l'élevage sédentaire. Ligueurs comme frondeurs sont des partisans de l'autonomie politique appuyée sur une unification religieuse, le modèle féodal, contre les tendances centralisatrices puis, au tournant des XVI° et XVII° siècles, absolutiste, de la monarchie. Le plus souvent les complots formels ne sont pas considérés tels par les acteurs, il s'agit pour eux de préserver ou de rétablir le “pouvoir légitime”, les configurations de type complotiste étant alors des moyens et non des fins. Mais vous le savez déjà, un moyen est sa propre fin, la Guerre de Trente Ans l'illustrant assez bien.

Les causes initiales de cette guerre sont les suites des guerres de religion. Peu avant ses débuts et sauf pour certains territoires, la règle rappelée par Wikipédia, cujus regio, ejus religio, qu'on traduit diversement mais qui signifie que la religion d'un territoire est nominalement celle de son prince, était censée s'appliquer presque partout en Europe centrale et occidentale, en gros l'ancien territoire de l'Empire romain d'occident. Même si les choses n'étaient pas si simples, dans des entités politiques autonomes tendanciellement unifiées comme la France ou le Royaume-Uni on pouvait envisager sans trop de problèmes une telle règle, une fois les guerres de religions (à-peu-près) terminées ; pour une entité composite comme le Saint-Empire c'était plus compliqué, pour conserver son pouvoir et si possible le transmettre à un héritier désigné, l'empereur devait concéder parfois beaucoup aux princes-électeurs, qui eux-mêmes devaient concéder à leur propres obligés, bref on ne savait pas toujours très bien de quel prince la religion primait sur tel territoire. Le tout premier incident, la “défenestration de Prague”, n'a pas de conséquence immédiate, même si on date traditionnellement la Guerre de Trente Ans de ce moment, le 23 mai 1618, son véritable début est consécutif à un autre événement, près d'un an plus tard, la mort de l'empereur en place, le 20 mars 1619. Le roi de Bohème de l'époque devient alors nominalement son héritier et aussi un des électeurs. Les Bohémiens décident alors de le destituer et élisent à sa place un autre prince, mais celui-ci calviniste. Ce qui pose problème à l'empereur putatif : la majorité des princes-électeurs est désormais non catholique. Je passe sur les imbroglios qui font que, même si nominalement déchu de son titre de roi de Bohème, le candidat à l'empire, Ferdinand II, est élu – et électeur. Toujours est-il que son groupe de pouvoir, catholique, ne peut accepter cette situation, et commence alors le premier conflit de cette guerre, la Bohème est violemment réprimée et Ferdinand rétabli sur son trône.

Pour les péripéties je vous renvoie à l'article de Wikipédia, reste ceci : cette guerre résulte d'une longue série d'oppositions entre divers groupes de pouvoir, dont souvent les principaux acteurs sont apparentés, et dont souvent le motif est de déterminer qui est roi, prince ou empereur en telle terre. Sans dire strictement que ce sont des querelles d'héritage entre cousins, parfois entre frères, ça y ressemble beaucoup. Il s'agit moins d'une histoire de famille que d'une histoire d'héritage idéologique, l'apparentement des divers souverains européens est bien moins cause que conséquence de ces oppositions idéologiques, on peut dire que la noblesse européenne a un schéma de résolution des conflits “tribale”, après une phase parfois longue de confrontation directe, une paix est signée et les accords matrimoniaux sont censés la garantir. Ce qui ne marche pas trop, cela dit. Sans aller jusqu'à la nuit des temps la séquence “Guerre de Trente Ans”, qui ne se résolut (à-peu-près) que vers le milieu du XIX° siècle, est la conséquence d'une longue évolution du modèle social formellement encore en cours mais déjà à bout de souffle, celui de la féodalité, qui connut son acmé au XII° siècle et commença son lent déclin dès le siècle suivant.

Fin de l'excursus.


Maintenant je vais revenir à la nuit des temps. Enfin non, pas tout-à-fait, mais du moins assez loin dans le temps, quelques millénaires en arrière. Par ailleurs je développe une discussion qui remonte à la nuit des temps (ou au moins à quelques trente mille ans) et qui concerne un territoire bien plus vaste mais ici je me limiterai à-peu-près, pour le temps et l'espace, à l'Empire romain, principalement sa partie occidentale même si, pour une certaine phase, je discuterai un peu plus de la partie orientale.

Les héritiers.

Les Français sont des Gaulois et des Romains. Sans même parler des autres héritages, en voilà trois qui peuvent poser problème – raison pourquoi je me réserve sur les autres, plus on en ajoute, plus le problème grandit. En la matière il y a au moins trois positions et en tout cas ce sont les plus courantes : tout en un, un de tout, chacun son lot.

“Tout en un” est ce qu'on peut appeler la position moyenne : en tant qu'individu je ne me limite pas à ces trois héritages généalogiques, en tant que personne, qu'individu social, je suis Français donc héritier de ces trois traditions. Non pas héritier de “mes ancêtres les [...]” mais héritier des récits qui me situent comme redevable des “Francs”, des “Gaulois” et des “Romains” ou “Latins”. Mais aussi héritier des Grecs antiques, des Hébreux, de leurs successeurs les Juifs, moins directement de toutes les civilisations qui ont apporté leur pierre à l'édifice social qu'est la France d'aujourd'hui, héritiers des héritiers même de la France – Russie, États-Unis, entre autres –, liste non close. Tout en un, pour dire que tous ces héritages sont en moi mais ne font pas un héritage unique, pour partie ils se fondent, pour partie ils s'opposent, pour partie ils cohabitent.

“Un de tout” est la compréhension idéaliste des choses, la position de base de toute idéologie conspirationniste : le “monde des apparences” est un lieu de corruption où les idées pures se diluent, se divisent, se désunissent ; conspirer vise à restaurer l'unité perdue, de faire de la diversité des héritages un seul héritage. Le problème étant que les conspirateurs ne sont pas moins “corrompus” que les autres : si même on accepte l'idée que la diversité du monde des apparences masque l'unité profonde de ce qui, donc, apparaît, quel être de ce monde peut prétendre connaître la pureté ? Et même la connaissance, montrer aux “impurs”, aux “corrompus”, la voie vers la pureté ? Il se peut (en un aspect il me semble acceptable de supposer) qu'il y a une unité profonde derrière la diversité mais ce monde est par sa corruption même, par son impureté. Je ne souhaite rien de plus que vivre ma vie dans le seul univers que je connaisse, je peux supposer qu'en un temps lointain il cessera son expansion puis commencera sa rétraction, qu'en un temps encore plus lointain il retrouvera l'unité perdue d'avant le Big Bang mais bon, pour l'heure et pour le temps qui me reste à vivre, m'est avis qu'il me vaut mieux m'accommoder de la corruption du monde...

“Chacun son lot” est la compréhension matérialiste des choses, la position de base de toute idéologie complotiste : on trie dans ses héritages et on n'en retient qu'un ou qu'une petite part, je suis d'accord avec Nicolas Sarkozy, quand on est Français on doit accepter cette fiction, « nos ancêtres les Gaulois », à condition de ne pas oublier toutes les autres, « nos ancêtres les Francs », « nos ancêtres les Romains », « nos ancêtres les Grecs », « nos ancêtres les Hébreux », « nos ancêtres les Serbo-Croates », « nos ancêtres les Inuits », etc. Les matérialistes de cette sorte sont aussi des partisans de la pureté mais à l'inverse des idéalistes, non par la fusion mais par l'exclusion. Ce qui pose problème bien sûr : l'exclusion des héritages jugés impurs est censée amener la société vers le mieux, ce qui semble douteux ; la logique matérialiste sera, non que la solution est incorrecte mais que les critères sont insuffisants, si ça ne fonctionne pas comme prévu c'est qu'on exclut insuffisamment.

Je le développe dans divers textes, le “communisme” du siècle passé se suppose matérialiste mais est une idéologie idéaliste, à l'inverse le “fascisme” se pose comme idéaliste mais est matérialiste. En fait, il s'agit de cette question des moyens et des fins : la fin des idéologies idéalistes est nécessairement un monde idéal, agir en ce sens, et bien, c'est agir sur la matière, l'épurer jusqu'à ce qu'elle tende vers l'idéal ; à l'inverse le moyen des idéologies matérialistes est, disons, l'idée, agir sur l'apparence des choses, “dévoiler”, pour amener les gens à “discerner le vrai du faux” et par ce moyen éliminer “l'ennemi”, tant celui intérieur qu'extérieur. Certes, on pourrait se servir de ce discours pour décrire les procédés idéalistes, avec cette différence que dans le cas des idéologies matérialistes ça n'a rien d'idéal, il s'agit bel et bien d'éliminer par la mort ou par l'exil les personnes supposées impures. Mais nous vivons dans un monde impur et corrompu, mêlé et indémêlable, raison pourquoi les deux tendances convergent : tristement, les moyens disponibles sont ce qu'ils sont, des moyens, en gros des idées matérielles, Un idéaliste ou un matérialiste n'a qu'un moyen pour tenter d'aller vers une certaine fin, faire avec la réalité.

Ce qui amène nécessairement un complot, mais aussi une conspiration qui ne sait pas s'arrêter à temps, à échouer dans sa fin est donc de ne pas tenir compte du moyen en tant que moyen. Nous vivons dans un univers qui a bien des caractéristiques dont une notable, localement et à notre niveau d'action il respecte les principes de la thermodynamique. Au niveau global, “relativiste”, ou au niveau particulaire, “quantique”, les choses sont moins évidentes, dans le courant de la vie on ne peut pas tourner la loi, en ce cas les deux principes classiques de la thermodynamique. J'ai déjà cité le deuxième, voici son prédécesseur :

Le premier principe de la thermodynamique, ou principe de conservation de l'énergie, affirme que l'énergie est toujours conservée. Autrement dit, l’énergie totale d’un système isolé reste constante. Les événements qui s’y produisent ne se traduisent que par des transformations de certaines formes d’énergie en d’autres formes d’énergie. L’énergie ne peut donc pas être produite ex nihilo ; elle est en quantité invariable dans la nature. Elle ne peut que se transmettre d’un système à un autre. On ne crée pas l’énergie, on la transforme.
Ce principe est aussi une loi générale pour toutes les théories physiques (mécanique, électromagnétisme, physique nucléaire...) On ne lui a jamais trouvé la moindre exception, bien qu'il y ait parfois eu des doutes, notamment à propos des désintégrations radioactives. On sait depuis le théorème de Noether que la conservation de l'énergie est étroitement reliée à une uniformité de structure de l'espace-temps.
Elle rejoint un principe promu par Lavoisier : “Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme”.

Le premier principe nous dit deux choses :

  1. dans un contexte fini, l'énergie disponible est en quantité finie ;
  2. dans un système fermé, toute énergie reste locale.

La Terre n'est pas strictement un système isolé, mais les flux d'énergie qui circulent dans le cadre de notre système local, le système solaire, font que le niveau d'énergie disponible reste à-peu-près constant au niveau qui nous concerne, quelques kilomètres en-dessous et quelques centaines de kilomètres au-dessus du niveau de la croûte terrestre. Comme nous ne sommes vraiment intéressés que par certaines formes d'énergie, il peut nous sembler qu'il y eut au cours des derniers millions d'années de fortes variations, à l'analyse il s'agit juste de transformations somme toute mineures, le supposé réchauffement climatique actuel en est l'exemple4, l'énergie globale du système est la même, par contre une partie est passée d'une forme solide ou liquide à une forme gazeuse et ce changement d'état induit le changement climatique.

Quand on s'intéresse aux fins sans trop s'intéresser aux moyens on se place dans l'optique du “toute choses égales par ailleurs”. Comme il n'y a pas d'ailleurs, tout changement dans le système rend les choses inégales, raison pourquoi un moyen est toujours sa propre fin : si je convertis du pétrole ou du charbon en diverses choses, notamment en gaz du type dit à effet de serre et en particules fines, j'aurai une certaine fin, par exemple chauffer un bâtiment ou déplacer un véhicule, mais le moyen employé aura une autre fin, il finira d'une manière dont je ne tiens pas compte pour ma propre fin mais qui aura un effet possiblement indésirable sur moi ou sur d'autres à moyen ou long terme. On peut dire que les idéalistes vivent dans un univers statique, les matérialistes dans un univers statistique, les uns et les autres dans un univers prévisible ou calculable où “les choses sont égales”. Pour rappel,

Le deuxième principe de la thermodynamique, ou principe d'évolution des systèmes, affirme la dégradation de l'énergie : l'énergie d'un système passe nécessairement et spontanément de formes concentrées et potentielles à des formes diffuses et cinétiques [et] introduit ainsi la notion d'irréversibilité d'une transformation et la notion d'entropie. Il affirme que l'entropie d'un système isolé augmente, ou reste constante.
Ce principe est souvent interprété comme une « mesure du désordre » et comme l'impossibilité du passage du « désordre » à l'« ordre » sans intervention extérieure. Cette interprétation est fondée sur la théorie de l'information de Claude Shannon et la mesure de cette « information » ou entropie de Shannon.

