Partie I | Partie II | Partie IV | Partie V |
Les rats et les chats, les souris et les chiens.
Un de mes modèles préférés. Dans sa version complète il y a d'autres acteurs mais ici ces quatre groupes suffiront. Les chats sont des carnivores, les chiens de même mais un peu omnivores aussi ; les souris sont herbivores, les rats omnivores tendance carnivores. Les chats et les chiens sont apparemment assez différents mais ont des intérêts convergents ; les souris et les rats sont assez semblables formellement et dans leurs structures de groupes mais ont des comportements assez différents. Dans ce schéma, les chats sont les méchants, les souris les gentils, les chiens des gentils méchants et les rats des méchants gentils. Dans le schéma “chaîne alimentaire” les chats sont le groupe le plus éminent, “les comploteurs”, les souris le groupe le moins éminent, à la fois les végétaux et les herbivores, les chiens sont le groupe intermédiaire juste en-dessous de celui des chats, quant au rats, et bien, on ne sait pas trop, ils sont polyvalents, mobiles, un peu partout et un peu nulle part. On ne peut pas strictement dire qu'ils sont du côté des souris, c'est plutôt fonctionnel : comme ils ont beaucoup plus de problèmes avec les chiens et les chats qu'avec les souris ils tendront à voir converger leurs intérêts avec ceux des souris mais bon, c'est circonstanciel, je crois que les rats s'en fichent un peu, ils trouvent la vie en société plutôt plus confortable que la vie en dehors mais trop contraignante si on s'y lie fortement, si on signe un CDI. Sans le jurer, je pense que dans l'ensemble les chats n'aiment pas trop la vie en société, par contre ils voient le profit qu'on en peut tirer – et même, ils le voient un peu trop.
Les gentils, les méchants, faut voir... Les souris ne sont pas si gentilles, elles sont assez faibles et sont obligées à la gentillesse mais puisqu'elles sont vivantes elles ne sont pas moins prédatrices que les autres – demandez donc aux végétaux qu'elles n'hésitent pas à boulotter, ou aux humains qui se font bouffer leurs réserves... Les chats, et bien, ce sont des chats : s'ils veulent vivre il n'y a qu'un moyen pour eux, boulotter des animaux. Je ne suis pas du genre à reprocher à un être vivant de vivre, sauf si c'est à mon détriment – je ne suis pas du genre à me reprocher de vivre... Finalement, les rats et les chiens sont plus vrais que les chats et les souris, gentils et méchants, méchants et gentils, sinon que les chiens manquent de subtilité, on le voit trop, leur aspect méchant, ça les dessert.
Les rats... Ils sont inquiétants. C'est connu, les chats mangent les souris. Mais des fois on ne sait pas trop : souris ou rat ? Non qu'un chat ne boulotterait pas aussi bien un rat qu'une souris, à condition de le savoir. C'est que, les rats ne sont pas gentils en tant que proies, s'ils le peuvent ils font comme les souris, ils fuient, s'ils ne le peuvent, ils ne font pas comme les souris : ils vous attaquent. Méchamment.
Les humains et les humains, les humains et les humains.
Savez-vous ? Les humains ne sont ni des rats ni des chats ni des souris ni des chiens. Les humains sont des humains. Cette typologie est fonctionnelle et rend à-peu-près compte de ce qui se passe dans une société à structure complotiste. Dans une telle société, le fait qu'il y ait majoritairement identité entre statut et fonction fait que, effectivement, les membres des groupes hiérarchiques sont éduqués pour “tenir un rôle”, que la personne s'identifie à sa fonction. Vous avez je suppose entendu parler du propos de Jean-Paul Sartre sur le garçon de café comme parangon de “rôle social”, de paraître, de “par être” :
Si la franchise ou sincérité est une valeur universelle, il va de soi que sa maxime “il faut être ce qu'on est” ne sert pas uniquement de principe régulateur pour les jugements et les concepts par lesquels j'exprime ce que je suis. Elle pose non pas simplement un idéal du connaître mais un idéal d’être, elle nous propose une adéquation absolue de l'être avec lui-même comme prototype d'être. En ce sens il faut nous faire être ce que nous sommes. Mais que sommes-nous donc si nous avons l'obligation constante de nous faire être ce que nous sommes, si nous sommes sur le mode d'être du devoir être ce que nous sommes ? Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café.
