Le vif. Mmm... Et bien, ça concerne l'Histoire. J'ai entre autres défaut celui de n'aimer pas discuter de ce qui me semble de l'ordre de l'évidence. Un défaut, car en discutant de divers sujets je constate souvent que ce qui me semble un truisme, une vérité d'évidence, ne paraît pas tel à nombre de mes interlocuteurs. Sous un aspect ce qu'on discute leur semble souvent aussi évident qu'à moi, mais ils en tirent rarement les conséquences. Donc l'Histoire et un fait de l'ordre de l'évidence, donc : tout ce qui fut est. Rien du passé ne meurt jamais. Certes les événements passent et les individus trépassent, mais on ne les oublie pas et pour chacun, telle partie du passé a une incidence directe sur son présent et sur ses projets d'avenir, chacun a une histoire, qui s'inscrit dans l'Histoire, chacun se rattache à une histoire commune ou s'en détache, s'attache à une histoire singulière ou à nulle histoire. Quand les révolutionnaires de 1787 aux États-Unis, de 1792 en France, décident de fonder une république, ils se relient directement à la République romaine d'avant la période impériale, certains d'entre eux se reliant en outre à la démocratie grecque, athénienne, d'autres optant plutôt pour le modèle mixte aristocratique et oligarchique de la Rome antique. Clairement, ils se détachent des deux modèles sociaux dominants de l'époque, la monarchie et l'empire, pour renouer avec un passé lointain mais toujours vif qui avait lui aussi rompu avec des modèles de type monarchique, impérial ou colonial.

Ne pas tenir compte de la réalité effective qu'est cette présence du passé c'est se priver d'un instrument de compréhension de la réalité sociale : en France et en 2018, tous les imaginaires de “société idéale”, toutes les “généalogies”, coexistent, tels ont pour ancêtres les Romains, tels les Gaulois, tels les Francs, tels d'autres origines réelles ou imaginaires (origines réelles au sens où elles réfèrent à une réalité historique, ce qui n'induit pas nécessairement un lien généalogique réel), tels ont pour société idéale l'empire, tels la monarchie, tels la république démocratique ou aristocratique ou oligarchique, et autres idées plus ou moins réalistes, tels vont aspirer à une société hiérarchisée et corporatiste, tels à une société égalitaire libérale ou libertaire, ou inégalitaire autoritaire ou libertarienne, etc. La question étant alors : considère-t-on cette société idéale comme une préférence, une option possible, ou comme la seule voie possible ?

Rejouer le passé...

On connaît – vous connaissez j'espère – cette remarque de Karl Marx qui débute son ouvrage Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte :

Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce.

Je la pense assez juste sur un terme court, moins pertinente à long terme. D'un certain point de vue, l'Histoire se répète souvent, des séquences plus ou moins importantes sont, au cours des temps, rejouées – sauf que l'Histoire ne se répète jamais. Il se passe autre chose. J'en parlais, l'étape de la Révolution française commençant en septembre 1792 quand la République est proclamée “rejoue” la fondation de la République romaine mais autrement, plus largement toute la séquence qui va de mai 1789 à juin 1815 est une sorte de condensation allant de la fin de “l'époque royale” à la chute de l'Empire romain d'occident. Selon les circonstances et les acteurs, certains épisodes furent tragiques, d'autres comiques ou farcesques, d'autres épiques ou lyriques, d'autres ressortaient du drame bourgeois, etc. L'Histoire ne se répète pas, en revanche les humains essaient souvent de la rejouer, mais donnent un autre spectacle.

Le spectacle de la société.

Je ne suis pas l'Être Parfait mais du moins ai-je un petit avantage sur mes prédécesseurs, je suis venu après eux, raison pourquoi je puis dire de Guy Debord ce que dit de Karl Marx, Je pense son ouvrage La Société du Spectacle assez juste à court terme, moins pertinent à long terme. On ne peut penser qu'avec les moyens de son temps, même si l'on pense autrement que la majorité, qu'on “voit plus loin”. En outre il y a ces questions, celle du vrai et du faux et celle de la vérité et de la fausseté ou du mensonge ou de l'erreur. Je ne crois qu'à une seule vérité, la mienne, et je la sais circonstancielle et inexacte, plus ou moins mais du moins toujours inexacte, car je ne peux penser qu'avec les moyens de mon temps. J'ai cité plusieurs fois la thèse 9 de La Société du Spectacle :

Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux.