Ceci implique que tout changement dans un système fermé génère du désordre. Il n'existe pas de système fermé ou isolé sinon ce système que constitue l'univers dans son entier – même là ce n'est pas si simple mais pour ce qu'en on connaît assurément on peut considérer l'univers relativiste comme fermé. Par contre, il existe localement des systèmes globalement fermés, isolés5. Ce qui permet à de tels systèmes de réduire le niveau de désordre est précisément le fait qu'ils ne sont pas strictement isolés, mais leur capacité de néguentropie est limitée. Très limitée. Que ce soit par des causes internes ou externes, dès que son niveau d'entropie dépasse ses capacités de néguentropie il s'écroule par explosion ou implosion, par excès de mouvement ou par manque d'énergie disponible. Bien sûr l'incidence sur le système d'ordre supérieur est limitée, le plus souvent presque nulle, mais du point de vue des acteurs de ce système c'est différent, leur propre capacité d'adaptation est à la mesure de la capacité du système. Pour exemple, la situation actuelle du système large dont nous dépendons, la biosphère.

Récits des fins dernières.

Le discours dominant actuel sur “l'état de la planète” est assez catastrophiste, on raconte que sous peu – quelques décennies à quelques siècles –, telles que vont les choses la vie est en péril de disparaître, cela par l'action des humains sur la biosphère. C'est typiquement un récit de période critique sans hypothèse admissible sur l'avenir de cette crise. Comme on ne voit pas mieux le passé que l'avenir, un autre récit dominant décrit cette situation comme inédite, ce qu'un minimum d'attention au passé, à un passé pas très ancien, dément : au cours du XX° siècle on a connu au moins deux, peut-être trois situations similaires, juste avant la deuxième guerre mondiale, peu après les débuts de la troisième guerre mondiale, et peut-être juste avant de quelques temps après les débuts de la première guerre mondiale. Le récit actuel est lui aussi à-peu-près contemporain du début de la quatrième guerre mondiale, difficilement datable – comme pour les précédentes – mais qu'on situera par commodité au 11 septembre 2001. Dans les faits elle commence plus tôt, alentour de 1995, et se concrétise plus tard, alentour de 2005, mais quand on veut faire un récit de ce genre, pour avoir de la vraisemblance on doit le dater, « il était une fois... ».

Excursus : Ça commence où ?

J'ai pas mal discuté des deux guerres mondiales officielles pour conclure qu'on ne sait pas trop ni quand elles commencent, ni quand elles finissent. Formellement, il n'y eut qu'une seule guerre mondiale, dont le début officiel est le 28 juillet 1914 et la fin officielle le 2 septembre 1945. À l'issue de la première phase, en 1918, un certain nombre de questions restèrent pendantes et un certain nombre d'engagements des principaux vainqueurs envers les vaincus et certains de leurs alliés de second et troisième rang ne furent pas respectés, à quoi s'ajouta des clauses de règlement du conflit inapplicables par les principaux vaincus, d'où un désir de revanche de ces vaincus et une rancune énorme de la part des alliés floués. Bref, la deuxième guerre mondiale avait comme but principal de solder ces contentieux. Ce qui n'a pas vraiment été le cas, mais c'est une autre histoire. Même si on accepte le récit des deux guerres mondiales, pour leur début et leur fin les dates officielles sont inexactes, selon moi (et selon d'autres) les prémisses de la première sont à situer plutôt vers 1885 et en tout cas, les premiers conflits sont antérieurs à la date officielle, elle commence plutôt en 1912, quand à sa fin, les toutes dernières batailles en lien avec elle ont lieu en 1923, voire 1924. Pour la deuxième, les premiers conflits ont lieu en Asie vers 1935, en Europe ça commence en 1937, et la fin est plutôt en 1947 ou 1948 qu'en 1945. Disons que c'est assez semblable à la Guerre de Trente Ans : une longue période d'oppositions avec presque tout du long quelques conflits localisés, guerres de frontières, d'invasion ou civiles, quelques conflits de plus grande ampleur et quelques rares conflits généralisés.

Quand on est dans le bain, on ne sait pas qu'on vit une “guerre mondiale” : contrairement à la première qui le reçut a posteriori, la deuxième guerre mondiale reçut son nom en cours de conflit, non tant parce qu'on savait dès son baptême qu'elle serait telle mais parce que tout le monde avait conscience que c'était la suite de la première, plutôt la deuxième phase de la guerre mondiale que la deuxième guerre. Quand on est dans le bain, on ne sait pas toujours qu'on vit une guerre, cela dit. Et même quand on le sait, on hésite parfois à lui donner un nom idoine. La troisième guerre mondiale ? C'est la guerre froide. Certes, une guerre de “basse intensité” en tant que conflit mondial, même si les personnes concernées par les conflits localisés les trouvaient plutôt intenses, mais une guerre mondiale. Quant à la quatrième, elle est en cours en ce 28 septembre 2018. Le problème avec les guerres est qu'on ne sait jamais vraiment où elles commencent, ni quand, ni comment, ni vraiment pourquoi. Par contre on sait presque avec qui et contre qui, quoi ce ce ne soit pas si clair non plus...

Fin de l'excursus.


Les récits de fins dernières sont divers mais le plus souvent de deux sortes, fin des temps et fin du monde, avec chacun deux tendances, positive et négative. Un idéaliste espère la fin du monde, un matérialiste celle des temps, ergo la fin du monde est gratifiante pour un idéaliste, catastrophique pour un matérialiste, inversement pour celle des temps. Je disais dans un autre texte, les affublant de noms plus dépréciatifs, que les idéalistes sont des Saint-Pierre qui ne voient que ce qu'ils croient, les matérialistes des Saint-Thomas qui ne croient que ce qu'ils voient. Dit autrement, un idéaliste suppose, comme son nom l'indique, qu'il n'y a de “vrai” que les “idées”, attache peu d'importance à ce qu'il nomme “apparences” et ne tient compte que des “essences”, seules vraies causes dont les apparences sont des conséquences ; à l'inverse, un matérialiste fait l'hypothèse que seul importe ce qui est directement connaissable, mesurable, pondérable, en un mot “matériel”, et considère que ce qui semble immatériel est une conséquence qui trouve son explication dans le matériel. Ceux que je nomme les réalistes ne font pas d'hypothèses ou de suppositions en ces questions, ils estiment qu'il existe quelque chose de l'ordre de l'idéal et quelque chose de l'ordre du matériel parce qu'ils le constatent, sont intéressés par les connaissances qu'on peut avoir sur l'univers en général, sur ces questions en particulier, pour des raisons contingentes, en premier la certitude que mieux on connaît l'univers, mieux on se connaît, et que mieux on se connaît, mieux on peut agir en cet univers. Disons, leur idéologie de base peut se résumer en « le mieux est l'ennemi du bien et le bien n'est pas souhaitable », non parce qu'ils ne le souhaitent mais parce qu'ils ne savent pas trop ce qu'est le bien alors qu'ils ont quelque notion de ce que peut être le mieux.

“Fin du monde” et “fin des temps” sont deux aspects d'un même objet. Là aussi le nom pointe l'inverse de la fin envisagée et désigne le moyen, non la fin : un idéaliste suppose qu'à la fin du monde tomberont les apparences et qu'il y aura bien un monde mais idéal, et dans un tel monde il n'y a plus de temps, qui n'est qu'une apparence, dans le monde des idées rien ne se corrompt, rien ne change, il n'y a donc plus de durée, qui dans le monde des apparences se traduit en temporalité ; un matérialiste suppose qu'à la fin des temps on saura tout sur tout partout et toujours, ce qui n'induit pas la fin des temps, la suite des événements étant “dans le temps”, par contre ce serait un univers entièrement prédictible, ce qui induit la fin du monde, un univers où toute action est entièrement prévisible, sans cause effective autre que la “cause première” dont tout est conséquence. Au bout du compte, il n'y a pas de différence : que la fin soit celle du temps ou du monde, tout est statique car prévisible ou tout est prévisible car statique.

Seul le moyen importe.

J'avais fait cette remarque dans un texte assez ancien désormais, de début 2005, au titre ironique, « Kiki je t'aime ! Kiki je t'adore ! », il y a un apparent paradoxe : pour les idéalistes seuls le corps, la matière, importent, pour les matérialistes seul l'esprit, l'idée, importent. Si vous avez lu ou au moins parcouru ce texte de 2005 vous aurez vu que le thème y est la querelle de l'époque autour de ce que l'on nomme pudiquement “IVG.”, euphémisme d'euphémisme puisque sigle d'une expression elle-même euphémique, l'« interruption volontaire de grossesse », dit autrement l'avortement. Je relevais le fait que Christine Boutin l'idéaliste tient beaucoup à la préservation des corps tandis que Fiametta Venner la matérialiste tient beaucoup à la liberté de l'esprit. Pour un sujet actuel comparable, le “transhumanisme”, on a le même schéma : les personnes qui ont une position plutôt idéaliste tendent à vouloir qu'on ne touche pas trop le corps, qu'on ne mette pas en œuvre, si un jour elle devenaient réalisables, les solutions transhumanistes les plus extrêmes ; de leur côté, les personnes plutôt matérialistes partisanes de la voie transhumaniste mettent en avant le fait que ces solutions extrêmes auront pour conséquence de permettre aux individus de vivre éternellement ou au moins très longtemps ici et maintenant, ce qui aura pour résultat de préserver l'esprit des individus.

Le paradoxe n'est qu'apparent : pour un idéaliste le corps est une conséquence de l'esprit et pour un matérialiste l'esprit une conséquence du corps, d'où, pour les premiers atteindre le corps, qui est conséquence de l'esprit, c'est atteindre l'esprit, augmenter sa corruption, pour les seconds assurer la durée du corps dans sa continuité ou dans sa forme c'est garantir sa préservation, donc celle de l'esprit, qui est conséquence du corps. On peut dire que les deux oppositions actuelles sur les questions de généalogie, de parentalité et de procréation suivent le même schéma et, comme pour le reste, les positions et propositions opposées sur ces questions apparaissent, à y réfléchir, comme des réponses convergentes qui s'opposent sur le point de vue mais non sur la finalité.

Perpétuation ou perpétuité ?

Pour moi comme pour quiconque, mieux vaut ne pas tenter de faire des prédictions, surtout pour l'avenir, on a de fortes chances de se tromper, finalement je m'intéresse autant aux conspirations qu'aux complots dans cette discussion. Ce qui me semble assez logique, ils forment les deux faces d'une même médaille. Je le disais en substance, je n'ai guère de certitudes sinon celle-ci, que l'on soit idéaliste, matérialiste ou réaliste on vit et agit dans la même réalité. Dans mon contexte actuel on a affaire à la même dichotomie que dans tous ceux antérieurs, sinon que celle contemporaine est d'ordre scientifique. Dans une compréhension idéaliste des choses, l'espace est un cas particulier du temps, la matière un cas particulier de l'esprit, pour un matérialiste le temps est un cas particulier du temps, l'esprit un cas particulier de la matière, pour un réaliste il n'y a pas de réponse à cette question car il n'y a pas de question, il s'agit d'une question de point de vue, de ce fait ça dépend de ce qu'on observe, et comment et pourquoi on observe.

La relativité générale est une théorie tendanciellement idéaliste, la mécanique quantique une théorie tendanciellement matérialiste, l'avantage des théories scientifiques venant de ce que contrairement aux théories, disons, idéologiques, elles ne supposent pas établir une vérité et leurs auteurs savent que, précisément, la validité de leurs théories se restreint à ce qu'ils observent selon la manière dont ils l'observent. Ils peuvent parfois même ne pas trop apprécier leurs hypothèses ou théories parce qu'elles vont contre leur sentiment des choses, cas par exemple de Max Planck. Citons l'article de Wikipédia :

En octobre 1900, il détermine la loi de répartition spectrale du rayonnement thermique du corps noir en introduisant la constante de Planck, sans en maîtriser l'interprétation physique.
C’est à la fin de 1900 qu’il présente sa découverte à la société de physique de Berlin. C’est la naissance de la théorie des quanta, qu'il ne contribuera pas beaucoup à approfondir, laissant Albert Einstein l'étayer solidement. Planck a du mal à accepter sa propre hypothèse, rendant la matière “discontinue”.
Planck devint, par la suite, l'un des premiers soutiens d'Einstein, bien que ce dernier fût très critique vis-à-vis des théories de Planck avant de reconnaître ses positions novatrices.