Sartre nomme cela la “mauvaise foi”, par contraste à la sincérité. Pour le redire, je ne fais pas d'exégèse ni de commentaire, je ne compte pas expliquer cette citation, expliquer Sartre, les seuls commentaires acceptables sur Sartre sont ceux de Sartre. Non, cette citation figure ici comme partie de mon propre texte, elle commente mon texte, je cherche non à “donner du sens” à ce passage mais à donner, à ajouter du sens à ma propre discussion. Vivre en société c'est nécessairement jouer un rôle, le rôle d'être social, d'être humain. La question est de savoir alors si on se sait jouer un rôle. D'un sens, je ne suis pas d'accord avec Sartre sur le dernier point : possible que le garçon de café ne joue pas à être garçon de café, qu'il soit garçon de café, pour cela il doit avoir un certain comportement, celui de sa fonction. Ou peut-être joue-t-il, peut-être se sait-il, se voit-il jouer un rôle.
Quoi qu'il en soit, mon sujet dans cette partie est le cas du joueur qui ne joue pas, qui ne se sait pas ou ne se sait plus jouer un rôle, celui de sa fonction. Et un autre rôle, celui de son statut. On ne naît pas humain, on le devient, ça prend pas mal de temps même, selon les individus, au moins trois ou quatre ans, souvent six ou sept, parfois toute une vie, et parfois même, plus qu'une vie – et comme on n'a qu'une vie ça implique qu'on meurt sans avoir vraiment réussi à apprendre ce rôle. Ce qui n'a pas grande importance, la chose essentielle pour un être vivant reste de vivre, et non d'apprendre un rôle.
Le rôle d'être humain est celui du statut, on tente ou on devrait tenter autant que l'on peut d'aider les humains nouveaux à se construire une personnalité dont le squelette est la règle commune, universelle, quelque chose comme « savoir se tenir en société », y compris si l'on doit vivre dans une autre société, donc adapter son comportement au contexte. Comme, en société large, on devra nécessairement vivre dans plusieurs sociétés, il faut pouvoir varier quant à ce qu'on doit considérer être “savoir se tenir”. Le reste, “la chair” et “l'esprit”, prendra plus de temps et sera une élaboration complexe, mais au bout du compte on devrait obtenir une personne singulière, unique, et en même temps pareille à toute autre, semblable à tous et différente de chacun. En pratique ça n'est pas toujours ainsi et dans une société complotiste, rarement ainsi, on apprend aux nouveaux humains à construire une fonction plutôt qu'un statut, et à croire que c'est un statut. On leur apprend à confondre la fiction et la réalité, l'illusion et l'image vraie.
Tous les individus, même le plus humble virus, ont une certaine plasticité, parce que c'est vital, parce que la vie se prouve par la capacité à s'adapter au contexte afin de maintenir ou augmenter son autonomie – afin de vivre et survivre. Cela dit, l'autonomie d'un humain est considérablement plus élevée que celle d'une fourmi, qui est considérablement plus autonome qu'une bactérie. À la naissance les humains sont les moins accomplis des individus, il n'ont aucun réflexe inné susceptible de les aider à survivre. Parmi les mammifères, même ceux les moins “finis”, comme par exemple les marsupiaux, qui sont des sortes de grands prématurés, ont cette capacité innée de se déplacer jusqu'à la “source de vie”, le sein de leur mère. Si vous placez un nouveau-né humain même à vingt centimètres d'une source de vie, il n'aura pas la capacité motrice de se diriger vers elle. Cette déficience initiale est une chance, et un risque : l'humain nouveau-né a toutes les potentialités en lui, charge à son entourage de les activer et de lui permettre de les développer – le risque étant un entourage déficient ou malveillant. Ce qui dit, qu'on tente ou devrait tenter autant que se peut d'aider les humains nouveaux à se construire une personnalité, est une fausse généralité, dans ce que l'on peut observer de la réalité les humains ne tirent pas beaucoup parti de leur plasticité, ni pour eux-mêmes, ni pour leurs enfants, cela le plus souvent sans intention mauvaise ou bonne sauf si on considère l'égoïsme comme une bonne ou mauvaise intention, mais par confort et par précaution, un humain formé pour tirer pleinement parti de sa plasticité devient imprévisible et incontrôlable, ce qui est inconfortable et parfois dangereux pour son entourage.
