Il y a un avantage à n'adhérer à aucune idéologie collective précise, on voit plus ce qui les rapproche que ce qui les sépare. Or, les diverses idéologies en cours ou passées ont beaucoup plus en commun qu'en opposition. Pour faire un bon prophète ou un bon apôtre il faut être ainsi, il faut être désaffilié, ne considérer comme valide que sa propre idéologie. Certes toutes les idéologies singulières ont elles aussi plus en commun qu'en opposition, mais à la fin du long processus d'élaboration de son idéologie propre. Avec les idéologies collectives c'est presque l'inverse, l'idéologie forme le socle, le processus visant à l'incorporation de cette idéologie par chaque adhérent. Par le fait, on débute dans cette vie sans idéologie sinon celle très élémentaire de la survie, censément nos premiers éducateurs ont entre autres fonctions de nous fournir une idéologie de base qui nous fasse des humains acceptables et en un second temps de nous donner les instruments nous permettant de constituer notre idéologie singulière. Ce qui est plus ou moins le cas. De l'autre bord, le processus importe peu sauf dans quelques rares circonstances critiques puisque la plupart des idéologies ont plus en commun qu'en opposition et que celles très divergentes sont minoritaires, une circonstance critique étant précisément celle où toutes les idéologies se mettent à diverger.

Idéologies, convergence, divergence... Tout ça n'a guère de consistance. Pourtant il faut en tenir compte, l'accepter et le réaliser pour faire d'un humain un être social acceptable. Une société humaine diffère peu d'une société de primates sociaux d'un point de vue structurel, beaucoup d'un point de vue fonctionnel, elle ressemble ainsi à ses membres qui diffèrent peu des autres primates structurellement, beaucoup fonctionnellement. Dont, par cette capacité à considérer consistantes des notions inconsistantes telles que “idéologies”, “convergence”, “divergence” et toute autre notion purement verbale, donc toute notion puisque toutes sont verbales. Les idéologies convergent généralement plus qu'elles ne divergent pour une raison simple, la “pulsion de vie”, celles très divergentes étant guidées par la “pulsion de mort”. Des étiquettes commodes mais mensongères : tout être vivant qui vit est animé par la même pulsion, qu'on dira “pulsion d'existence”, les question étant alors celles de la direction de cette pulsion et la manière de la mettre en œuvre. Les idéologies mortifères visent, les unes à la séparation, les autres à l'unification, celles vitalistes à un équilibre entre ces deux tendances. Comme (pas encore) dit (mais ça ne saurait tarder) dans la discussion « Les gilets jaunes », toute entité vivante fonctionne comme un système globalement fermé dans lequel chaque partie alterne entre action et inaction, la vie est ce moment où une entité reste dans cette alternance, la mort celui où elle cesse. Les idéologies séparatrices veulent éliminer toute tendance inactive, celles unificatrices toute tendance active, et elles sont mortifères puisque la vie se tient entre les deux.

Pour des raisons diverses explorées dans les autres discussions de cette partie du site ou, de manière plus brouillonne, dans d'autres parties, une société va inéluctablement vers une de ces tendances, vers l'excès de mouvement ou d'immobilité, d'où la nécessité de créer une “fiction polarisante”, une illusion qui détermine deux pôles, l'un qui “va vers l'avant”, ou la gauche, ou le haut, l'autre qui “va vers l'arrière”, ou la droite, ou le bas. L'un qui va vers le mouvement, l'autre vers l'immobilité. C'est la tension-opposition entre les deux qui permet à une société d'agir comme un individu, une partie “accélérant”, l'autre “freinant”. Bien sûr, comme il s'agit d'une fiction les choses ne se passent pas réellement ainsi, dans les faits chaque membre de la société, chaque groupe élémentaire, chaque fédération, chaque personne morale ou physique est une entité, un système globalement fermé qui alterne entre action et inaction, entre progression et régression. Il s'agit donc de reconduire au niveau des sociétés larges un mode de structuration qui vaut pour toute entité vivante antérieure mais en cherchant un mode de fonctionnement particulier, adapté au contexte. Jusqu'à ce que des espèces à socialité médiate apparaissent la coordination d'un groupe même large ne posait pas trop de problèmes, avec de telles espèces il n'y a plus de mécanismes innés, biologiques, pour déterminer l'inclusion d'un individu ou d'un groupe dans la société, un humain ne peut pas s'appuyer sur un aspect, une odeur, une vocalisation, une texture pour inclure ou exclure cet individu ou ce groupe dans sa société. On peut le voir comme un perte — une sensibilité réduire sinon peut-être pour la vision — ou un gain — reconnaître un pair par d'autres voies que celles réflexes ou émotionnelles. Bien que je suppose la chose d'être au moins en partie un effet secondaire j'ai tendance à y voir un gain, une moindre acuité sensorielle réduit la part d'inné et oblige à une forme de socialisation surtout basée sur les acquis.

La socialisation humaine a ses inconvénients, un lot commun pour toute entité vivante, mais avec des conséquences nettement plus importantes que pour les autres espèces pour la raison simple qu'une société humaine peut avoir une extension énorme — factuellement, la plus large société actuelle inclut tous les humains et s'étend un peu au-delà de la biosphère — ce qui induit des temps de réaction très importants, parfois trop. Si toutes les sociétés humaines ont des structures similaires elles ont des organisations disparates, si on les compare à des navires, dans ce domaine il y a trois ou quatre formes, trois ou quatre modes et moyens de propulsion, et une infinité de dimensions, du kayak monoplace au porte-avions. D'évidence, un kayakiste peut en un temps très bref changer de direction et de vitesse, ce qui prendra un temps beaucoup plus long pour un pilote de porte-avions. En outre le kayakiste peut garer son embarcation n'importe où et parcourir toutes les voies d'eau, le commandant de porte-avions a un choix très court de lieux d'accostage et une aire de circulation limitée. Sans dire que ça se fasse toujours ni que ça se fasse dans la sérénité, une société restreinte, une société de pairs, a l'opportunité de changer son projet social très vite — de quelques jours à une ou deux générations —, pour une société large ce changement prendra deux ou trois lustres au moins et au plus l'éternité — mais comme rien de ce qui est humain n'est éternel, dire cela revient à dire : jusqu'à sa fin. Dans un autre texte je disais que les sociétés humaines sont des phénix, qu'elles “renaissent de leurs cendres” de loin en loin, ce qui est plus ou moins exact, certaines sociétés meurent et ne ressuscitent pas. C'est ainsi.