On se trouve avec cette situation étrange de prime abord d'une découverte qui ne plaît pas trop à son inventeur, lequel en tient pour une hypothèse de la matière continue, que la mise en évidence de la constante qui porte son nom contredit, l'un des premier contributeurs à la future théorie des quantas étant un chercheur qui presque toute sa vie aura des réticences à l'encontre de la théorie quantique, laquelle contredit pour partie sa propre théorie de la relativité générale. Ce qui indique assez bien la différence entre science et idéologie : un chercheur en sciences qui travaille honnêtement peu parfaitement faire des découvertes et proposer ou soutenir des hypothèses et théories qui vont à l'encontre de ses croyances pour autant que les observations, les calculs et la mise en cohérence des recherches aillent dans le sens d'une validation de ces hypothèses et théories.

Dire d'une théorie scientifique qu'elle est tendanciellement idéaliste ou matérialiste n'a donc pas le même sens que pour une idéologie, sauf bien sûr les cas de théories qui se disent ou se croient scientifiques mais sont d'ordre idéologique. Je pense notamment aux deux cas qui me servent souvent pour illustrer les dérives d'un scientisme qui ne respecte pas les règles élémentaires de la démarche scientifique, la cryptozoologie et le dessein intelligent, dont on peut dire qu'elles sont inverse de ce qu'elles prétendent être, je veux dire : la cryptozoologie, qui se donne pour matérialiste, est idéaliste, le dessein intelligent qui, en un usage du terme autre que le mien, est supposément matérialiste, mais qu'on rattache à des courants idéologiques idéalistes, est matérialiste. De nouveau la question des moyens.

Peu importe le projet effectif des uns et des autres, du fait qu'un cryptozoologue vise à valider la réalité d'une fiction, il poursuit une idée et jusqu'à ce jour on n'a pas encore inventé la méthode pour réaliser, au sens strict de rendre réelle, une idée, autrement que par cette méthode triviale, la fabriquer, et du fait qu'un tenant de du dessein intelligent tente de le valider par un appareillage conceptuel mimant la méthode scientifique, même si l'arrière-plan de son projet est idéaliste ses moyens sont ceux des matérialistes. Non que, encore une fois, on ne puisse proposer une théorie qui a toutes les qualités des théories scientifiques tendanciellement idéalistes, ici il s'agit du but intermédiaire des promoteurs du dessein intelligent : leur projet immédiat étant que leur théorie se diffuse dans des sociétés plutôt réalistes ou matérialistes, ils doivent habiller leur discours d'une forme de scientificité matérialiste – dans les cadres où leur pendant proprement idéologique, les “créationnistes”, ont pu imposer que les structures d'enseignement relaient leur discours, les idéologies nettement idéalistes ont bonne presse. Cette description rapide vous donnera l'indice que les cryptozoologues sont plutôt des sortes de conspirateurs, mais dira-t-on des conspirateurs naïfs, les tenants du dessein intelligent nettement complotistes, leur but immédiat étant d'acquérir ou de préserver des positions de pouvoir.

Les transhumanistes comme leurs opposants les plus radicaux partagent un projet à très long terme, qu'on peut nommer la vie perpétuelle. Ils divergent sur ce qu'est la fin, donc sur ce que sont les moyens : le transhumanisme vise la perpétuation et en cela la perpétuité est un moyen, ses opposants les plus radicaux visent la perpétuité et en cela la perpétuation est un moyen. On peut dire que ce qui les oppose est le lieu où ils placent le “soi”, où selon eux naît et se développe ce qui fait d'un individu un individu, pour les transhumanistes il naît et se développe à partir du corps, pour leurs opposants radicaux, à partir de l'esprit. Où de nouveau ils convergent : le “soi” réside dans l'individu, dans cette alliance du corps et de l'esprit. Pour une personne de mon genre, qui ne s'intéresse pas aux fins et beaucoup aux moyens, tout ça n'a guère de signification. Certes je m'oppose, mollement cela dit, à ces positions opposées, mais ça n'a pas vraiment d'incidence sur moi, je me dis juste que ça ne fait que continuer sous des formes plus ou moins neuves une vieille querelle qui n'a aucune chance d'être résolue. Comme dit un de mes auteurs favoris, Gregory Bateson, « d'un ensemble inconsistant d'axiomes, on ne peut pas déduire un corpus consistant de théorèmes ». Tout le passage qui contient cette citation vaut la lecture, elle se trouve au début de la partie « La fierté de l'alcoolique » de l'article, disponible sur ce site, « La cybernétique du “soi” : une théorie de l'alcoolisme » :

Les alcooliques sont des philosophes, dans le sens général où tous les êtres humains (et, en fait, tous les mammifères) sont guidés par des principes hautement abstraits, dont ils sont presque entièrement inconscients, ignorant que le principe qui gouverne leurs perception et action est d'ordre philosophique. Le faux terme duquel on désigne d'ordinaire ces principes est celui de “sentiment”.
Ce type de fausse nomination fleurit à l'intérieur de la tendance épistémologique anglo-saxonne à réifier ou à attribuer au corps tous les phénomènes mentaux qui sont périphériques à la conscience ; et cette appellation est certainement renforcée par le fait qu'exercer et/ou se priver de l'exercice de ces principes s'accompagne souvent de sensations viscérales ou d'autres sensations corporelles. Pour ma part, je crois que c'est Pascal qui était dans le vrai en disant : “Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point”.
On ne doit pas s'attendre à ce que l'alcoolique donne une image cohérente de lui-même. Lorsque l'épistémologie de base est pleine d'erreurs, ce qui en découle ne peut fatalement qu'être marqué par des contradictions internes ou avoir une portée très limitée. Autrement dit, d'un ensemble inconsistant d'axiomes, on ne peut pas déduire un corpus consistant de théorèmes. Dans ce cas, toute tentative de consistance ne peut aboutir qu'à la prolifération d'un certain type de complexité — qui caractérise, par exemple, certains développements psychanalytiques et la théologie chrétienne — ou, sinon, à la conception extrêmement bornée du behaviourisme contemporain.
C'est donc la fierté de l'alcoolique que j'examinerai, pour montrer que ce principe de comportement n'est qu'une conséquence de l'étrange épistémologie dualiste qui caractérise la civilisation occidentale.

Ces temps derniers j'ai laissé un peu tomber les références, beaucoup de ce que j'écris sur ce site s'appuie sur ce que j'ai lu ou entendu de diverses personnes, de loin en loin je cite ma source et donne une référence précise mais sans excès, je le fais surtout pour des idées un peu étranges et le plus souvent assez récentes, et bien sûr quand je reprend des textes publiés ailleurs – y compris les miens. Je profite de cette citation de Bateson pour dire que je lui dois beaucoup, moins tant pour ses travaux que pour son épistémologie, et précisément son « épistémologie de base [n']est [pas] pleine d'erreurs ». Cela dit, il vaut aussi de le lire pour ses travaux et pour ses réflexions.

Cette question des mammifères en général, des humains en particulier, comme des sortes de « philosophes, dans le sens général où [ils] sont guidés par des principes hautement abstraits, dont ils sont presque entièrement inconscients, ignorant que le principe qui gouverne leurs perception et action est d'ordre philosophique », m'apparaît le type même d'une considération réaliste, en ce sens que Bateson est lui-même, pour une partie de ses recherches, une sorte de behaviouriste (de comportementaliste) mais non borné, et à l'inverse d'une certaine partie de la psychanalyse et de certaines théologies, chrétiennes ou autres, ou de ce « behaviourisme contemporain à la conception extrêmement bornée », il procède selon une logique scientifique stricte. Un autre passage que je cite souvent explique sa position en la matière :

Il est aujourd'hui tout à fait évident que la grande majorité des concepts de la psychologie, de la psychiatrie, de l'anthropologie, de la sociologie et de l'économie sont complètement détachés du réseau des “fondamentaux” scientifiques.
On retrouve ici la réponse du docteur de Molière aux savants qui lui demandaient d'expliquer les “causes et raisons” pour lesquelles l'opium provoque le sommeil : “Parce qu'il contient un principe dormitif (virtus dormitiva)”. Triomphalement et en latin de cuisine.
L'homme de science est généralement confronté à un système complexe d'interactions, en l'occurrence, l'interaction entre homme et opium. Observant un changement dans le système — l'homme tombe endormi —, le savant l'explique en donnant un nom à une “cause” imaginaire, située à l'endroit d'un ou de l'autre des constituants du système d'interactions : c'est soit l'opium qui contient un principe dormitif réifié, soit l'homme qui contient un besoin de dormir, une “adormitosis” qui “s'exprime” dans sa réponse à l'opium.
De façon caractéristique, toutes ces hypothèses sont en fait “dormitives”, en ce sens qu'elles endorment en tout cas la “faculté critique” (une autre cause imaginaire réifiée) de l'homme de science.
L'état d'esprit, ou l'habitude de pensée, qui se caractérise par ce va-et-vient, des données aux hypothèses dormitives et de celles-ci aux données, est lui-même un système autorenforçant. Parmi les hommes de science, la prédiction passe pour avoir une grande valeur et, par conséquent, prévoir des choses passe pour une bonne performance. Mais, à y regarder de près, on se rend compte que la prédiction est un test très faible pour une hypothèse, et qu'elle “marche” surtout dans le cas des “hypothèses dormitives”.
Quand on affirme que l'opium contient un principe dormitif, on peut ensuite consacrer toute une vie à étudier les caractéristiques de ce principe : varie-t-il en fonction de la température ? dans quelle fraction d'une distillation peut-on le situer ? quelle est sa formule moléculaire ? et ainsi de suite. Nombre de questions de ce type trouveront leurs réponses dans les laboratoires et conduiront à des hypothèses dérivées, non moins dormitives que celles de départ.
En fait, une multiplication des hypothèses dormitives est un symptôme de la préférence excessive pour l'induction ; c'est une telle préférence qui a engendré l'état de choses présent, dans les sciences du comportement : une masse de spéculations quasi théoriques, sans aucun rapport avec le noyau central d'un savoir fondamental.

Repris de « Introduction - Une science de l'esprit et de l'ordre ». Pour rappel si vous l'avez lu dans d'autres pages et sinon, pour mémoire, une chose que je dis diverses fois de diverses manières, j'évite autant que se peut commentaires et exégèses, sinon avec mes propres propos quand je les cite. Ces passages repris de Bateson, je ne compte pas les commenter ni les expliquer, en tant que citations ils font partie de mon propre discours, ce que je peux en dire ne correspond donc pas à leur sens propre mais au sens que je leur attribue dans le cadre de cette discussion. Preuve en est que ces mêmes passages figurent dans d'autres discussions sans rapports à celle en cours et où j'en tire d'autres leçons. Je vous invite donc à ne pas vous limiter à ces citations ni croire que ce que j'en dis correspond à ce qu'on peut ou doit en penser. Je vous invite à le lire pour vous faire votre propre opinion – et pour le plaisir de la lecture, vous l'aurez compris avec ces citations, outre d'être un chercheur et théoricien intéressant, c'est un auteur plaisant qui ne déteste pas l'humour et l'ironie.

Donc, comme tous les mammifères nous sommes des sortes de « philosophes, dans le sens général où [nous sommes] guidés par des principes hautement abstraits, dont [nous sommes] presque entièrement inconscients, ignorant que le principe qui gouverne [nos] perception et action est d'ordre philosophique ». Je suppose sans pouvoir l'assurer que Bateson a un rapport à la philosophie assez similaire au mien, il use du terme pour expliquer un mode de rapport au monde qu'on peut dire indirect, abstrait, sans viser seulement la partie du savoir humain qu'on classe ordinairement sous cette étiquette, spécialement « l'étrange épistémologie dualiste qui caractérise la civilisation occidentale », laquelle concerne une partie de la philosophie proprement dite mais aussi beaucoup d'autres domaines. De fait, les humains, plus largement les mammifères et une partie des espèces des autres phylums ont un rapport “philosophique” à leur réalité, qui pour la plupart des espèces est entièrement inconscient et pour certaines, en une part plus ou moins importante conscient. Ce rapport à la réalité est de l'ordre de l'inné en ce sens que les individus l'acquièrent d'une manière non réfléchie, d'autant plus qu'ils appartiennent à une espèce aux capacités réflexives très limitées, parfois presque voire entièrement nulles. On peut par exemple dire des espèces d'insectes sociaux qu'elles sont, en quelque manière, « guidé[e]s par des principes hautement abstraits », on ne peut guère en revanche supposer que les individus en ont quelque conscience. L'indice de cette forme de “philosophie” en ce qui concerne les insectes sociaux est le fait qu'ils organisent leur espace social, en modifiant leur environnement (fourmis, termites) ou en construisant cet espace social (abeilles, guêpes). Cela vaut aussi pour des formes encore plus primitives, comme les coraux.