Là-dessus, certains humains tirent en revanche parti de cette plasticité pour contrôler des populations et les faire agir à leur propre avantage. Ici je les nomme complotistes, ailleurs et ici même, illusionnistes, dans un autre schéma, salauds, selon ce que je tente de mettre en évidence. Le complot concerne l'organisation de la société, l'illusion s'applique à la manière d'exercer le contrôle, la saloperie décrit le comportement type des complotistes-illusionnistes. Dans tous les cas ça ne décrit pas la réalité effective, où les humains sont des égaux, mais une représentation de la réalité, celle précisément qui permet aux humains de réaliser cette chose étrange, une société humaine. Hors de ce contexte, une société humaine (qui pour mémoire se constitue à partir de trois membres humains), un membre de l'espèce, un humain généalogique, ne devient pas humain au sens où l'entendent les humains socialisés, sa plasticité même fait qu'il deviendra ce que son environnement lui apprendra à devenir, et seul un contexte social lui apprendra à devenir un être social. Cela dit c'est vrai en partie pour tous les mammifères et certaines autres lignées, notamment certains phylums d'oiseaux et de mollusques, la plupart des mammifères naissent avec un fort bagage de comportements innés mais acquièrent certains comportements, par imitation ou par conditionnement, au contact d'autres individus, tenant compte de ce que plus un individu est complexe, plus la part de comportement acquis sera, ou pourra être, importante. La question ici est justement ce point, par imitation ou par conditionnement : le contrôle de population s'exerce en pratiquant plus l'éducation par conditionnement que par imitation, donc en réduisant ou ne développant pas les capacités d'autonomie des individus.
L'illusionnisme, l'arme des comploteurs.
Les sensations génèrent des illusions. Dans un autre texte (Louise Machinchouette déjà cité, il me semble, ou dans une autre série, « Un spectre hante les nuages ») j'en parle de manière plus développée, ici j'en parlerai brièvement, une sensation est le résultat de plusieurs conversions. L'élément important est ce fait déjà évoqué, l'univers ne nous aime pas, nous autres êtres vivants, l'univers n'aime pas ce qui va contre son propre mouvement et fait son possible pour que ça cesse. Je lui prête des sentiments qu'il n'a probablement pas1 mais du moins, l'univers fonctionne d'une manière qui rend l'existence très précaire. De ce fait, un individu ne peut pas sans risques s'informer sur son environnement, communiquer avec lui, mais ne peut maintenir sa structure, vivre et survivre, sans tirer partie de son environnement, donc sans s'informer sur lui ni communiquer.
Un individu est un système essentiellement fermé avec une capacité réduite de s'ouvrir, il est modérément et prudemment perméable. Tout individu, du moindre virus au plus vaste écosystème2, communique avec prudence. Les seuls individus qui m'intéressent ici, les être vivants de type cellule, colonie ou organisme (les individus dont on peut constater une certaine conscience de soi) ont la même structure, diversement mise en œuvre : un noyau, un “milieu intérieur” et une limite plus ou moins perméable. Un virus est très peu perméable dans certaines conditions, très perméable dans une seule circonstance, et dans cette circonstance il perd son individualité ; une société humaine est en temps normal assez ou très perméable, n'a pas de limite très nette ni une substance très stable, en revanche elle est extrêmement résistante, d'une certaine manière tout ce qui a jamais existé en tant que société humaine existe encore aujourd'hui.
Les Samaritains, un cas d'école.
J'en parle un peu ailleurs, dans l'espace social de l'entité politique “Israël” il y a une population numériquement faible, moins de mille individus, “les Samaritains”, qui constitue une société autonome et, d'une certaine manière, antagoniste à la population majoritaire, “les Juifs”, comme aux deux minorités les plus importantes, “les Arabes” et “les Bédouins” (qui sont aussi des Arabes mais bon...). De leur propre point de vue, les Samaritains sont “le premier occupant” sur ce territoire, et aussi “les vrais croyants”. Du point de vue des Juifs, les Samaritains sont... Et bien, je ne sais pas trop ce qu'ils sont de nos jours, une attraction touristique ? Une curiosité ? Des doux dingues ? Du moins, en des temps reculés, à l'époque lointaine où un peuple nouveau, venu d'Égypte, nommé dans le livre qui fait la chronique de ce peuple “les Hébreux” ou “le peuple d'Israël”, fonda dans une partie du territoire actuel de l'État d'Israël une nouvelle société à l'issue de sa migration, du point de vue de ce peuple les Samaritains étaient la lie de la Terre, les pires des pires, traiter quelqu'un de Samaritain était l'insulter gravement. Ultérieurement, quand les Hébreux qui, entretemps, furent nommés par d'autres puis plus tard par eux-mêmes “les Juifs” et vus à leur tour, et par ces autres qui les nommèrent ou reprirent ce nom, comme les pires des pires et la lie de la Terre, du point de vue de ces autres, Samaritains ou Juifs c'était pareil, des gens peu fréquentables, partisans d'une organisation sociale anormale et adeptes d'une religion plus que suspecte. Je passe les étapes, toujours est-il, depuis ces temps lointains chaque nouvelle couche de population faisant société qui s'installa en ces lieux constitua la population antérieure en un ensemble peu différenciable, pour un chrétien Juif ou Samaritain c'est tout un, et même les Philistins ne sont guère différents ; pour un musulman, Juif ou chrétien ou zoroastrien ça se ressemble beaucoup ; pour un Ottoman, il voit un peu la différence entre les musulmans de Palestine et le reste mais pas tant que ça, bon d'accord, les musulmans ont le bon code mais les musulmans de Palestine, z'ont l'air un peu Juifs ou chrétiens malgré ce qu'ils en disent ; pour un colon britannique du tournant des XIX° et XX° siècles, tout ça c'est un ramassis de bicots ou un truc du genre. Etc.