J'en ai tiré diverses réflexions, l'une je ne l'ai pas mentionnée il me semble : dans tout monde, renversé ou non, le vrai est un moment du faux, mais de même le faux est un moment du vrai. On le sait de longue date, la société est un spectacle où chacun joue son rôle, où le spectateur est acteur et l'acteur spectateur. Je ne citerai pas tous les penseurs, tous les chercheurs ou philosophes qui en parlent et le constatent. N'ayant connu Platon ni Socrate je ne sais pas quel fut leur réel discours, du moins une lignée se réclamant d'eux a coutume de considérer qu'un des propos que tient le Socrate de Platon, la division entre monde des idées et monde sensible, décrit deux réalités séparées dont la seconde serait une version dégradée de la première. Je ne suis pas certain que c'eut été la conception socratique ou platonique mais bien plutôt que ce fut celle de leurs épigones1, en tout cas ce n'est pas la mienne. En ce sens les thèses 1 et 7 sont intéressantes :

♦ 1 ♦ Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.
♦ 7 ♦ La séparation fait elle-même partie de l’unité du monde, de la praxis sociale globale qui s’est scindée en réalité et en image. La pratique sociale, devant laquelle se pose le spectacle autonome, est aussi la totalité réelle qui contient le spectacle. Mais la scission dans cette totalité la mutile au point de faire apparaître le spectacle comme son but. Le langage du spectacle est constitué par des signes de la production régnante, qui sont en même temps la finalité dernière de cette production.

Mis en exergue par l'auteur. Je ne critiquerai pas ici Guy Debord sinon pour signaler que son analyse du moment où il rédige La Société du Spectacle tend à trop valoriser l'évolution de sa société (celle du monde déjà mondialisé, “unifié”, qui s'élabora entre la fin du XIX° siècle et le milieu du XX° et se réalisa pour l'essentiel après la deuxième guerre mondiale), à trop la singulariser, une autre analyse étant qu'on se trouve au point de bascule d'une certaine évolution de cette société, celui justement où les deux tropismes, les deux pôles des sociétés humaines, l'unification et la division, se “réalisent” dans leur forme actuelle, celle du mitan de la décennie 1960 : le “spectacle” est le devenir de toute société et en même temps son point de rupture, seule son apparence change – ce qui est logique : quelle serait l'efficacité d'un spectacle demeurant inchangé pour dire un monde qui change ?

Les sociétés humaines ont de nombreuses particularités, parmi lesquelles le fait de pouvoir changer leur être au monde en restant “la même” : considérant une société locale actuelle, la France, on peut constater qu'entre la deuxième moitié du XVIII° siècle et aujourd'hui elle connut plusieurs transformations qui en firent à chaque fois un être différent et pourtant, durant toute cette période c'est nominalement la même entité, alors même qu'à tous points de vue il s'agit d'entités non recouvrables, ni la même structure, ni la même infrastructure, ni la même superstructure, ni la même extension spatiale, ni la même population, bref, entre la France rétrécie de la fin du règne de Louis XVI et des débuts de la Révolution et celle de nouveau rétrécie de la fin de la IV° République et du début de la V° son extension spatiale a extrêmement varié à plusieurs reprises, à la fin du Premier Empire Napoléon avait liquidé ce qui restait de l'empire français d'outremer, sinon quelques territoires épars, pour favoriser son projet d'empire local, européen, largement réalisé en 1812 ; après une autre période de repli sur son territoire métropolitain, elle commence à recréer un empire d'outremer vers 1830, axé cette fois sur l'Afrique, l'Asie du sud-est et l'Océanie, et à l'exclusion du reste de l'Eurasie et des Amériques – sinon quelques possessions, quelques “comptoirs” et quelques îles – d'une certaine manière, la Guyane française était aussi une sorte d'île, l'Amazonie formant une frontière presque aussi difficile à traverser qu'un océan. Ce n'est plus le cas d'ailleurs, d'où quelques problèmes de frontière... Le rétrécissement suivant, qui commence assez peu après la fin de la deuxième guerre mondiale pour s'achever essentiellement en 1962, est contemporain d'une nouvelle évolution / révolution, la recréation de “l'empire européen” sous une autre forme et d'une autre manière ; comme la méthode est vraiment inédite, les Européens, ceux de l'Union européenne, n'ont pas encore la conscience explicite du fait mais ça émerge peu à peu – le “spectacle” se dissipe. Soit dit en passant, la logique serait une reconstitution complète de l'empire local tel qu'il s'est constitué à plusieurs reprises au moins depuis, disons, la civilisation hellénistique, c'est-à-dire un empire dont le centre est une mer, la Méditerranée, et qui s'étend de l'ouest de l'Afrique du nord à la Mésopotamie au sud, de la Scandinavie à l'Europe centrale et en partie orientale au nord. Tiens ben, cet empire-ci à la base :

Dimensions de l'Empire romain dans sa plus grande extension, vers l'an 200 de l'ère commune.