Chez les mammifères et quelques autres sortes de vertébrés, et même chez certains invertébrés comme les céphalopodes, on peut supposer et pour certaines, assurer une conscience plus ou moins élevée de cette “philosophie naturelle”. L'indice en est donné par le fait que les individus sont capables d'apprentissages non spécifiques, non “innés”, par conditionnement ou par analyse du contexte. Presque tous les vertébrés (probablement tous) et certaines autres espèces, y compris en dehors du règne animal, ont des capacités d'apprentissage mais le plus souvent dans un spectre limité propre à leur espèce, et en outre une capacité faible ou nulle d'adapter leurs comportements aux contextes, une fois ces apprentissages acquis. Même si beaucoup d'espèces de mammifères n'en tirent ordinairement pas parti et si chez presque toutes beaucoup d'individus n'en tirent pas parti non plus, dans cet embranchement si les conditions s'y prêtent (par exemple, captivité ou commensalité chez les humains) sinon toutes au moins presque toutes les espèces se révèlent aptes à des apprentissages non spécifiques, certaines se révélant capables de créativité non spécifique, ce que je nommais apprentissages par analyse du contexte. C'est aussi le cas pour certains oiseaux et céphalopodes. On peut supposer cela chez d'autres espèces mais du moins, tous les humains assez proches de la norme de l'espèce et vivant dans un environnement humain ont potentiellement une haute capacité de conscientisation de cette “philosophie naturelle”. Ce qui n'induit pas non plus que tous en tirent parti, comme disait Bateson, les humains, et non les seuls alcooliques, en « sont presque entièrement inconscients, ignorant que le principe qui gouverne leurs perception et action est d'ordre philosophique ». D'où les complots et conspirations.

Prendre ses désirs pour la réalité.

Ainsi que je l'écrivais au tout début de la partie intitulée « Ce que l'on peut comprendre et dire de la réalité »,

Vous je ne sais pas, moi, peu pour la compréhension, presque rien pour le discours. En toute hypothèse il en va de même pour vous mais, en toute hypothèse aussi, vous faites statistiquement partie de la grande majorité des personnes qui ne le savent pas ou ne veulent pas le savoir.

Ce à quoi j'aurais pu ajouter, ou qui ne le peuvent pas. Considérant l'humain statistique, vous et moi sommes assez semblables, donc avec une capacité native à pouvoir être conscients du fait que nous sommes guidés par des principes hautement abstraits, et que le principe qui gouverne nos perception et action est d'ordre philosophique. Or, et comme l'induit mon propos sur la capacité statistique des humains en ce qui concerne le fait d'avoir une compréhension limitée de la réalité, encore plus limitée d'en dire quelque chose de valide, je considère, à l'instar de Bateson, que mes semblables en sont presque entièrement inconscients, ignorant que le principe qui gouverne leurs perception et action est d'ordre philosophique. Ce qu'il dit à propos du « type de fausse nomination [qui] fleurit à l'intérieur de la tendance épistémologique anglo-saxonne à réifier ou à attribuer au corps tous les phénomènes mentaux qui sont périphériques à la conscience », cela en rapport avec « le faux terme duquel on désigne d'ordinaire ces principes, celui de “sentiment” », vaut bien au-delà de l'épistémologie anglo-saxonne, sinon que cette tendance y semble plus marquée, notamment en Amérique du Nord, surtout aux États-Unis. Ce type d'épistémologie ayant beaucoup diffusé ces dernières décennies, pour l'essentiel après la deuxième guerre mondiale, cette mention sur l'épistémologie anglo-saxonne, énoncée en 1971, est extensible à bien d'autres aires culturelles. Cela dit Bateson en avait conscience, cf. la conclusion de l'article :

Si nous continuons à opérer selon le dualisme cartésien “esprit contre matière” nous continuerons sans doute à percevoir le monde sous la forme d'autres dualismes encore : Dieu contre homme, élite contre peuple, race élue contre les autres, nation contre nation et, pour finir, homme contre environnement. Il est douteux qu'une espèce puisse survivre, qui possède à la fois une technologie avancée et cette étrange façon de concevoir le monde.

Publié en 1971, donc. À cette époque comme aujourd'hui et comme toujours, parmi les penseurs notables il y avait trois classes, les idéalistes, les matérialistes et les réalistes. Parmi eux les réalistes se confrontaient à un problème lui aussi de toujours, le fait que leurs semblables « sont presque entièrement inconscients [d'être guidés par des principes hautement abstraits], ignorant que le principe qui gouverne leurs perception et action est d'ordre philosophique », et que de ce fait ils prennent leurs désirs pour des réalités, le premier et principal de ces désirs étant précisément que leur “philosophie naturelle” se “réalise”, que l'univers se conforme à la représentation qu'ils en ont.

Je ne crois pas l'avoir mentionné ici, les réalistes ont un gros défaut, ils prennent leur parti des choses, n'ont pas souhait de modifier la réalité. Ils la constatent, la décrivent et parfois, indiquent des voies possibles pour restreindre certains dysfonctionnements. Dans la conclusion de son article n'est ni optimiste ni pessimiste, ni il ne promet des lendemains qui chantent, ni non plus l'apocalypse, il suppose simplement « douteux qu'une espèce puisse survivre, qui possède à la fois une technologie avancée et cette étrange façon de concevoir le monde » sans affirmer qu'elle ne le puisse, après tout il pouvait aussi constater que cette situation durait depuis un moment déjà, que durant sa vie (il est né en 1904) on avait frôlé la catastrophe de près plusieurs fois, dont deux fois très notables, que bon an mal an les choses se maintenaient à-peu-près, et il pouvait faire l'hypothèse que s'il devait y avoir dans le futur assez proche, en gros dans les un ou deux siècles à venir, une catastrophe irrémédiable elle ne le serait pas tant que ça, disons, pas d'un niveau suffisant pour rayer l'humanité de la carte. Certes, on peut préférer un avenir plus agréable mais ça n'a pas tant d'importance, pour prendre un exemple actuel, après une série de situations très problématiques dans ce qui forme l'actuelle Union européenne au cours des derniers siècles, avec le point d'orgue de la période 1910-1950, en gros, on a fini par résoudre une bonne part des motifs de querelle entre les États de cette UE et en tout cas, mis en place un processus de résolution des nouveaux conflits qui soit moins catastrophique que précédemment. Pour qui l'aurait oublié, une crise similaire à celle qui eut lieu dans la désormais ex-Yougoslavie à la fin du XX° siècle avait été, quatre-vingt ans plus tôt, l'événement déclencheur de la première guerre mondiale. Sans dire que la résolution de cette crise fut parfaite, sans même prétendre qu'elle soit vraiment résolu, en cette année 2018, du moins ses conséquences n'ont pas été aussi catastrophiques que la précédente fois.

Que peut dire un réaliste de la situation actuelle ? Qu'en un peu plus d'un siècle les humains sont parvenus à instaurer des modes de régulation des crises de tous ordres plutôt efficaces relativement à celles en vigueur au début du XX° siècle. Que ça n'induit pas que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles mais du moins ça donne idée qu'on peut envisager à un terme plus ou moins long une nouvelle amélioration significative des modes de régulation des crises actuelles et à venir. Ou non. L'Histoire à venir n'est pas écrite, il suffit de peu de choses pour qu'une résolution de crise aille vers l'apaisement ou vers la catastrophe. J'en discute longuement dans un ou deux autres textes, autant on peut supposer que la deuxième guerre mondiale était inévitable, autant on peut affirmer que sans certaines circonstances imprévisibles et somme toute mineures elle aurait pu être beaucoup moins catastrophique qu'elle ne le fut, en gros quelque chose de comparable à la première mais moins durable et moins meurtrier. Ou être encore plus catastrophique.

L'Histoire est racontée par beaucoup de gens et depuis longtemps.

Pour me citer de nouveau, j'écrivais précédemment à-peu-près ceci :

On dit que l'Histoire est racontée par les vainqueurs, ce qui souvent ne se révèle pas exact, le vaincu aussi a son récit, à quoi s'ajoute que le vaincu d'hier peut devenir le vainqueur de demain, que vaincu et vainqueur d'hier peuvent s'entendre sur un nouveau récit où il n'y a ni vaincu ni vainqueur, qu'on peut avoir deux récits d'une même séquence où pour chaque camp soi est le vainqueur, l'autre le vaincu, et autres cas.

À un instant et en un lieu donnés un récit domine qui n'efface pas les autres ni ne dissuade, et c'est heureux, les historiens de proposer des récits plus réalistes que ceux élaborés par les partisans des vainqueurs et des vaincus. J'évoquais cette question de « nos ancêtres les [...] » comme, si vous n'avez pas oublié le sujet de cette discussion, un élément qui permette de comprendre les complots et, moindrement, les conspirations. Je n'irai pas jusqu'à dire “autant de Français, autant de récits” mais ça n'en est pas loin. On peut plutôt parler de récits-gigognes « qui se compose|nt] de plusieurs éléments de forme analogue et de taille décroissante pouvant s'emboîter les uns dans les autres » pour citer le TLFi dans son article « gigogne », à quoi s'ajoutent des récits-puzzles, différents mais assez similaires qui peuvent circonstanciellement s'adapter les uns aux autres, selon le principe toujours provisoire “les ennemis de mes ennemis sont mes amis”, cas récent (ce 30 septembre 2018) des deux motions de censure du gouvernement français, l'un déposé par des députés de droite, l'autre par des députés de gauche : avant leur dépôt on s'interrogeait pour savoir si les députés “de l'autre bord” opposés au gouvernement les voteraient ; à leur dépôt il semblait que ce serait le cas pour les deux, après leur vote il apparut qu'entre la première, déposée par la droite, et la seconde émanant de la gauche, les choses ont changé, pour la première ce fut le cas “les ennemis de mes ennemis”, pour la seconde non. Rien n'est sûr, il se peut que, les motions venant dans l'ordre inverse, on aurait eu le même phénomène mais à l'envers, en ce sens qu'une fois les députés “de l'autre bord” ralliés à sa propre motion on n'a plus tellement intérêt ni motif à faire la même chose envers eux6.

La chose est simple, le passé n'existe pas plus que le futur mais autrement. Tout ce qu'on peut raconter sur le futur n'adviendra jamais même si un événement ou une série d'événements se déroule à-peu-près comme prévu, on fait des hypothèses, certaines se révéleront conformes à ce qui advient, la plupart non, celles conformes le sont par accident et non parce que ça devait advenir. Pour le passé, ce qui est advenu est advenu, voilà une chose certaine, mais ce qu'on en retient est dans le présent et non dans le passé, or on en retient peu et chacun en retient ce qu'il veut en l'interprétant à sa manière. En outre, ce qui nous vient du passé n'est pas toujours fiable, ce qu'on en retient pas toujours pertinent, ce qu'on en comprend pas toujours exact, ce qu'on en dit pas toujours honnête. Pour ne prendre que quelques cas assez récent et locaux, la population française est à peu de choses près la même la veille et le lendemain de la Libération de 1944, la même la veille et le lendemain de la dernière phase importante de la décolonisation, en 1962, du fait, le récit que s'en font, et qu'en font, les partisans et opposants du Régime de Vichy, les partisans et opposants de l'Algérie française et plus largement de l'Empire colonial français, n'est pas le même. Selon qu'on la pratique ou qu'on la subisse, l'“épuration” de 1944 n'aura pas le même sens ni le même récit, selon qu'on la souhaite ou qu'on la refuse, la fin de l'Algérie française sera l'application de la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes ou une trahison.

Les ancêtres des Français sont-ils les Francs, les Gaulois ou les Romains ? À quoi on peut ajouter les parties du territoire métropolitain pour lesquels ce ne sont aucun des trois, cas déjà cité des Normands, des Basques, des Bretons. À comprendre que ce ne sont pas des simples querelles d'historiens mais des motifs de positionnements idéologiques ici et maintenant. Je ne sais plus si je l'ai mentionné dans cette discussion mais au Front national il existe des personnes qui parlent encore, sinon de l'Algérie française du moins du Sahara français et qui ne désespèrent pas de remettre la main dessus, d'autres qui ne manquent pas d'aller déposer leur gerbe de fleurs une fois l'an sur la tombe du maréchal Pétain, y compris parmi ceux nés dix, vingt, trente ans après la fin de la Guerre d'Algérie (qu'ils nomment d'ailleurs “les événements d'Algérie”), trente, quarante, cinquante ans après la Libération (qu'ils nomment autrement, je suppose). En France et en 2018 il y a des bonapartistes et des monarchistes. Et tous les ans a lieu le grand spectacle historique du Puy du Fou, où l'on propose un récit assez différent de celui communément admis, spécialement pour la période révolutionnaire. En France et en 2018, il y a encore des tenants de la sécession de la Savoie, des nostalgiques du temps où la Bourgogne était indépendante, des Corses qui parlent d'eux-mêmes comme tels et des autres métropolitains comme “les Français”. Je ne peux pas vous faire la liste de toutes les versions divergentes quant à l'Histoire de France, elles sont infinies et impossibles à recenser, par contre je sais ceci, elles agissent ici et maintenant.