Que sont exactement les Samaritains du XXI° siècle ? Autre chose que ceux d'il y a trois millénaires. Je disais des Hébreux qu'ils fondèrent une nouvelle société, c'est à la fois vrai et faux. Tel qu'on peut le comprendre aujourd'hui, lesdits Hébreux sont au départ des Égyptiens qui, pour diverses raisons, rompent avec leur société et décident de s'exiler pour justement fonder une société nouvelle. Certes, nouvelle, mais qui n'invente pas grand chose, on est là dans un cas similaire à une révolution, les fondements de la nouvelle société sont pour l'essentiel les mêmes que ceux de la société ancienne, à quoi s'ajoutent une composante importante reprise d'autres sociétés proches plus quelques rares idées nouvelles. Du neuf avec du vieux, dira-t-on. A posteriori tout ça sera rationalisé mais la chronique censée retracée l'épopée du Peuple Élu, on sait désormais qu'elle ne fait que reprendre, pour sa plus grande part, des éléments, parfois très importants en quantité, de récits antérieurs. On peut même supposer sans grand risque d'erreur que la base principale de cette chronique est directement reprise des Samaritains, les “vrais Israélites” de leur point de vue, des faux croyants et des usurpateurs du point de vue des Hébreux. D'un sens, on est à l'époque (il y a environ 2500 ans) dans une situation comparable à celle actuelle : les siècles antérieurs, les habitants de ce qui deviendra la Palestine, qui étaient en majorité descendants de colons installés là il y a un peu plus de trois mille ans, fondèrent de petits États actifs et entreprenants qui, pour diverses raisons, devinrent intéressants pour les gros États voisins, les empires en cours de constitution ou de consolidation. Après quelques péripéties, ces gros voisins finissent par mettre la main sur le territoire, au passage ils massacrent une partie de la population locale, en déportent une autre partie et soumettent la population restante. Quelques siècles se passent, les gros voisins s'affaiblissent, une partie de leur population, qui se dit descendante des “Israélites” exilés, décide de “revenir au pays”, lequel pays ils ne connaissent que par les récits mythiques des descendants d'exilés – vous savez, genre, le pays de nos ancêtre c'est le paradis ! Genre « un bon et vaste pays [...] ruisselant de lait et de miel ». Genre c'est toujours plus beau vu de loin...
Ok, ça devient la gabegie au pays de l'exil, comme lesdits supposés Hébreux sont aussi les plus récemment installés, ils sont pour leur majorité en bas de l'échelle, tout ça fait que leur situation, déjà pas très brillant, se dégrade beaucoup. Ils décident donc de “retourner au pays”, le voyage est pénible et périlleux, ils arrivent enfin au pays « ruisselant de lait et de miel » et bon, deux mauvaises surprises : ça ruisselle de pas grand chose, en tout cas pas de lait et de miel (mais là ils auraient du prévoir, il n'y a que dans les contes que les ruisseaux sont de lait et de miel) et en plus, même pas d'eau, à part un gros fleuve un peu distant et quelques rares rus, il n'y a que le sable qui ruisselle ; et en plus, il y a déjà plein de gens ! Et qui se disent occupants légitimes, qui se disent eux aussi les descendants d'Israël... La faute principale des Samaritains de l'époque comme des Palestiniens d'aujourd'hui, est d'être le vivant démenti du rêve, du retour au pays du lait et du miel, du retour à Jérusalem. Le “retour au pays” est toujours une déception parce qu'on ne retourne jamais sur ses pas, chaque voyage se fait vers une nouvelle contrée, même quand cette contrée est le pays natal. Surtout quand c'est le pays natal de ses ancêtres.
