On peut dire que toute manière de répondre à une question autre que de simple restitution d'un savoir acquis use d'une forme dialectique, d'une forme de raisonnement non linéaire. Il y a cependant deux manières principales d'en user, celle consistant à chercher ce que l'on peut nommer une vérité et celle consistant à persuader, nommées en introduction les méthodes euristique et rhétorique. On peut aussi parler des méthodes herméneutique et sophistique, dans les deux cas il s'agit d'interprétation, la première visant à l'élucidation, la seconde à la confusion. D'un point de vue formel les deux manières sont assez similaires, d'où la nécessité d'apprendre à analyser un discours pour déterminer de quelle catégorie il ressort. Cette détermination se fait par deux moyens, la critique et la vérification. Le premier porte avant tout sur la forme, le second sur le contenu : déterminer si le raisonnement suit une voie discursivement cohérente et déterminer si les arguments sont fondés.

L'idée de cette discussion me vient de la lecture récente (ce 12 octobre 2018 même, quelques heures avant le début de sa rédaction) d'un ouvrage reprenant deux textes d'un philosophe du droit, Carl Schmitt, l'un écrit en 1932, La Notion du politique, l'autre en 1962, Théorie du partisan. Enfin, de sa lecture, je ne suis pas aussi rapide que ça en lecture, pour aller au bout d'un ouvrage d'environ 300 pages assez denses, tel celui-ci, il me faudrait au moins trois ou quatre heures, plus probablement six ou sept, or je ne l'ai lu que pendant moins d'une demi-heure. C'est que, très vite m'apparut que j'avais affaire à de la rhétorique, et les ouvrages rhétoriques me tombent assez vite des mains. Dans un autre textes j'expliquais assez ironiquement que j'étais peu sensible à la propagande pour une mauvaise raison, la propagande a un effet soporifique sur moi, donc je m'endors avant le moment où on est censé se retrouver persuadé par le discours, ou au contraire un effet excitant, ce qui me fait perdre le fil du discours par dispersion de mon attention. Ironique certes mais vrai en exagérant un peu la chose cependant, avec de la pratique on repère assez vite si un texte qui se propose de répondre à une question est plutôt euristique ou plutôt rhétorique, or la rhétorique me fatigue ou m'énerve assez vite, j'ai horreur des textes où l'on fait semblant de répondre, où l'auteur a d'abord la réponse et construit sa réponse à partir d'elle.

Par le fait et sinon des auteurs de mon genre, quand on rédige un texte dialectique on a déjà la réponse et la question, il s'agit plutôt alors d'exposer le cheminement qui va de l'une à l'autre. Dans tous les cas on propose d'abord la question, ensuite le cheminement, enfin la réponse. Il ne s'agit pas strictement ou au moins, pas nécessairement du cheminement effectif qui alla de la question à la réponse, sauf bien sûr dans les cas où l'on propose ce qu'on peut nommer un enseignement, il sera alors utile de décrire aussi fidèlement que se peut le cheminement exact, question et réponse comptant alors moins que l'exposé de la méthode, en ce cas ces textes sont plutôt didactiques que dialectiques. Le cheminement décrit est souvent recomposé et organisé, une recherche effective n'est jamais strictement logique, on élucide des parties de la réponse, assez régulièrement on s'engage dans des voies sans issue, on revient en arrière en abandonnant ces réflexions et recherches en impasse, on organise peu à peu et par bribes les éléments d'une réponse possible. Je parle là d'une démarche euristique, en rhétorique le processus diffère, puisqu'on a d'abord la réponse on commence par construire la question, puis les éléments de discours qui permettront de donner l'impression qu'il y a un cheminement logique de la question à la réponse ; en rhétorique aussi on a des impasses et des retours en arrière mais d'autre ordre, tels arguments qui a priori pouvaient sembler entrer dans la logique du discours se révèlent ne pas lui donner de cohérence et rompent la logique formelle que l'on tente d'établir.

Déterminer rapidement si un texte est plutôt euristique ou rhétorique n'a rien d'intuitif, ça s'apprend, et notamment par la pratique, il est utile même si non nécessaire d'apprendre à rédiger des textes des deux sortes, ça facilite grandement les choses, comme dans n'importe quel domaine les praticiens repèrent en général beaucoup plus vite les touches, les tours de main et les techniques que les non praticiens même très connaisseurs. En matière de discours dialectique ça se repère par l'usage d'inférences ou présupposés indémontrables, dont on ne peut pas estimer la vérité ou la fausseté. Comme, par le fait, on peut toujours estimer la fausseté ou la vérité d'une assertion, découvrant une telle assertion on doit faire l'effort de l'évaluer. Pour exemple le tout début de Théorie du partisan, la première partie de l'introduction, intitulée « Regard sur la situation de départ, 1808-1813 » :

La situation qui fournit le point de départ de nos réflexions sur le problème du partisan est la guerre de guérilla menée par le peuple espagnol de 1808 à 1813 contre les forces armées d'un envahisseur étranger. C'est la guerre qui vit, pour la première fois, un peuple (un peuple d'avant l'ère bourgeoise, industrielle en conventionnelle) affronter une armée régulière bien organisée, issue des expériences de la Révolution française, une armée moderne. Ce fait ouvrit de nouveaux espaces à la guerre, il fit se développer de nouveaux concepts stratégiques, il fut à l'origine d'une doctrine nouvelle de la guerre et de la politique.