Le premier occupant.

Le récit des origines concerne cette question, que j'ai déjà tenté d'élucider par ailleurs mais ça n'est pas très évident. Le cas le plus saillant, et d'une certaine manière le plus simple, me semble celui de... Comment le nommer ? Même le cas le plus saillant n'est pas évident à décrire. Employer un nom pour le territoire en question c'est s'assurer de se faire contester par beaucoup de personnes sans en avoir encore rien dit. Bon, je vais prendre cette partie de la discussion d'autre manière avant d'en venir à ce cas.

Il n'y a pas de premier occupant, jamais et nulle part. Il y eut certes un “premier”, un jour en un lieu, qui était probablement une première ou un couple de premiers ou un groupe de “non premiers” d'où naquirent une diversité de “proto-premiers” mais quels que fut le cas, ils ne furent pas proprement des occupants, dû le fait que les primates africains ne sont pas des sédentaires et ne sont que partiellement territoriaux. Quel que fut le cas, du moins peut-on assurer que hors de leur zone d'expansion initiale quelque part dans le sud-est de l'Afrique les humains ne peuvent être qualifiés de premiers occupants, à cause de cette particularité assez rare, peut-être unique, parmi les espèces complexes, aussi divers soient-ils, tous les humains sont de la même famille, tout humain reconnaît un autre humain comme humain. Il y a des signes indubitables qui indique à un humain qu'un être dont il ne sait rien, ne connaît et ne reconnaît rien, fait partie de son espèce. Ça n'implique pas qu'il règne ou qu'il régna jamais l'harmonie universelle entre les humains, je connais bien des familles, et parmi elles je n'en connais aucune où il n'y ait de petites ou de grandes discordances, des frictions ou de graves conflits, pour résumer, nulle famille sans secret, sans drame, sans tragédie, sans “cadavre dans le placard”. Mais du moins, l'apparentement formel et réel de tous les humains fait que chacun et tous ont légitimité à se revendiquer héritiers de chacun et tous. Il n'y a jamais de premier occupant car tous sont “le premier” en tout lieu. Comme dit, il n'y a pas de passé, il n'y a que des traces du passé, et plus les temps s'accumulent, plus on constate qu'il y a toujours plus “premier” que le “premier” le plus ancien connu en dernière date. Ce dont nous avait informé la théorie darwinienne de l'évolution : un humain n'est pas une bactérie mais entre la plus ancienne bactérie et le plus récent humain il n'y a de solution de continuité, de moment dans la généalogie où l'on peut dire, cet individu n'est pas humain mais son descendant est humain.

Pragmatiquement et pour ce qui nous concerne depuis le temps où notre lignée, même si assez diversifiée, formée de plusieurs branches, se stabilisa dans son humanité, il y a trois cent cinquante à cinq cent mille ans à quelques dizaines de millénaires près, et plus précisément pour la période récente, en gros les soixante-dix à cent derniers millénaires, il n'y a pas de “premier occupant” déterminable, de personne détentrice d'un titre de propriété en bonne et due forme, pour cette raison triviale mais incontournable, même en considérant assez hasardeusement que les motifs dessinés ou gravés en des temps préhistoriques sont des sortes de systèmes d'écriture, ça nous ramène au grand maximum à une cinquantaine de milliers d'années, avant cela il n'y a pas de titre de propriété. Ce à quoi on peu ajouter une autre limite : quelle loi, quel législateur et quel magistrat pour définir le droit à un tel titre et l'attribuer à quiconque ? Qui se revendique aujourd'hui “le premier occupant” est nécessairement un usurpateur parce qu'à l'époque où commença de s'inventer la propriété, la possession d'une terre, il y avait toujours un occupant antérieur à celui qui le premier se proclama propriétaire de cette terre. Bon, je reviens à mon cas.

Vous l'aurez peut-être deviné devant ma réticence à nommer cette terre, il s'agit de celle qui se situe au bord de la Méditerranée, à l'est de l'Égypte et dont le centre est alentour de cette grande étendue d'eau douce diversement nommée, entre autres lac de Tibériade, mer de Galilée, lac de Kinneret, dont une particularité notable est d'être un des plus anciens établissements humains d'importance et des plus continument habités en dehors de l'Afrique, qu'il a vu passer une bonne part des diverses branches de la famille humaine, lesquelles s'y sont allègrement mêlées, leurs descendants en faisant foi, qu'il ne fut pas le seul mais fut un notable foyer de la “néolithisation”7, c'est-à-dire de cette période où s'inventèrent beaucoup de pratiques à la base de l'expansion formidable des humains au cours des douze derniers millénaires, et bien sûr un lieu parmi les plus anciens où s'implanta l'écriture, et à partir duquel une bonne part des alphabets et syllabaires encore en usage se développèrent, celui matriciel étant dit “alphabet phénicien” bien que ce soit plutôt ce qu'on nomme proprement “abjad” ou “alphabet consonantique”, qui lui-même dérive d'un abjad plus ancien, l'alphabet protosinaïtique ou protocananéen, qui dérive probablement d'un autre système de signes, composite mais surtout pictographique, l'écriture hiéroglyphique égyptienne. L'alphabet protosinaïtique n'est pas clairement un abjad, les inscriptions les plus anciennes semblent elles aussi composites bien que plus nettement alphabétiques que l'écriture égyptienne8. Toujours est-il, la matrice directe ou indirecte des alphabets les plus courants, ceux hébraïque, syriaque, araméen, grec, latin, arabe, arménien, cyrillique, etc., est l'alphabet phénicien. Même les brailles en sont des dérivés puisqu'ils composent des équivalents des alphabets qui en dérivent (initialement latin puis grec, arabe, etc.), et d'autres aussi (japonais, coréen, etc.).

Historiquement, les Phéniciens forment la première entité politique autonome dans la zone qui m'intéresse ici, elle fonctionne plutôt comme une fédération qui réunit des cités proches culturellement et linguistiquement, l'invention de cet alphabet renforçant leur proximité. La majeure partie de ces cités se trouve au départ, vers -1200, au nord du lac de Tibériade, dans une bonne part de ce qui constitue l'actuel Liban, mais assez vite après ces cités très tournées vers les échanges commerciaux, due leur situation intéressante, vont créer ce qu'on peut nommer des comptoirs vers le sud et au-delà des mers (Chypre, Sardaigne, Sicile, Afrique du Nord au-delà de l'Égypte, Péninsules ibérique et italique, etc.), nombre de ces comptoirs acquérant de l'autonomie et devenant de nouvelles cités. Presque au même moment apparaît un nouvel acteur, globalement nommé “Philistins” bien qu'il ne semblent pas former proprement un peuple, à l'origine, et qu'en outre ils s'allient à d'autres peuples plus ou moins assurés, nommés globalement les “peuples de la mer”, je veux dire : ce sont plutôt des sortes d'aventuriers un peu mercenaires, un peu pirates, un peu commerçants, beaucoup opportunistes, bref ce qui s'est pratiqué assez longtemps en Méditerranée, des gens, comme on dit, de sac et de cordes, qui tantôt se mettent au service d'entités politiques, tantôt s'opposent à elles, et qui dans tous les cas tentent de faire leur profit de la situation. Étrangement, tout la partie qui va du nord du Sinaï au sud du lac de Tibériade et dont la limite vers l'est est en gros délimitée par la Mer morte et le Jourdain, bien qu'intégrant quelques territoires plus à l'est, prend le nom officieux de “Palestine” après la fin de l'entité philistine, qui pendant quelques siècles correspondit à ce qui fut le pays de Canaan, et fut officiellement nommée ainsi bien après, au II° siècle de notre ère, soit plus d'un demi-millénaire après la fin de l'entité philistine. Précisément, elle prit ce nom à l'époque où elle fut sous domination de l'Empire romain, après que la dernière grande révolte juive conduisit à la dernière diaspora juive antique, radicale celle-là (presque tous les Juifs furent dispersés dans l'Empire), ce qui signa la fin de la sorte de protectorat que constituait le royaume de Judée, qui résulta en une administration directe de l'entité par l'occupant romain.

Les Juifs, justement, ou plutôt les Hébreux, les Juifs ou Judéens n'étant à l'origine qu'une des composantes de cet ensemble. En tant que “peuple” ce sont des arrivants un peu plus tardifs, on ne peut pas exactement dater leur installation ou leur création, en gros au VIII° siècle avant notre ère. Je ne vais pas finauder, tenter de retracer cet imbroglio, voici ma version de l'Histoire : les Hébreux n'existent pas avant la disparition du premier royaume censément Hébreu, le royaume d'Israël, en -722, et s'invente entre ce moment et la fin de l'autre royaume, celui de Juda, en -587. Mutatis mutandis, ça ressemble à tous les récits des origines attestés à époque récente (en gros les quinze derniers siècles, surtout le dernier millénaire), après une période troublée où toute l'organisation politique d'un territoire est complètement perturbée, s'élabore une nouvelle organisation qui fonde sa légitimité sur un récit bricolé et synthétique qui mélange des sources locales à d'autres venant de chez les voisins proches avec quelques nouveautés inventées sur place ou venant de sources plus lointaines dans l'espace ou/et le temps. Ce qui est d'ailleurs assez bien connu désormais puisque l'on connaît presque toutes les sources antérieures de ce qui devint la Torah, certaines locales, certaines récentes, la plupart dérivant de récits mésopotamiens et égyptiens plus quelques récits propres au Hébreux ou plus lointains (Perse, Grèce...). Je parlais de ma version de l'histoire, en fait c'est la version la plus vraisemblable et elle ne me doit pas grand chose sinon de la résumer à grands traits.

Factuellement, les Hébreux sont assez semblables à tous les peuples “nouveaux” : suite à la dissolution d'entités politiques plus ou moins unifiées par des causes internes (guerre civile, conflits entre provinces ou cités...) ou externes (attaques répétées de bandes armées plus ou moins autonomes – pirates ou corsaires par exemple –, invasion d'une puissance proche ou distante...), souvent par une combinaison des deux (affaiblissement de l'entité après des attaques externes ou attaques externes favorisées par un affaiblissement de l'entité) il y a une période d'anomie ou de mise en sujétion, après quoi de nouvelles entités se construisent, qui ont généralement la même structure, un groupe de pouvoir dominé par des nouveaux venus alliés à des élites locales mises en place ou cooptées par les nouveaux venus (en général on reprend une partie des élites anciennes, qui ont déjà la pratique du pouvoir et connaissent bien le coin), on se bricole un “récit des origines” qui s'appuie sur ceux disponibles et y ajoute une “explication” censée légitimer la nouvelle structure hiérarchique, puis ce récit s'affine, se consolide et au bout d'un certain temps devient “historique”. Non que l'on ait strictement réécrit l'Histoire (bien que parfois ce soit le cas), simplement l'interprétation des événements passés se fait au filtre du récit des origines actuel.

Pour exemple et avec un cas moins dramatique, quoiqu'il ne fut pas sans heurts, pour dire le moins, après 1962 et la fin de sa période de décolonisation la plus importante, le “roman national” de la France reste largement marqué par cette Histoire coloniale, qui commence pour l'essentiel dans les années 1830, connaît son apogée juste après la première guerre mondiale et commence son déclin peu avant mais surtout juste après la deuxième. On ne raye pas 130 ans d'une Histoire heurtée mais glorieuse d'un trait de plume, comme déjà dit la France d'après 1962 est la même, avec les mêmes citoyens (sinon ceux des anciennes colonies qui y restèrent et perdirent la nationalité française) et les mêmes idéologies, et bien sûr, rien de ce qui raconte l'Histoire de France ne change du jour au lendemain. Je suis né en 1959, ai fait ma scolarité en France à partir de 1965 et tout au long de ma scolarité dans le primaire, donc jusqu'en 1969 ou 1970, une bonne part des grandes cartes géographiques disponibles que les instituteurs affichaient au tableau comportaient de grandes zones en rose pour l'Afrique et l'Asie qui signalaient les territoires de l'Empire français. Ou aussi, l'Atlas géographique que nous avions chez moi, pourtant publié vers 1967, portait les noms français des villes et régions de l'ancien empire, avec parfois en-dessous, entre parenthèse et en italique le nom nouveau. Je le disais aussi, aujourd'hui encore mais entre soi certains membres du Front national parlent du Sahara français, je n'ai en revanche pas mentionné que son ci-devant président d'honneur, Jean-Marie Le Pen, en parlait encore en public lors de la campagne de l'élection présidentielle de 1974 et les années suivantes.