Tout ce qui fut est, tout ce qui est sera.
Je suis Olivier Hammam, né le 11 mai 1959 à Chartres, Eure-et-Loir, je suis donc (pour qui me lira entre ce 31 mai 2018 et encore quelques lustres) votre contemporain, je suis Français, Européen, je vis, pense et agis en ce début de troisième millénaire de l'ère commune. Et je suis aussi l'héritier de toutes les sociétés qui ont contribué à former ma connaissance du monde, des êtres et des choses. Il se trouve que, pour des raisons circonstancielles, je ne me revendique pas continuateur d'une de ces sociétés, je ne suis pas un Samaritain, je ne me prétends pas le descendant direct d'une de ces sociétés, “ma société”. Or, en ce monde il y a bien plus de Samaritains que de personnes de mon genre.
Disant que les sociétés humaines sont immortelles je pars de ce constat simple : tant que la mémoire de la Samarie antique persiste la Samarie antique persiste, et il y aura toujours quelqu'un quelque part pour s'en réclamer. Je ne sais pas qui sont ces Samaritains de 2018, par contre je suis certain que ce ne sont pas des Samaritains : la Samarie est morte, elle est morte au moins deux fois, sa dernière et définitive mort remonte à près de 2200 ans, il n'y a plus de ville ni de contrée de ce nom, ni d'entité politique héritière de ce royaume, depuis plus de 2000 ans, et même de 2500 ans. Ces gens vivent dans l'illusion. Ce qui n'est pas un problème en soi, la question étant de savoir s'ils en sont conscients ou non. Toute société humaine est une illusion, son existence repose sur le consentement de ses membres à participer d'une certaine communauté.
J'aime bien prendre le cas de la France : pour un contemporain, c'est un territoire de moins de 700.000 km², pour l'essentiel son territoire métropolitain et les îles proches, environ 550.000 km², le reste, moins de 150.000 km², regroupant divers territoires, surtout insulaires, en Amériques centrale et septentrionale, dans l'Océan Indien, en Océanie, en Antarctique, certains faisant proprement partie de l'entité politique, d'autres y étant associés avec une autonomie plus ou moins importante. En janvier 1962, c'était un territoire de près de trois millions de kilomètres carrés, en 1958 un territoire deux fois plus vaste, en 1950 un territoire trois fois plus vaste, dont environ un tiers faisant partie de l'entité politique, de ses “départements”, le reste se composant de colonies et de protectorats. D'un point de vue objectif, il n'y a pas concordance entre l'entité politique de 1950 et celle de 2018, d'un point de vue subjectif, pour les Français de 2018 il y a une continuité historique entre l'entité actuelle et celle de... Et bien ça dépend : pour certains la France naît en 1789 ou 1791 ou 1793, disons, vers 1790 ; d'autres la font débuter quelques lustres avant 1600, à partir du règne d'Henri IV ; d'autres partiront des premiers rois capétiens, d'autres de Clovis, d'autres considèrent qu'il y a une continuité entre la Gaule romaine et la France, d'autres avec la Gaule pré-romaine. Autant que je sache, je suis une rare personne pour qui l'entité politique “la France” naît au plus tôt en 1958, plutôt en 1962. Non qu'elle soit sans lien avec ce qui précède, mais l'illusion partagée par une certaine communauté “la société française” telle qu'elle existe actuellement se met en place à cette période et ne se réalise pleinement qu'alentour de 1970, considérant qu'en 1981 encore certains, dont des leaders politiques en activité, parlaient encore du “Sahara français”, pour éviter de dire franchement “Algérie française”, ce qui illustre qu'une part marginale mais non insignifiante en était encore à l'illusion en cours en 1960. Sans le jurer je présume qu'encore aujourd'hui il y a parmi les fidèles de Jean-Marie Le Pen des nostalgiques du “Sahara français”, dont certains qui n'étaient pas nés en 1981.