Le passage « industrielle en conventionnelle », me semble douteux, je ne peux lui attribuer de sens dans ce contexte, je suppose une coquille ou une traduction maladroite.

Ce début permet de déterminer très vite qu'on a affaire à de la rhétorique, à cause de la mention « pour la première fois » : si la prémisse est exacte, on peut soumettre la suite à vérification, sinon c'est impossible. Or la prémisse est fausse, cette guerre de guérilla n'est pas la première à voir « un peuple [...] affronter une armée régulière bien organisée [...], une armée moderne », c'est même un cas très fréquent tout au long de l'Histoire, une armée moderne (selon les critères du moment) affronte un peuple moins bien organisé en matière militaire, et se confronte à une résistance nettement supérieure à ce que l'on pouvait anticiper en considérant le rapport de force, le peuple en résistance pratiquant une guerre d'escarmouches menées par des francs-tireurs et des partisans. Peu importe alors ce qui suit, ce sera faux parce qu'invérifiable : on ne peut pas tirer une conséquence vraie d'une prémisse fausse, le passage débutant par « Ce fait ouvrit de nouveaux espaces à la guerre » étant présenté comme une conséquence de la prémisse débutant par « pour la première fois », si la prémisse est fausse sa conséquence l'est si même ce qu'elle présente est factuellement exact. Il se peut que le contexte où a lieu la guerre en question « ouvrit de nouveaux espaces à la guerre, [vit] se développer de nouveaux concepts stratégiques [et] une doctrine nouvelle de la guerre et de la politique », en revanche ça ne peut être une conséquence directe et unique de cette guerre. Pour le redire, si un argument préalable est faux toute conséquence qu'on en tire est fausse. Dans un autre texte je propose une comparaison concrète, si on dispose d'un niveau de maçon “un peu” faux, on aura une information “un peu” fausse et toute réalisation basée sur elle sera fausse dans sa totalité : l'hypothèse “première fois” est “un peu” fausse, donc toute conséquence qui en découle est entièrement fausse. Bien construite mais fausse.

Le problème de la rhétorique n'est pas proprement dans le discours et ses propositions mais dans la logique induite : Théorie du partisan peut très bien, dans tout ce qui suit, proposer une analyse exacte et “vraie” en tous ses éléments mais du fait qu'elle est placée sous l'hypothèse fausse d'une “première fois” qui n'est pas première, l'auteur propose ici une téléologie inexacte qui invalide l'ensemble. Là-dessus et comme j'ai de la bouteille en matière d'analyse du discours, je n'ai pas besoin de lire le reste pour comprendre que notre auteur a une intention téléologique, qu'il a pour but de postuler qu'il y a un “sens de l'Histoire” dont l'origine est “la guerre de partisans de 1808-1813” et la fin... Et bien, je sais quelle sera la fin mais du moins je sais qu'il y aura une fin, une “fin de l'Histoire”, conséquence inévitable de son début : quand on sait où ça commence et comment ça continue on sait comment ça finira. Très honnêtement, pour moi qui n'ai pas notion de quelque origine et de quelque nécessaire conséquence, dès que je le constate dans un texte qui prétend ne pas être de fiction, ça me dissuade de poursuivre la lecture.

Ce qui m'amène à l'autre problème de la rhétorique : je ne suis pas le cas général. Même, je puis vous certifier que je suis un cas rare, à l'estime au moins huit personnes sur dix avec lesquelles il m'arrive de discuter ont une forte propension à la téléologie, dont une part non négligeable à l'eschatologie et/ou au millénarisme. Ça dépend des contextes, hier 11 octobre 2018 par exemple, j'étais dans une réunion où la proportion entre “téléologistes” et “non téléologistes” était inverse, mais il s'agissait d'une réunion propice à rassembler un public de ce genre, du fait elles étaient beaucoup plus nombreuses qu'en situation ordinaire mais, de l'autre bord, extrêmement peu nombreuses parmi la population locale, une trentaine de personnes dans une population totale soixante-quinze à cent fois plus importante. De fait un auteur comme Carl Schmitt ne s'adresse pas à moi ou d'autres de mon genre, il sait qu'une proportion réduite de ses lecteurs ne sera pas sensible à la rhétorique en tant qu'instrument de propagande mais ça l'indiffère, d'abord parce qu'il ne s'adresse pas à eux, ensuite parce que la population à laquelle il s'adresse n'a presque aucune chance d'être convaincue par les arguments de ses lecteurs insensibles : la téléologie est beaucoup plus puissante que la logique en matière de persuasion.