Je le mentionne dans d'autres textes, le “roman national” français le plus courant en 2018 a très peu de rapports avec celui en vigueur en 1978, même parmi les tenants les plus tardifs de l'Empire colonial s'est élaboré un autre récit, ils ne renient pas cette aventure mais elle est devenue dans leur discours tout autre chose, non plus un élément fondamental de la Grandeur de la France, une partie de son essence, c'est devenu un moment certes glorieux mais territorialement secondaire, la Vraie France se résumant désormais à celle métropolitaine. Le constat de tout ça est que l'Histoire en tant que substrat du roman national ou du récit des origines et non en tant que science humaine et sociale est en perpétuelle évolution, entre mes débuts d'écolier et aujourd'hui j'ai assisté à au moins quatre changements significatifs qui portent surtout sur la période la plus récente, en gros les trois derniers siècles et surtout le dernier mais a nécessairement un effet sur celles plus anciennes. Quand Nicolas Sarkozy affirme, comme je le rappelais, qu'un Français doit adhérer à la fiction « nos ancêtres les Gaulois » pour être un “vrai Français”, il est en retard d'au moins deux versions en ce qui concerne le roman national, et d'au moins trois wagons pour le récit des origines – mais on le savait déjà depuis son discours de Dakar, vous savez, « l'homme africain [qui] n'est pas assez entré dans l'histoire », ou avant cela sa loi (enfin, celle de Michèle Alliot-Marie, mais qu'il soutint vivement) sur le « rôle positif de la colonisation française ». Enfin, en retard, faut voir...

Mémoires des concurrents.

On parle parfois, on parle trop souvent, de “concurrence des mémoires”, cela pour des sujets somme toute secondaires et sous l'aspect d'une concurrence sur le récit historique, ce qui m'intéresse ici serait plutôt les mémoires concurrentes. Sans vouloir le peiner, mais de ce que j'en sais ça ne devrait pas trop le chagriner, Nicolas Sarkozy est une personne assez inculte en matière de ce qu'on nommait anciennement les humanités, entre autres inculte en littérature (il s'en vantait) et en Histoire (il l'a maintes fois démontré). En outre, il n'a jamais paru très intéressé par ce qui concernait l'international, sinon pour faire le beau en posant avec les Grands de ce Monde, et un peu pour les questions économiques (mais on ne peut là non plus considérer qu'il démontra des compétences éminentes en la matière). De ce fait il était très dépendant des auteurs de ses discours pour l'Histoire, et malheureusement, deux de ses plumes les plus importantes avaient, en ce domaine, une vision des choses au moins très conservatrice et pour l'un, on peut aller jusqu'à réactionnaire. Cela dit, est sa sortie sur « nos ancêtres les Gaulois », qui sans le certifier semble une improvisation, montre qu'il valait peut-être mieux confier ça à MM. Guaino et Buisson, pour ringards qu'ils fussent je ne crois pas qu'ils seraient allés jusque-là... L'intérêt de Nicolas Sarkozy est, si l'on peut dire, son côté brut de décoffrage, rentre-dedans, tout-à-fait le genre de personne qui n'a pas peur de dire ce qu'elle pense, capable de lancer en public et sous l'œil et l'oreille de tous les médias un cinglant « Casse-toi pauv' con ! » envers un importun. Ça nous donne des indications sur ses motivations, ses comportements et ses projets.

Sans considérer pour l'instant les autres formes d'idéologies, celles politiques constituent la base des projets de société des partis et de leurs membres. Sarkozy n'est pas le tout de son parti mais en constitue un élément significatif, le représente, d'où l'on en peut déduire qu'il est représentatif de son idéologie dominante – on aura constaté lors des “primaires de droite” catastrophiques de l'élection présidentielle de 20179 qu'effectivement les courants les plus libéraux et modérés n'y formaient pas une majorité... Comme il s'agit d'opposer explicitement une idéologie à une autre on y voit mieux les aspects “complot” mais ceux-là sont superficiels, ou le sont quand le contexte social permet de ne pas les faire émerger. J'en parle plus ailleurs, fut un temps j'ai beaucoup participé à bien des groupes de toute sorte, dont certains politiques ou au moins politisés – cela dit, tout groupe formel est fondamentalement politique en ce sens que son but est d'avoir une action sur la société, y compris et dirai-je, surtout s'il limite son action à lui-même, s'il est sa propre société, et fonctionne en autarcie. Toujours est-il, aussi divers soient ses groupes et leur buts ils partagent quelque chose, dont j'ai parlé ici abondamment, un récit des origines, lequel conditionne son projet immédiat, son moyen pour réaliser sa fin. Il partagent une autre chose, qu'on nommera “les trois discours plus un”.

De la périphérie au centre, du centre au cœur.

Tous les groupes ont une même structure formelle :

  • une opposition primaire “intérieur” / “extérieur”, ceux qui appartiennent au groupe et ceux qui n'y appartiennent pas,
  • une opposition secondaire “direction” / “exécution”, ceux qui décident des actions et de la manière de les mettre en œuvre, et ceux qui réalisent le projet,
  • une opposition tertiaire “fins” / “moyens”, ceux qui définissent l'objectif final, le but ultime du groupe, et ceux qui conçoivent les instruments permettant de le réaliser,
  • une opposition quaternaire “ésotérisme” / “exotérisme”, préalable à tout, ceux qui inventent les discours à usage interne et ceux qui inventent les discours à usage externe.

Ce sont des fonctions, selon les groupes et sinon l'opposition primaire, chaque fonction peut être indifféremment endossée par n'importe quel membre du groupe, ou bien seules certaines sont mobiles, ou toutes fixes. Bien évidemment, l'opposition primaire n'est pas mobile, soit on appartient au groupe, soit non, par contre certains groupes permettent une circulation rapide, on y entre ou on en sort aisément, d'autres non. Mais même pour ceux à circulation rapide on doit pouvoir déterminer à un instant donné qui en est et ce qu'il y fait. Bien sûr, plus le projet est limité dans le temps et dans la réalisation envisagée, plus la circulation peut être rapide et peu formelle.

Les groupes politiques sont nécessairement assez ou très structurés et plus on monte dans la structure, moins les fonctions sont mobiles, même si à l'intérieur d'un niveau assez élevé il peut y avoir une mobilité assez ou très grande. D'évidence, je décris ici la forme courante des structures de groupes dans nos sociétés actuelles, une base mobile, une sommet statique, des niveaux intermédiaires d'autant moins mobiles qu'ils sont proches du sommet et à chaque niveau une certaine mobilité interne, d'autant plus importante que le niveau est distant à la fois du sommet et de la base.

Excursus : Discours de niveau et niveau de discours.

Une chose courante dans n'importe quel groupe, d'autant plus s'il compte beaucoup de membres et que les fonctions ont une faible mobilité, est le développement de formes de discours propres à chaque niveau. En des temps pas si éloignés, et encore aujourd'hui dans bien des contextes mais le plus souvent de manière moins explicite qu'auparavant, on obtenait cela de manière assez simple en recrutant les membres de chaque niveau dans des populations parlant une langue différente de celle des membres des autres niveaux, que ce soit une langue native ou une langue de classe. Le fameux principe du “diviser pour mieux régner”. Le cas typique est celui des systèmes de type impérial ou, dira-t-on, “féodal” – bien que ça se soit fait bien avant qu'on invente des structures sociales proprement féodales. Dans les deux cas on a une élite qui partage la même langue, celle de la métropole dans le cas d'un empire, celle du groupe le plus puissant ou celle de l'ancienne métropole ou une langue nouvelle, en général dérivée d'un “créole”, d'une “koinè”, d'un “argot” ou d'une “lingua franca” dans le cas d'un système féodal, juste en-dessous des auxiliaires qui utilisent la même langue, en-dessous encore un ou deux niveaux de subalternes de populations souvent mêlées (ayant plusieurs langues natives) qui pratiquent une version appauvrie ou très spécialisée de la langue de l'élite, suffisante pour l'ordinaire et pour recevoir et transmettre les consignes et les ordres, qui souvent tendront à développer une autre langue commune, un “argot de métier” de type créole ou lingua franca, enfin dans les niveaux les plus bas on limite les contacts entre groupes locaux qui parleront entre la langue native très locale, ce qui évite ou réduit l'intercompréhension entre eux, une frange limitée de leurs membres ayant droit à une plus grande mobilité et pratiquant une langue commune plus ou moins proche de celles des groupes de niveau supérieur, en général proche de la langue appauvrie des groupes subalternes.

Le motif général de cette pratique est bien sûr le contrôle des populations, dans ce schéma seules les classes les plus hautes sont en capacité de se coordonner efficacement, celles auxiliaires, assez restreintes, n'ont que pour une petite part d'entre elles des fonctions d'exécution et de régulation, leur principal rôle étant de faciliter la conservation et la circulation de l'information, une partie d'entre elles a ce qu'on peut nommer un rôle intellectuel mais aucun pouvoir car les intellectuels sont des gens dangereux, le mieux étant que les classes de rang inférieur éprouvent une forte défiance envers elles. Les classes subalternes forment l'essentiel de l'exécutif et des organes de régulation, raison pourquoi elles ne doivent pas pouvoir trop aisément se coordonner ni communiquer avec les classes les plus basses. Enfin, les classes les plus basses sont celles qui font réellement fonctionner la société, les travailleurs, les entrepreneurs et les commerçants, leur fragmentation étant la garantie qu'elles ne pourront s'autonomiser des autres classes.

Fin de l'excursus.


Tout groupe social répond au schéma “intérieur”/“extérieur” – “direction”/“exécution” – “fins”/“moyens” –“ésotérisme”/“exotérisme”, parce que tout groupe social est un individu, la question étant alors la manière de la mettre en œuvre. Je le disais à propos des sociétés que forment les invertébrés, pour presque toutes l'autonomie des membres est limitée ou nulle, et les “positions sociales” sont prédéfinies (autant que je sache, les céphalopodes sont les seuls invertébrés qui ne soient pas dans ce cas). Parmi les vertébrés on a une plus grande diversité, les espèces grégaires qui, soit précisé, ne sont pas toutes sociales, vont de structures très conditionnées à faible autonomie à des structures où les positions sociales peuvent varier et faire l'objet de négociations ou de transactions parfois violentes. On se représenta longtemps les rapports entre membres d'un groupe d'animaux autres qu'humains et même, dans un imaginaire un peu ancien mais toujours présent, dans des groupes humains dits “primitifs”, comme une hiérarchie très rigide où le “chef” (mot qui signifie initialement “tête”, parfois utilisé en ce sens mais surtout dans des expression figées comme « branler du chef ») dirige et commande, la troupe suit et obéit. Le développement de l'éthologie a mis en évidence que les choses ne sont pas si simples, notamment chez les mammifères, les positions dans un groupe ne sont pas acquises, chaque membre doit régulièrement faire la preuve qu'il la mérite et cela se fait de diverses manières, l'individu ou le couple qui est au sommet de la hiérarchie doit s'appuyer sur une coterie, alterner les régulations violentes et pacifiques, et parfois “consulter le peuple” pour certaines décisions, notamment quand un membre du groupe commet ce qui peut s'assimiler à un délit ou un crime, selon sa position dans le groupe il sera immédiatement sanctionné, ou peut se mettre en place une sorte de “tribunal populaire” qui diffèrera ou amoindrira la sanction.

La structuration des groupes, notamment humains, est à la fois fluide et rigide. Sinon ce ne seraient pas des organismes.

Excursus : L'inné et l'acquis.

Une question qui m'occupe beaucoup. Et comme souvent, elle m'occupe parce que je ne sais pas trop ce que ça signifie. Pour moi la réalité se répartit en réponses et en questions. Les réponses sont le plus souvent des conséquences des questions mais ne les résolvent pas, sinon ça se saurait, et justement les questions, les vraies, ne trouvent jamais de réponse même si elles en produisent. Souvent, quand une solution satisfaisante est trouvée qu'on croit être une réponse à la question, un petit quelque chose résiste, indice qu'il va falloir revenir à la question pour trouver une nouvelle solution qui ne sera qu'une réponse temporaire. Le cas que j'aime bien est celui du physicien William Thomson, Lord Kelvin, ou de son collègue et contemporain Albert Michaelson plus probablement, déclarant en 1894 ou 1895 « Il n'y a rien de nouveau à découvrir en physique désormais. Tout ce qui reste à faire que ce sont des mesures de plus en plus précises », en version originale, « There is nothing new to be discovered in physics now. All that remains is more and more precise measurement ». Je ne retrouve plus la mention exacte du discours où une phrase équivalente de Kelvin fut prononcée mais me souviens qu'il mentionnait que malgré tout restait à élucider deux petites choses, l'une était le rayonnement du corps noir, l'autre je ne sais plus mais je sais ceci, la mécanique quantique découle de la solution de Planck pour le rayonnement du corps noir, la relativité restreinte est une solution possible de la seconde chose.