Il y a beaucoup à dire sur le fascisme italien original et le nazisme, en tout cas on peut en dire, comme évoqué précédemment, que dans ces projets il y a entre autres ambitions celle de restaurer une assez ancienne entité politique. Pour le fascisme je parlais de l'Empire romain mais il s'agissait plutôt de l'empire ancien, l’imperium de la fin de la République, au début du I° siècle avant l'ère commune, et non de l'empire qui fut amorcé par Jules César et consolidé par Auguste, même si Mussolini était assez césariste dans son genre ; le projet des nazis était apparemment un mixte entre le Saint-Empire et l'Empire carolingien, avec une organisation sociale militariste à la mode de l'Empire allemand des deux Guillaume (le bref intérim de Frédéric III est peu significatif). Le nom même que choisirent les nazis pour désigner leur régime est significatif, le Troisième Reich, le premier étant le Saint-Empire, le deuxième, l'Empire allemand : poursuivre l'œuvre des deux Guillaume en construisant la “grande Allemagne” qu'ils ne purent réaliser (Allemagne plus Autriche-Hongrie) et aller plus loin en recréant et parachevant le Saint-Empire – quelque chose comme la restauration de l'entité politique “Empire romain” avec comme centre la “Germanie”. Il m'est difficile de vraiment comprendre un projet complotiste, je peux me le représenter en me référant avec des complotistes contemporains de ma connaissance, or on en rencontre de deux sortes, sincères et insincères. Du fait, je n'ai pas vraiment idée de ce qu'il en fut pour les porteurs du projet nazi : sincères ou non ? Je veux dire, est-ce que pour ses dirigeants le Saint-Empire fut une fin ou un moyen ? Non que ça importe tant d'ailleurs.
L'intérêt de cet aspect du projet nazi est de mettre en évidence un des mécanismes permettant la réalisation d'un projet complotiste (pour le préciser de nouveau, ça n'induit pas qu'il y ait au départ un complot au sens strict, c'est un processus qui se passe de construire un complot même si, à un moment, se mettra nécessairement en place une sorte de complot). Quand les initiateurs du projet national-socialiste commencent à le concevoir, leur but est de prendre le pouvoir, par tous les moyens. Il se peut – il est probable – que certains de ces initiateurs aient agi, disons, pour le bien, que leur but ultime, une fois le pouvoir pris, soit d'agir en faveur de tous – du moins, de tous les “nous” –, mais comme dit un moyen est une fin, quand on veut réussir par tous les moyens, si l'on en utilise un mauvais même pour une bonne fin, la fin ne pourra pas être bonne, soit pour l'utilisateur du moyen, soit pour ceux qu'il atteindra. Le moyen, qui n'est en soi ni bon ni mauvais, pour parvenir au pouvoir, c'est-à-dire la structure à partir d'où s'exerce la fonction de contrôle et de régulation, est la communication, parce qu'on ne peut persuader qu'en communiquant et parce que la seule manière de prouver qu'on y a sa place est de prouver sa maîtrise de la fonction.
Un projet complotiste peut se réaliser et se maintenir dans presque n'importe quel contexte, un vrai complot n'est réalisable et maintenable que dans une situation, disons, critique, où une part significative de la population visé est en perte de repères. Le mot plus exact pour désigner ces contextes est l'anomie, à la fois l’« absence de normes ou d'organisation stable » et le « désarroi qui en résulte chez l'individu », dit le TLFi, le terme de crise et de situation critique est souvent un masque pour ne pas dire la chose précise, le fait qu'il ne s'agit pas d'un accident mais d'un état, celui de l'absence de normes, de la dérégulation, qui peut être la conséquence d'une crise ou être le résultat d'une action concertée, d'un “complot”. Quand on parle de crise, en général on parle d'autre chose, de ce qui la suit ou la précède : en 2008 par exemple il n'y eut pas proprement une “crise des subprimes” puisqu'une crise ça ne peut pas se prévoir, or cet événement fut assez prévisible et d'assez longue date, et fut prévu par nombre de connaisseurs des marchés financiers et de leurs mécanismes, sans date précise mais dès 2002 l'hypothèse vraisemblable était, avant la fin de la décennie. En contexte complotiste un prévisionniste sérieux est par nécessité une Cassandre, non parce qu'on ne le croit pas mais parce que pour les personnes en situation d'éviter une situation problématique ça n'est pas un problème et même, ça peut apparaître comme une solution. Considérant “la marche des affaires”, certes la supposée crise des subprimes provoqua une certain nombre de faillites mais c'est le cas habituel dans un contexte concurrentiel, certains gagnent, d'autres perdent ; considérant les personnes réelles qui tiraient le plus profit de la situation antérieure, sauf quelques cas somme toute assez rares, très peu perdirent plus que ce qu'ils avaient engagé, beaucoup gagnèrent un peu ou beaucoup, certains enfin ont gagné beaucoup ou énormément du fait de la “crise” ; ceux qui ont le plus perdu de cette “crise” sont ceux qui ne tiraient pas profit de la situation antérieure et qui, eussent-ils entendu les prévisionnistes sérieux, n'étaient pas en pouvoir de corriger la situation. Clairement, l'anomie, l'absence de normes ou d'organisation stable n'est pas une conséquence mais une cause de la “crise des subprimes”.
