C'est vrai, certes, mais ça ne réduit pas la nuisance du mensonge. Les textes de cette partie du site tournent autour de cette question sous ses divers aspects, l'illusion, la fiction, la manipulation, et probablement par après, voire dans cette discussion même, la corruption. Le mensonge et la corruption sont les deux faces d'une même médaille, celle de la division. On ne peut mentir à tous tout le temps mais le faire tout le temps pour quelques-uns et quelques temps pour tous suffit pour corrompre la société et la diviser. Ce que je nomme “complots” dans ces pages tire partie de cela. Pour le préciser de nouveau, les complots dont je parle n'en sont pas au sens usuel, il s'agit d'un schéma de comportement, un ou plusieurs groupes monopolisent des ressources sociales pour réaliser un but privé, qui se résume en préserver leur position ou gagner du pouvoir. Cela n'a rien de nouveau, c'est l'histoire qui se raconte depuis des temps immémoriaux et en tout cas depuis qu'on a des temps mémoriaux, donc depuis qu'existent des systèmes de signes, plus encore depuis l'écriture. Soit dit en passant, même les cultures sans écriture racontent cette histoire par le biais de ses aèdes ou grillots ou bardes, brefs, de ses chroniqueurs. Les sociétés passent du temps pour tenter de mettre en place des procédures les prémunissant de cela, ce qui marche plus ou moins et plus ou moins longtemps — en général pas très longtemps ni très bien.
Il y a une très vieille lutte entre trois entités plus deux ou quatre mais au moins trois, les “hauts”, les “bas” et les “moyens”, souvent des “moyens hauts” et “moyens bas”, parfois des “bas supérieurs” et “hauts inférieurs”. Enfin, une lutte, pas évident, le plus souvent “hauts” et “bas” s'accordent, et limitent la puissance des “moyens”, parfois “bas” et “hauts” s'opposent jusqu'au point de lutter les uns contre les autres et les “moyens” sont tantôt des boucs émissaires, tantôt des arbitres. Le plus souvent les “moyens” ne luttent pour ou contre personne et quand ils le font c'est avec la seule arme absolue, qui devient quand nécessaire une arme de destruction massive, la parole.
Les moyens sont des fins.
Et réciproquement. Fondamentalement, tout humain est un moyen, les positions haute et basse sont circonstancielles. Malheureusement, il y a souvent des circonstances durables où ces positions deviennent pérennes. Si on est moyen on sait que ça ne peut pas durer mais que tant que ça dure on ne peut pas faire grand chose contre, raison pourquoi ils luttent rarement, au mieux ça ne change rien, au pire ça aggrave la situation, et ni le mieux ni le pire ne sont souhaitables. Ce qui ne les empêche pas de lutter avec d'autres armes que la parole quand il le faut mais il le faut rarement. Par expérience, je puis vous certifier qu'il n'y a aucune arme aussi puissante que la parole, les autres armes doivent être utilisées autant que possible comme moyens de dissuasion et sinon comme moyens de défense mais le préférable est de ne pas les utiliser. Imaginons une circonstance où deux personnes sont en conflit (j'imagine à partir de situations réelles) et doivent résoudre leur différend devant des tiers neutres : en cas d'indécision quant à la justesse de chaque point de vue, qui maîtrise l'arme de la parole l'emportera toujours parce qu'il sait qu'il ne s'agit alors pas de convaincre par la vérité ou la justesse mais par l'identification, il n'essaiera pas de revendiquer sa légitimité mais de s'accorder avec ses juges, de se faire leur pair. Et si le “maître de la parole” est du mauvais côté de la décision il saura faire valoir ce qu'en droit français on nomme les “circonstances atténuantes” pour obtenir une non décision, un “non lieu”, ou une sanction modérée, symbolique.
J'aime l'indétermination des mots, je prétends souvent ne pas apprécier la rhétorique ce qui n'a pas de sens, la parole est intrinsèquement rhétorique, c'est un flux, un flot, dire que je ne l'apprécie pas revient à dire que je n'apprécie pas la parole pour la parole, ce que Platon étiquetait “sophistique”. Par exemple, le titre de cette partie, « Les moyens sont des fins ». On peut l'interpréter diversement. Si “moyen” signifie ici “de taille ou de dimension intermédiaire” et “fin” quelque chose comme “étroit”, le contraire de “épais”, on peut alors comprendre que les (quelque chose ou quelque être) de taille intermédiaire ne sont pas épais. Si “moyen” signifie “instrument, outil, technique” et si “fin” signifie “visée, but, finalité”, alors les instruments sont des finalités. Et autres possibilités. Quand j'ai écrit ce titre de partie, le sens pour moi était entre autres et principalement “les humains moyens sont des rusés”, ont de la mètis (j'en parle dans la discussion « Armée européenne »).
Donc, les moyens. Qui ne souhaite vivre dans un monde meilleur ? Il doit y en avoir, des humains qui ne le souhaitent pas, mais en petit nombre. Même ceux qui visent, de mon point de vue, les pires mondes, me paraissent dans l'ensemble viser, de leur point de vue, le meilleur des mondes possibles. Je ne suis pas vraiment certain, cela dit, de souhaiter vivre dans un monde meilleur, le souhaiter réellement, parce que j'ai peu idée, je n'ai pas idée de ce que pourrait être un monde meilleur. Enfin si, j'en ai idée mais pour moi seulement, je ne peux guère faire l'hypothèse que mes semblables seraient d'accord, je peux même faire l'hypothèse assez fondée que beaucoup de mes semblables ne seraient pas d'accord, tous ceux qui expriment publiquement leur adhésion à un projet de “monde meilleur” qui ne ressemble pas au mien. Il y a une autre voie pour un “monde meilleur” que de voir le monde devenir ce qu'on imagine, qui serait “à chacun son monde”. C'est la voie moyenne, la voie des moyens : ne pas imposer à ses semblables d'agir selon ce que l'on considère le meilleur.