L'inné et l'acquis. Ce dont nous héritons et ce que nous inventons. Sous un aspect un être vivant est tout inné, sous un autre il est tout acquis. La logique conduit à poser que les êtres vivants ne sont ni héritiers ni inventeurs en soi, ils inventent leur héritage et héritent de leur inventivité. Dit autrement, tout ce que réalise un individu est conditionné par des capacités dont il hérite mais chaque individu réalise ces capacités de manière unique et imprévisible. Bien sûr, les êtres vivants sont aussi des entités statistiques, le parcours de vie d'un individu est globalement prédictible, d'autant plus qu'il sera rudimentaire, par contre on ne peut jamais prévoir son comportement à un instant donné et dans une situation donnée. Si on connaît les conditions initiales, le comportement d'une entité non vivante est assez prévisible à court et souvent à moyen terme. C'est à-peu-près l'inverse pour une entité vivante, si on sait où, quand et comment elle se constitue, on peut donc anticiper à-peu-près son trajet de vie, faire des hypothèses vraisemblables et le plus souvent vérifiées pour le moyen terme, mais plus le terme est court, moins elle sera prévisible.

On peut décrire l'inné comme l'inscription dans l'individu de l'histoire de tous les êtres qui l'ont précédé, de tous ses ancêtres, généalogiques ou non. On peut décrire l'acquis de la même manière. On peut enfin décrire la chose ainsi : quoi que réalise un individu il le peut car c'est inscrit en lui, mais ce qu'il réalise est singulier car il est le seul et le premier à lire ce qui est inscrit en lui de la manière dont il le lit. Une science à la fois ancienne et nouvelle, l'épigénétique, l'illustre assez bien :

L'épigénétique [...] est la discipline de la biologie qui étudie la nature des mécanismes modifiant de manière réversible, transmissible (lors des divisions cellulaires) et adaptative l'expression des gènes sans en changer la séquence nucléotidique (ADN). [...]
L'épigénétique est d'abord mise en évidence par la différenciation cellulaire puisque toutes les cellules d'un organisme multicellulaire ont le même patrimoine génétique, mais l'expriment de façon très différente selon le tissu auquel elles appartiennent. Puis ce sont les possibilités d'évolution d'un même œuf en mâle ou femelle chez les tortues, en reine ou ouvrière chez les abeilles, qui prouvent que des mécanismes peuvent lier des facteurs environnementaux et l'expression du patrimoine génétique.

Repris de l'article de Wikipédia. Un autre passage de l'article est à citer :

La mise en lumière récente de ces moyens épigénétiques d'adaptation d'une espèce à son environnement est selon Joël de Rosnay en 2011 “la grande révolution de la biologie de ces 5 dernières années” car elle montre que dans certains cas, notre comportement agit sur l'expression de nos gènes.

Je ne sais si ce qui suit la citation de Joël de Rosnay découle aussi de ses propos, du moins puis-je dire que la modération « dans certains cas » est inexacte, c'est vrai dans tous les cas et pour tous les individus, par contre l'épigénétique ne s'intéresse qu'aux cas où cette action s'inscrit dans les gènes, les modifie en retour, dans tous les cas et pour tout individu l'environnement agit entièrement sur notre comportement, donc sur l'expression des gènes, ce qui ne contredit pas un propos précédent, le parcours de vie d'un individu est globalement prédictible.

L'univers est globalement statistique, mais plus on va vers l'infiniment petit, plus il est imprédictible, et l'univers comme entité est imprédictible. Pour ce dernier point, le modèle général actuel le plus consistant le décrit comme en expansion ; on sait à-peu-près quand il commence et comment il se réalise, ce qui n'induit rien quant sa fin, si du moins il doit avoir une fin, et à son évolution. L'univers est stochastique, “non déterministe”. Certes on peut faire bien des hypothèses sur les Fins Dernières, un sport pratiqué de longue date qui ne devrait pas cesser avant longtemps, m'est avis – en tout cas pas avant la fin de l'univers ou au moins de celui local, notre planète, ou de quelque autre équivalent – mais il en va de l'univers comme du reste, au-delà d'une certaine durée tout devient imprévisible, au-delà d'une autre durée, tout devient imprédictible. Les êtres vivants sont assez prédictibles car limités dans l'espace et le temps, ils ont un début et une fin, sauf quand justement ils n'en ont pas, ou du moins qu'ils n'en ont pas de déterminée. Je pense notamment à cette lignée, les champignons de type Fungi (dits aussi mycètes), qui forment des entités de durée et de dimension variables, cas par exemple d'un exemplaire d’Armillaria solidipes s'étendant sur près de 9 km² et vieux d'au moins 2400 ans, mais ce type d'organismes se reproduisant de manière rhizomatique n'a pas vraiment de début ni de fin, ni de localisation d'ailleurs – je connais notamment plusieurs touffes de menthe provenant directement ou indirectement d'une même touffe : tant que l'une au moins persistera l'individu, qui en l'occurrence perd son nom puisque divisé, sera “le même”, que ce soit la touffe initiale ou non. En même temps, mon exemple de menthe interroge sur ce qu'est un individu. Quand une entité est divisible et que chaque persiste comme être vivant, est-ce un individu dans deux sites ou deux individus ? Mais c'est un autre sujet, revenons à l'inné et l'acquis.

Chez les animaux, le cas évident de l'indétermination entre inné et acquis est celui des naissances gémellaires, plus précisément des jumeaux homozygotes. On a là deux individus qui d'un point de vue génétique sont exactement semblables et qui pourtant sont différents dans leur parcours de vie, parfois très différents à tous points de vue, notamment dans les cas où assez vite après leur naissance ils sont séparés et élevés dans des contextes irrécouvrables. À l'évidence, ces jumeaux seront des individus statistiques, quel que soit leur parcours ils seront des êtres de leur espèce et auront une évolution générale similaire à celle d'autres êtres de leur espèce, mais aussi des individus stochastiques chez qui toute différence même mineure dans leurs conditions de vie induira un parcours de vie singulier, unique, et surtout non dépendant de leur patrimoine génétique. Deux exemples, l'un d'une singularité génétique non remarquable, l'autre d'une singularité potentiellement porteuse de maladie.

Ordinairement, la consommation de lait n'a lieu chez les mammifères que pendant une période limitée après leur naissance, après quoi ils perdent largement la capacité de le digérer. Or certaines populations d'éleveurs ont pris l'habitude d'en consommer bien après la période de sevrage où le nourrisson cesse de consommer le lait maternel et sous forme non fermentée (car certaines bactéries ont la possibilité de dégrader le lactose), ce qui induisit un sélection de population favorable aux lignées dont les individus conservent la possibilité de produire à haut niveau de la lactase, l'enzyme qui permet de rendre le lactose digestible. De ce fait, on a deux populations humaines contrastées, celles qui ont une population majoritairement capable de dégrader le lactose, et les autres. Or, cette incapacité à le dégrader induit une intolérance au lactose aux conséquences désagréables ou pire (voir l'article en lien). En soi cette baisse ou perte de la capacité à dégrader le lactose n'est pas un problème, par contre un individu transféré d'Asie du Sud-Est en Europe a 90% de chances, ou risques, d'avoir une intolérance au lactose dans un contexte où sa consommation est très courante. Quant à la singularité potentiellement morbide, il s'agit de la mutation qui favorise l'apparition de certains diabètes : dans un contexte de régime frugal elle a peu de chances, ou risques, de provoquer un diabète, par contre elle constitue une protection contre la maladie du sommeil.

Ces deux exemples montrent clairement que les conditions de vie ont une grande incidence sur les trajets de vie : avec deux jumeaux non producteurs de lactase dont l'un vivra dans un contexte où elle se révèle défavorable, ce qui ailleurs n'aurait pas d'incidence se révèlera défavorable et aura des conséquences sur son parcours ; et avec deux jumeaux portant la mutation favorable à certains diabètes, ce qui sera pour l'un et dans certains contextes sans conséquence voire favorable, sera défavorable pour l'autre dans d'autres contextes.

Fin de l'excursus.


Cette question de l'inné et de l'acquis serait à explorer plus mais dans le cadre de cette discussion l'excursus suffira pour ma proposition, la structuration des groupes, notamment humains, est à la fois fluide et rigide, sinon ce ne seraient pas des organismes. Je vais énoncer un truisme, c'est-à-dire une vérité d'évidence, qui pourtant ne semble pas très évidente pour beaucoup de mes contemporains, en tout premier une majorité de “responsables politiques” – entre guillemets car je doute beaucoup du sens des responsabilités et du sens politique de ces présumés responsables politiques. Un truisme, donc : l'évolution d'une société est extrêmement dépendante du contexte. Sur un plan, ce qui constitue une société est de l'ordre de l'inné, sur un autre plan, de l'ordre de l'acquis. Les paradoxes n'existent pas en dehors du discours, donc parler d'apparent paradoxe revient là aussi à un truisme, par nécessité ce que l'on nomme paradoxe est de l'ordre de l'apparence, par le discours ont va décrire une situation réelle ou hypothétique comme “allant contre les règles” comme si ces règles devaient nécessairement ou prévisiblement s'appliquer, les seules règles qui soient de cette sorte concernent les seules situations hautement prévisibles, ergo toute règle concernant le vivant ne s'applique ni nécessairement ni prévisiblement. Donc, en un apparent paradoxe, ce qu'à un instant on peut classer du côté de l'acquis verse par après du côté de l'inné. La cause en est l'hérédité des caractères acquis.

Darwin et Lamarck, même combat !

Plutôt que d'hérédité, on parlera plutôt d'héritabilité. Contrairement à ce qui se dit il n'y a pas de “sélection naturelle” dans le processus de l'évolution, pour autant que ce concept fasse référence à quelque transcendance, “la nature”, séparée de l'immanence. Si on parle du fait qu'il est dans la nature des individus d'opérer une sélection en tous leurs actes, dont ceux qui favorisent leur persistance et leur perpétuation, on peut nommer le phénomène ainsi. Si par contre on signifie par cette expression que la sélection est “opérée par la nature” en tant que cause effective, que “cause première” comme on dit, on ne le peut pas, et comme il y a une indétermination, mieux vaut dire “sélection culturelle” ou “sélection par choix”.

D'évidence, le mécanisme attribué à Lamarck, et qui semble lui appartenir, la transmission des caractères acquis telle que de génération en génération, à force de tendre le cou vers les feuilles des arbres les girafes auront le cou qui s'allonge, n'est pas vraisemblable, mais d'évidence aussi le mécanisme attribué à Darwin, qui ne lui appartient pas vraiment, d'une sélection plutôt aléatoire, un changement apparaît qui se révèlera favorable et qui de ce fait donnera un “avantage sélectif” à son porteur, n'est pas plus vraisemblable. Le choix d'un partenaire de perpétuation ne découle pas d'un supposé avantage compétitif ou sélectif, ce dont Darwin avait bien conscience, puisqu'il relève notamment que chez certaines espèces les partenaires les plus attractifs sont aussi les plus repérables et parfois les moins aptes à éviter les prédateurs ou à approcher les proies. Il en parle notamment en ce qui concerne le choix des femelles chez certains oiseaux et mammifères, où le mâle le plus attractif l'est parce que pourvu de caractères sexuels secondaires très visibles ou/et très encombrants, des belles plumes très grandes et très colorées, des bois ou des cornes majestueux, etc. On peut dire qu'il y a trois modes prépondérants de sélection des espèces qui le plus souvent, et probablement toujours, se superposent : stochastique, dépendante du milieu, subjective.

La sélection dépendante du milieu est facile à illustrer et en outre, constatable. Un cas de ce type est connu, celui de je ne sais plus quelle espèce de papillon qui connaissait une variété de colorations allant de presque blanc à presque noir en passant par des nuances de gris, avec robe unie ou mouchetée. Arrive l'industrialisation en Grande-Bretagne, à base de procédés salissants, entre autres le charbon de terre comme source d'énergie, qui tend à noircir les paysages : dans les zones très industrialisées, tous les individus de cette espèce qui ont une robe assez ou très claire deviennent des proies très repérables, ce qui donne un avantage sélectif par défaut aux individus sombres. L'intérêt de ce cas réside dans le fait que cette sélection n'est en rien due à une quelconque “adaptation au milieu” que celui-ci aurait induite, tous les individus sont autant ou aussi peu “adaptés” mais selon les contextes toutes les variations se vaudront, où les individus plus clairs auront un avantage plus ou moins important, ou ceux sombres, ou ceux en demi-teinte. Elle est dépendante du milieu en ce sens que ce qui prime pour l'espèce est l'appariement, il se peut que dans cette espèce les individus préfèrent tous une certaine nuance, ou une nuance proche de la leur, ou en contraste à la leur, mais quelle que soit la préférence, quand le choix se restreint on prend ce qui se présente...