Dans l'Allemagne des années 1920 il y a bien une crise. D'un sens elle ne fut pas entièrement imprévisible, sans remonter à l'origine de la situation, qu'on peut situer dans les quelques lustres avant et après 1500, l'assez longue séquence qui résulte en l'état des sociétés les plus... Disons, “les plus avancées”, donc, des sociétés les plus avancées vers 1920, débute environ un demi-siècle avant. J'en parle assez ailleurs dans divers textes, le début de la séquence est donc alentour de 1500, au moment où les humains constatent la finitude du monde. Le constater et le comprendre ça n'est pas tout un, entre le moment où l'on perçoit et celui où l'on prend conscience il y a un délai, parfois très bref, parfois long, ça dépend de bien des choses et en tout premier de la régularité ou de la singularité de ce qu'on perçoit : ce qui est inédit et de ce fait incompréhensible, il faut le percevoir de nouveau et d'autre manière pour en prendre la mesure, le “reconnaître”, le connaître une seconde fois ou plus. De fait, assez peu après la perception réelle de la finitude du monde des personnes avaient déjà tiré les conséquences de la chose. Elles y étaient préparées, certes, mais c'est une chose de savoir, une autre de faire savoir : les conspirationnistes ont de longue date la conscience de la finitude du monde, quelles que soient les limites du monde concerné, que ce soit sa petite vallée ou l'ensemble de l'univers, donc le constat d'un nouvel aspect de cette finitude ne peut pas les surprendre si parfois elle peut les étonner. Considérant par exemple les Essais de Michel de Montaigne, entre autres leçons il nous explique, dès le milieu du XVI° siècle, que désormais il ne faut plus croire aux lotophages et aux cynocéphales, on a parcouru la Terre entière et partout les humains sont des humains, des semblables. D'où, si nous qui avons moyen de le comprendre continuons à traiter nos semblables en différents, nous révélons ce que disent nos mythes : nous sommes les lotophages et les cynocéphales, ceux qui prennent leurs rêves pour la réalité, ceux qui sont des loups, ou des chiens, pour les humains, du moins les humains à visage humain et non à tête de chien.
Les bons prévisionnistes sont des Cassandre pour qui ne veut pas savoir ou pouvoir. Cependant la réalité est ce qu'elle est, qu'on veuille ne pas croire ou ne pas savoir que le monde est fini ne change rien à sa finitude. Tiens, un petit excursus avant de poursuivre.
Excursus. Les conspirationnistes ont le temps pour eux – tout le temps.
J'en discutais hier avec une amie, des personnes de son genre ou du mien ont un rapport au temps assez décontracté, elle et moi avons “tout le temps”, mis entre guillemets non pour indiquer que c'est une manière de dire mais pour indique que, contrairement à l'usage courant de l'expression, c'est littéral. Un jour je disais ça à une connaissance, juste après un spectacle ou l'artiste chantait quelque chose sur le temps et sur l'âge, où il disait qu'il venait de passer la quarantaine et que désormais il avait plus de temps derrière lui que devant. Ce que je disais à mon interlocuteur est que de mon point de vue, j'ai tout mon temps devant moi, toute ma vie devant moi. Est-ce que je sais quand je mourrai ? Non. Est-ce que je vivrai éternellement ? Non. Bon : je mourrai un jour mais ne sais pas lequel. Si je commence à mesurer le temps qui me reste, d'une part je mesure l'incommensurable, de l'autre je ne peux que me tromper car je peux mourir demain ou dans cinquante ans. Statistiquement, en 2018 et en France un être humain de sexe masculin est au milieu du chemin de sa vie vers quarante ans (à l'époque de Dante c'était plutôt vers trente à trente-cinq ans). Est-ce que je devrais passer toute ma vie à prévoir l'instant de ma mort, à le préparer ? Si je le fais en considérant la donnée moyenne, ça sera idiot, si je meurs demain j'aurai raté ma vie puisque j'ai statistiquement encore vingt à vingt-cinq années devant moi ; si je meurs dans quarante ans j'aurai raté ma vie car elle sera finie avant ma fin ; conclusion, à tout moment j'ai tout ma vie devant moi parce que je n'en connais pas la fin, du coup je vis comme si je devais mourir demain, donc en ne m'en faisant pas et en vivant chaque moment de ma vie aussi intensément qu'il se peut, c'est-à-dire avec joie. Chaque moment de ma vie est à la fois le dernier et le premier, donc le meilleur.