Empire complété de la partie la plus orientale et septentrionale de son successeur, un millénaire et demi plus tard :

Le Saint-Empire romain germanique en 1789.


Dans un état antérieur il y eut une extension plus importante du Saint-Empire au sud (Espagne et Italie) mais moindre au nord et à l'est. Quoi qu'il en soit, dans son état actuel l'Union européenne fédère à-peu-près tous les territoires d'Europe occidentale, centrale, orientale et balkanique qui ont fait partie de l'un des empires “romains” (Empire romain proprement dit et ses successeurs, Empire carolingien, Saint-Empire, Empire napoléonien, et même, bien que très brièvement et très regrettablement, “Empire nazi”), y compris les Îles britanniques, qui firent pour l'essentiel partie du premier de ces empires. La logique voudrait donc que, pour la quatrième ou cinquième fois, cet empire, cette fédération, cette civilisation se recrée, mais d'autre manière. Jusqu'ici, que le mouvement parte d'est ou d'ouest, chaque fois il y eut des conquérants et des conquis, l'idée serait aujourd'hui de parvenir pour l'ensemble au résultat obtenu dans le cadre de l'Union européenne, la libre adhésion.

Le spectacle de la société est ce simulacre nécessaire qui donne tantôt comme unifiés, tantôt comme séparés, tantôt comme à la fois séparés et unifiés des territoires qui depuis plus de trois millénaires forment un même bassin de civilisation. On peut en discuter les limites, de mon point de vue sa partie stable va en gros de la Perse au Yémen à l'est et du Maroc à la Scandinavie à l'ouest, avec une extension variable en Afrique mais du moins comprenant une bonne part de la corne de l'Afrique. Tenant compte du fait qu'il n'y a pas de solution de continuité entre les différents bassins de civilisation de ce qu'obligeamment un responsable des États-Unis nomma un jour “le vieux monde”, Eurasie (spécialement Europe occidentale et centrale et Moyen-Orient) et Afrique. Non que le reste de l'Eurasie ne soit aussi “le vieux monde” mais ce sont donc d'autres bassins de civilisation, connectés mais différents. Les principaux déserts (de sable, de pierre ou de glace), les hauts-plateaux et les chaînes de montagnes forment dans cet ensemble des limites qui marquent les bassins culturels, pour le redire sans qu'il y ait de solution de continuité mais du moins, longtemps les liens entre ces ensembles furent distants. La cohésion de l'ensemble Europe-Afrique du Nord-Moyen-Orient vient précisément du fait qu'il n'y a pas d'obstacles naturels suffisamment vastes et d'accès suffisamment difficile pour instaurer une division durable, grands déserts ou vastes océans.

La base du “spectacle” est la forme même de socialisation des humains, qui en passe par leur forme propre de communication, le langage articulé. Ce mode de communication leur permet de transmettre des représentations complexes de la réalité qui intègrent toutes les dimensions de l'espace plus la dimension temporelle. Cette représentation n'est pas “analogique” comme l'on dit pour l'opposer à une représentation numérique, dire par exemple qu'une image fixée par le dessin ou par la photographie est analogique n'a pas de sens, il ne s'agit nullement d'une représentation fidèle et similaire à la chose représentée mais d'un ensemble de points statiques que, par un calcul, on fait correspondre à une réalité en quatre dimensions. La question n'est pas de savoir s'il y a du vrai ou du faux et si l'on va du faux vers le vrai ou du vrai vers le faux, il y a toujours à la fois du vrai et du faux et toujours un double mouvement du vrai vers le faux et du faux vers le vrai. La première thèse de La Société du Spectacle me convient, ne serait-ce la seconde phrase, « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation », alors que la première, « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles » vaut en tout temps et en tout lieu : quelle que soit la “modernité” du lieu et du temps, elle vise à “accumuler des spectacles”, c'est la manière habituelle d'augmenter le niveau global d'autonomie d'une société qui, contrairement à un individu, ne peut se coordonner de manière immédiate, elle doit le faire par le moyen d'un instrument de médiatisation, le “spectacle”.

Le tissu de l'avenir.