Un autre cas facilement observable de sélection dépendante du milieu, mais rarement pensé en ces termes, est l'élevage. Chacun peut le savoir, les espèces animales dont dérivent celles domestiques ou apprivoisées ne produisent pas “naturellement”, à l'état non domestiqué, certaines variétés similaires à celles élaborées dans un environnement humain. À cela une bonne raison : beaucoup des caractères qui intéressent les éleveurs sont très défavorables hors espace domestique. On ne pense pas cela en terme de “sélection naturelle” car on ne pense pas l'espace social en tant qu'espace naturel, que “milieu” au sens d'écosystème. Ce qui est pourtant le cas. Ce mode de sélection combine ceux dépendant du milieu et subjectif, sinon qu'en ce cas il s'agit d'une subjectivité inter-spécifique dont, soit dit en passant, les humains n'ont pas le monopole. Fonctionnellement, l'élevage ne diffère pas du processus dit de pression sélective, sinon qu'elle combine les sélections dépendante du milieu et stochastique, l'interaction entre une espèce proie et une espèce prédatrice favorisera tels individus parce qu'ils ont une aptitude plus grande à échapper aux prédateurs ou à prendre des proies, puis on arrivera à un excès (proies ou prédateurs trop habiles) qui exercera une régulation inverse quand le taux de proies ou de prédateurs sera trop important dans le cadre de l'écosystème, lui-même stochastique, un système où une variation mineure, une “inconnue”, c'est-à-dire une variable impondérable, peut induire une évolution importante.

Fondamentalement, toute sélection est à la fois stochastique et subjective, la “dépendance au milieu” n'ayant qu'un rôle secondaire et circonstanciel. Comme on le sait nombre d'individus n'ont pas une complexion optimale, “adaptée au milieu”, sont porteurs de mutations héritées ou circonstancielles contradictoires avec une évolution propre, une ontogenèse, entrant dans les standards de l'espèce. La compréhension de la “sélection naturelle” comme transcendante, comme “guidée par la nature”, induit une interprétation de ces mutations comme défavorables tant aux individus qu'aux espèces. Or, dès lors que ces individus se perpétuent et diffusent leur mutation, et dès lors que les individus nouveaux issus d'eux se perpétuent à leur tour, d'évidence ces mutations ne sont défavorables ni aux individus, ni à l'espèce. Certes, comme dit pour le cas du déficit en lactase ou des mutations favorisant potentiellement certains diabètes, ces particularités génétiques peuvent se révéler non problématiques ou favorables dans certains contextes, problématiques ou défavorables dans d'autres, mais les porteurs de ces particularités, pour autant qu'ils parviennent à l'âge reproductif, qu'ils s'apparient et qu'en découle une descendance, se révèlent “adaptés au milieu”, qu'il soit favorable ou non à un trajet de vie standard. Factuellement, l'inadaptation transcende l'espèce, sa lignée, sa branche, elle concerne les écosystèmes, une espèce, un individu n'est ni adapté ni inadapté en soi mais parvient à s'insérer ou se maintenir dans un écosystème ou non, et l'écosystème lui-même est tributaire de circonstances imprévisibles, pour exemple les dinosaures ne sont pas devenus du jour au lendemain ni progressivement “inadaptés”, c'est la modification de la structure globale de la biosphère due à des circonstances internes ou externes qui a induit une évolution profonde et relativement rapide des équilibres écosystémiques provoquant non pas la disparition des dinosaures mais leur évolution dans le système où leur lignée, qui fut dominante pendant quelques dizaines de millions d'années, devint secondaire – comme il se sait depuis quelque temps, les oiseaux sont de la lignée des dinosaures.

Même si à un niveau supérieur, disons, “la nature”, on peut parler d'adaptation, à un niveau individuel ou spécifique c'est moins évident, ni les individus ni les espèces ne s'adaptent, les individus suivent leur trajet de vie et tantôt se perpétuent, tantôt non ; s'ils se perpétuent, ils perpétuent ou font persister l'espèce, ou peuvent parfois initier une lignée d'où découlera une variation spécifique ou une espèce nouvelle. Il n'y a par exemple aucune raison de supposer que les humains sont “adaptés au milieu”, quel que soit ce milieu, de mon point de vue leur expansion singulière, celle d'une espèce qui, précisément, ne s'adapte pas au milieu mais l'adapte à elle, qui contrairement aux espèces précédentes a globalement cessé d'évoluer et de se diversifier de manière significative – de se perpétuer en lignées de plus en plus divergentes qui deviennent génétiquement incompatibles – est ce qu'on peut nommer son inadaptation : aucun humain n'est adapté à aucun contexte entre, en gros, sa naissance et l'âge de six ou sept ans, hormis un contexte humain. On peut supposer par l'exemple de ce qu'on nomme “enfants sauvages” qu'un humain généalogique est en capacité de s'adapter à un milieu autre qu'humain dès ses deux ou trois ans, mais en ce cas il ne deviendra pas humain, il n'aura pas les caractéristiques comportementales standard des humains qui ont grandi dans un milieu humain jusqu'à six ou sept ans, et selon la durée de séparation peut même ne plus avoir la capacité de s'identifier à son espèce généalogique. Soit précisé, cela s'applique à tous les mammifères et encore pas mal d'autres espèces, même si à moindre degré.

Quoi que j'en aie pu sembler dire, j'ai quelque idée de ce qu'on peut classer dans l'inné et dans l'acquis. D'évidence, d'autant les lignées sont moins complexes, d'autant les individus ont un trajet de vie largement guidé par l'inné, d'autant sont-elles complexes, d'autant le trajet de vie des individus a une forte composante d'acquis. La limite de ces concepts vient de ce que la capacité d'autonomie liée à la notion d'acquis est tributaire d'une complexion innée, l'humanisation est un processus où l'individu doit acquérir les comportements qui vont en faire un humain socialisé mais seuls les humains généalogiques ont la complexion qui leur permet de devenir tels. Comme ils portent en eux toute l'histoire de leur lignée ils ont, dans certaines limites, l'opportunité d'acquérir des comportements spécifiques antérieurs, comme les autres espèces ne portent pas en elles cette part d'histoire qui leur est propre, aucune ne peut acquérir les comportements propres aux humains. Sans supposer que ce sera parfait, un humain est en capacité de se faire admettre dans un groupe, que sais-je ? De chimpanzés ou de loups par exemple, en tant que “membre de l'espèce” et s'il a de bonnes compétences, même comme membre à part entière du groupe, alors qu'aucun loup ou chimpanzé ne pourra jamais être admis comme membre de l'espèce humaine, alors qu'en revanche il pourra assez aisément être admis comme membre d'un groupe d'humains. En passant, cela constitue une des bases conceptuelles de cette idéologie assez spécieuse, l'anti-spécisme : constatant que les individus peuvent circonstanciellement s'intégrer à un groupe d'une autre espèce que celle généalogique, ils en induisent qu'il n'y a pas de différence entre les espèces. Ce qui fait l'impasse sur ce que les éthologues nomment l'imprégnation.

Concernant les humains, leur inadaptation native a une forme telle que le temps entre leur naissance et le moment de leur autonomie effective minimale est assez long, au moins deux et jusqu'à trois ou quatre ans, le temps pour leur autonomie sociale d'au moins six ou sept ans et jusqu'à plus de dix ans, quand du moins elle est atteignable – l'écart des individus aux standards de l'espèce peut ne pas leur permettre un autonomie sociale complète. C'est lié à une particularité des mammifères, ils naissent “prématurés”, cela d'autant plus qu'ils sont complexes. Comme notre lignée, celle des hominidés, est éminemment complexes, les naissances y sont très “prématurées”. Ceci entre guillemets en ce sens que la naissance vient à son moment mais qu'à leur naissance les mammifères ne sont pas autonomes, ils sont tributaires pour leur survie, spécialement pour leur nourriture, de leur parent gestateur, leur “mère”. Ce ne sont pas les seuls, on a le même cas de dépendance chez les oiseaux, et des cas comparables chez certains poissons, notamment les requins et quelques autres espèces dites ovovivipares, à la différence que les nouveaux-nés ont la même alimentation que les adultes alors que chez les mammifères la nourriture initiale est produite par le parent gestateur ou un autre mammifère adulte à l'exclusion de toute autre alimentation. Même si le processus diffère il équivaut à celui précédent, où les individus nouveaux se développent à l'inverse de ce qui existe dans les autres lignées, y compris une ou deux qui partagent cependant avec les mammifères la production de nourriture par les gestateurs : dans les autres lignées les individus se développent à partir d'un œuf, chez les mammifères l'œuf se développe à partir de l'individu, et durant tout son développement ses besoins en nourriture et pour les autres fonctions vitales sont assurés par le parent gestateur. Soit précisé, dans une des branches de mammifères, les marsupiaux, les nouveaux-nés correspondent beaucoup plus à ce qui serait des prématurés dans les autres branches. Sans développer le sujet, il semble y avoir un rapport direct entre comportements sociaux et dépendance des nouveaux-nés à des adultes, savoir quoi découle de quoi.


               Partie II


1. Pour mémoire et au-delà des circonstances locales de conflits pour des questions de positions de pouvoir, un nœud important de l'affaire qui amena à la fin tragique du chevalier de la Barre est l'opposition entre “les jésuites” et “les encyclopédistes”, les tenants de l'ordre social théologico-politique du temps et ceux d'une libre pensée. Et les tenants de l'ordre eurent gain de cause...
2. Soit précisé, la télépathie ça existe mais d'autre manière que celle mise en scène dans les contes ou les romans, c'est une histoire d'harmonisation, on ne perçoit pas strictement la pensée d'un tiers mais on en perçoit les signes et en ce cas la transmission de cette pensée se passe de mots. Quoi qui s'échange de l'ordre de la pensée d'un être à un autre passe par des signes faisant système, qui ne sont pas nécessairement de l'ordre du langage articulé. Pour un observateur ça peut apparaître de la télépathie au sens qu'en donne la science-fiction ou le fantastique, pour les acteurs c'est autre chose, on observe des signes indiquant sans équivoque que sa pensée n'a pas nécessité à être formulée en mots, voilà tout.
3. On ne les trouve généralement pas parmi les plus privilégiés mais parfois si, voir le cas de Louis-Philippe d'Orléans, duc de Chartres, dit Philippe Égalité, et de son fils Louis-Philippe d'Orléans, duc de Valois, le futur Louis-Philippe Ier, même si la Révolution française n'est pas strictement un complot ou une conspiration. Tous deux étaient des membres éminents de la noblesse et proches parents du roi, tous deux des partisans de la Révolution, le premier membre des états généraux de 1789 et de l'Assemblée constituante qui en est issue, le père et le fils se séparant politiquement sur la question du procès de Louis XVI, le premier décide d'y participer et à cette occasion vote la mort du roi, le second prend de la distance et décide de s'éloigner de la révolution, y compris territorialement. À noter que Louis-Philippe Ier garda quelque chose de ses convictions, devenant en 1830 monarque, après l'abdication forcée de Charles X, il se fit proclamer roi des Français et instaura une monarchie constitutionnelle. On peut dire que le régime de Louis-Philippe fut le premier régime libéral durable en France.
4. Désolé, je parle souvent de cela en disant « supposé réchauffement climatique » parce que j'apprécie l'exactitude, on devrait plutôt parler de changement climatique, qui est causé par une augmentation moyenne de la température mais qui n'induit pas nécessairement, toujours et partout un réchauffement.
5. J'en parle à échelle humaine, on peut anticiper une situation sur des durées assez longues mais au regard des durées cosmologiques elles sont très courtes, presque insignifiantes. Si je considère le devenir à extrêmement long terme de notre système stellaire local, il est connu désormais que « l'espérance de durée en l'état actuel » du système solaire est à peu de choses près égal à sa durée actuelle, qui est d'environ 4,5 milliards d'années. Après une durée en gros du même ordre il connaîtra un changement significatif qui aura entre autres conséquences d'étendre le diamètre du Soleil au-delà de l'orbite terrestre, donc l'absorption de notre planète dans cet astre. À échelle humaine, au mieux et avec bien des incertitudes quelques dizaines de milliers d'années, on peut considérer que notre système local est et restera assez fermé.
6. En fait je ne le crois pas, à un certain niveau les gens de gauche sont naïfs, pour ne pas dire plus, et pour dire moins, fidèles à leurs convictions. Le cas le plus évident est celui dit du “front républicain”, d'élection en élection presque toujours appliqué par la gauche, presque jamais par la droite.
7. Heureux de voir que ce mot n'est pas considéré comme un néologisme par mon correcteur d'orthographe, ça me rassure...
8. Cela dit une bonne part de son histoire récente, en gros les six derniers millénaires, le Sinaï fit partie de l'Égypte, même si plus d'une fois il fit office de zone tampon à la souveraineté partagée entre une entité politique assez stable côté Égyptien et fluctuante à l'est et au sud du Sinaï. Bref, cet alphabet est aussi une écriture égyptienne.
9. Catastrophiques non en référence à leur résultat mais à leur déroulement, quelque peu cahoteux et d'une limpidité limitée...