Allez, je vais vous raconter ma vie. Enfin, le petit morceau dont je me souviens le mieux, en gros les cinquante-cinq dernières années. J'ai bien quelques bouts de souvenirs des trois ou quatre années qui précèdent mais c'est un peu flou quand même, avant ça, et bien, mes parents ont fait ce qu'ils ont pu mais fallait choisir entre leur puissance d'agir et leur puissance d'être, comme ce qu'ils aimaient le plus en ce monde était leur puissance d'être, ils ne m'ont transmis qu'un tout petit petit petit bout de puissance d'agir, genre le minimum vital, et par contre un très gros morceau de puissance d'être. Ils partaient d'un principe simple : la puissance d'agir on a toujours le temps d'en acquérir, c'est facile si on veut s'en donner la peine (légère, la peine) ; la puissance d'être c'est moins facile, ça prend beaucoup de temps et ça requiert beaucoup d'efforts. Du fait, le choix était assez évident – même si, à ce qu'il semble, ça ne soit pas (ou pas encore) le choix le plus courant. De l'autre côté, il ne faut pas se fier aux apparences, plus d'un de mes semblables m'a semblé de prime abord avoir une faible puissance d'être et, avec le temps, j'ai souvent changé d'avis. Disons, beaucoup de mes semblables ont une importante puissance d'être mais n'en font guère usage. C'est un choix. Ce n'est pas le mien, mais je respecte... Bref, au-delà des presque soixante dernières années je n'ai aucun souvenir direct sinon celui de la permanence des générations mais ça n'est pas grave, depuis je me suis rattrapé – c'est quand même le plus facile.
Ma vie donc, celle des bientôt soixante ans, officiellement cinquante-huit ans et six mois, officieusement cinquante neuf ans et trois mois, factuellement dans les, respectivement quatre-vingt-quatre et quatre-vingt-cinq ans. Mais les environ trente-cinq ans qui précèdent les environ derniers soixante, je n'étais rien que deux parcelles de vie qui ne devaient se rencontrer qu'un certain jour de 1958, alentour du 15 août, à quelques jours près. Vu la date ça dut se passer à Lèves, petite commune d'Eure-et-Loir, ou en tout cas pas bien loin de là, ou alors dans la Nièvre, ou à Paris, enfin, dans ces coins-là. À dire vrai, le lieu précis n'a pas trop d'importance rapport au fait que les neuf premiers mois j'étais dans un autre univers, séparé de l'univers général mais inclus en lui, la matrice de mon principal parent. Mon histoire propre a une date et un lieux précis, Chartres, Eure-et-Loir, le 11 mai 1959 alentour de midi, heure officielle, disons, entre douze et quatorze heures, mais tout ça est fort anecdotique, d'un point de vue documentaire, archivistique, Chartres, Eure-et-Loir, le 11 mai 1959, ça va bien : trois points de repère approximatifs permettent de situer ma naissance avec une précision suffisante. Bon, voilà, ce jour-là a débuté mon lent et, bon an mal an, assez plaisant chemin dans la vie. Le reste, vous connaissez, si vous me lisez vous devez être un humain ou un robot logiciel, ce qui revient au même, les robots, logiciels ou matériels, sont des extensions d'êtres humains, au bout d'un robot il y a un être humain, vous devez donc être un humain, pas trop besoin de faire de détails, ce que j'ai vécu vous l'avez vécu, probablement un peu moins ou un peu plus longtemps que moi, ce qui ne fait pas grande différence, un humain est un humain et rien ne m'est plus semblable en ce monde qu'un humain, puisque je suis un humain.
Fin de l'histoire, pour les détails vous pouvez faire ce que j'ai fait, imaginer ma vie. Ou la votre si ce n'est fait, ça sera encore la meilleure manière d'imaginer la mienne.