Comment faire d'une population d'individus autonomes “un seul corps” ? Le problème avec les humains vient de leur faible niveau d'innéité, contrairement aux insectes ils ne sont pas nativement sociaux et si, comme primates, ils sont nativement grégaires, ça n'en fait pas des êtres sociaux pour autant. La forme de socialisation humaine est de l'ordre de l'acquis. Un bon texte pour comprendre ce phénomène de socialisation humaine est l'article de Gregory Bateson « Les catégories de l'apprentissage et de la communication », où il propose cinq classes ou cinq niveaux d'apprentissage :

1. L'apprentissage zéro se caractérise par la spécificité de la réponse, qui — juste ou fausse — n'est pas susceptible de correction.
2. L'Apprentissage I correspond à un changement dans la spécificité de la réponse, à travers une correction des erreurs de choix à l'intérieur d'un ensemble de possibilités.
3. L'Apprentissage II est un changement dans le processus de l'Apprentissage I : soit un changement correcteur dans l'ensemble des possibilités où s'effectue le choix, soit un changement qui se produit dans la façon dont la séquence de l'expérience est ponctuée.
4. L'Apprentissage III est un changement dans le processus de l'Apprentissage II : un changement correcteur dans le système des ensembles de possibilités dans lequel s'effectue le choix. (Nous verrons par la suite qu'exiger ce niveau de performance de certains hommes et mammifères entraîne parfois des conséquences pathogéniques.)
5. L'Apprentissage IV correspondrait à un changement dans l'Apprentissage III, mais il est néanmoins fort improbable que l'on puisse l'enregistrer dans un organisme adulte vivant actuellement. Cependant, le processus évolutif a créé des organismes dont l'ontogenèse est telle qu'elle les amène au Niveau III. En réalité, ce n'est que la combinaison de la phylogenèse et de l'ontogenèse qui fait parvenir au Niveau IV.

L'apprentissage zéro est de l'ordre du tropisme qui est, nous dit le TLFi, une « réaction d'orientation ou de locomotion orientée d'un organisme végétal ou de certains animaux, causée par des agents physiques ou chimiques »; qu'il soit inné ou acquis, un tropisme n'est pas susceptible de correction et à une action externe ou interne il donnera une réaction stéréotypée et indépendante des conditions réelles, un schéma simple de comportement “pavlovien”, conditionnel, où un stimulus donné aura toujours la même réponse. Autant que je puisse le comprendre les expériences de Pavlov avaient pour but de montrer que les comportements conditionnels sont précisément peu sensibles au contexte, un chien salive “normalement” en présence d'aliments, mais avec des méthodes de renforcement adaptées on peut changer ce comportement et provoquer une salivation tout aussi automatique sans le stimulus initialement associé. Comme le dit Bateson dans le même article, l'apprentissage zéro désigne « tous ces actes (simples et complexes), qui ne sont pas susceptibles d'être corrigés par le processus d'“essai-et-erreur” ». Il prend comme cas celui des ordinateurs qui, pour complexes soient-ils, n'apprennent pas à corriger leur comportement quand ils commettent des erreurs parce que les vecteurs de leur comportement sont pré-câblés. Bien programmés, ils peuvent accumuler des données qu augmenteront leur répertoire de comportements mais on ne peut demander à un ordinateur de fonctionner autrement qu'il ne fonctionne, comme je le dis parfois les ordinateurs sont inintelligents mais il y a de l'intelligence en eux, celle que de leurs programmeurs. D'un sens, on peut dire que les ordinateurs actuels sont presque de niveau d'apprentissage I mais c'est une simulation plutôt qu'un comportement propre.

On peut dire que les apprentissages I et II restent largement tributaires de l'inné, ou comme dit Bateson, de la phylogenèse, le plus grand spectre de capacité corrective est directement dépendant des capacités sensibles et réflexives des individus, les apprentissages III et IV s'appuyant beaucoup plus sur l'ontogenèse, le développement propre à chaque individu, et de ce fait sont beaucoup plus tributaires du contexte. Comme le dit aussi Bateson, « exiger ce niveau de performance [l'apprentissage III] de certains hommes et mammifères entraîne parfois des conséquences pathogéniques ».

Le tissu de l'avenir est formé de « la combinaison de la phylogenèse et de l'ontogenèse qui [font] parvenir » aux niveaux III et IV. J'ai développé une modélisation des sociétés humaines comme toiles où l'infrastructure, c'est-à-dire l'organisation réelle, est la trame, et la superstructure, c'est-à-dire l'organisation formelle, la chaîne. Les sociétés ne sont pas des individus mais se comportent comme des individus, précisément comme des individus de la même sorte que les individus qui la composent.


1. Un terme que j'apprécie dans de tels cas depuis que j'en ai lu la définition dans le Petit Larousse illustré : « disciple sans imagination ».