Les conspirationnistes ont tout le temps, toujours. De ce fait, ils ne chercheront pas à corriger les choses quand l'effort requis excède leurs moyens, si même la situation actuelle n'est pas des plus plaisantes ça n'a pas trop d'importance, avec le temps les choses vont se régler d'elles-mêmes. Disons, il faut une circonstance vraiment exceptionnelle pour que des conspirationnistes tentent de corriger les choses mais bizarrement, leur manière habituelle de le faire est de continuer comme avant. Pour exemple, les “justes” du Chambon-sur-Lignon entre 1941 et 1944 : quand on les interrogeait pour savoir comment et pourquoi ils ont eu le courage de faire ce qu'ils firent, tous disaient, et bien on a fait ce qu'on devait faire, il n'y a là rien d'exceptionnel. Aller contre les choses c'est aussi simple que ça, continuer de vivre comme avant même quand la norme d'hier devient l'infraction de ce jour.
Fin de l'excursus.
Donc, le monde fini vers 1500. Il fallut environ quatre siècles pour que les tenant d'une société complotiste soient amenés à le reconnaître explicitement. Le moment où ça devient incontournable est alentour de 1875 – en fait, c'est plutôt vers 1850 mais une société large ça ressemble plutôt à un porte-avion qu'à un aviso, et entre le moment où l'on constate qu'il va falloir changer de cap et celui où on entame la manœuvre, il se passe un temps assez long. Et entre le début et la fin de la manœuvre, un temps assez long encore. Alentour de 1875 les sociétés les plus entreprenantes de l'époque ont achevé la conquête du monde, du fait tout territoire qu'on voudrait annexer est déjà occupé par un concurrent. La décennie qui suit, malgré quelques incidents ici ou là les choses se tassent, un certain nombre de traités sont signés entre deux ou trois “puissances” et, fin 1884-début 1885, une réunion a lieu pour un traité général, qui rassemble toutes les puissances coloniales et expansionnistes du moment, la conférence de Berlin, qui débouche sur le traité de Berlin. Le problème avec les carnivores est qu'ils sont incapables de s'entendre, et quand même ils s'entendent, ils sont incapables de tenir leurs engagements. En fait, cette conférence et ce traité, censés régler les conflits entre empires, n'est pas la fin des problèmes mais le signe du début d'une autre période.
Les complotistes ont un défaut, ils ne sont guère productifs ni inventifs. Imaginatifs oui, entreprenants oui, mais toute l'énergie et l'imagination qu'ils dépensent pour parvenir à faire que la situation leur reste favorable, ils ne peuvent les consacrer à inventer et créer, au mieux ils savent recréer et reproduire et encore, en général ils sous-traitent. Raison pourquoi ils doivent disposer de personnes inventives et productives, d'autres qui ne sont qu'inventives et d'autres qui ne sont que productives. C'est d'ailleurs ce qui distingue le plus les comploteurs des complotistes : quoi qu'on en puisse penser, un complotiste a tout de même comme projet global de maintenir la cohésion sociale ; un comploteur a pour seul projet global l'expansion de son propre groupe. Du fait, les comploteurs vont tendre à éliminer de l'espace social tout groupe concurrent ou menaçant et de ce fait en éliminer les éléments les plus inventifs et productifs, réduire le nombre des seuls inventifs et amener les éléments productifs à trop en faire. Cela dit il existe aussi des comploteurs avec du discernement, cas déjà cité de Franco : il a plutôt cherché à réduire les capacités des autres groupes que de les épuiser. Certes, pour la société espagnole ça n'était pas tellement préférable mais, pour le groupe au pouvoir, ça lui permit de durer assez longtemps. Pour des complotistes, il faut chercher le juste équilibre : limiter la proportion des personnes inventives et productives, et réduire l'autonomie de celles inventives ou productives. Et bien sûr, ne pas empêcher les inventions mais se mettre en situation de les surveiller et de se les accaparer. Contrôler et réguler, mais à son seul profit.
Les inventifs productifs... J'en connais, directement ou indirectement. Ce sont des personnes incontrôlables. Les complotistes et les inventifs non productifs dépendent des productifs, qu'ils soient inventifs ou non, pour réaliser ces inventions, raison pourquoi ils font leur possible pour “protéger les inventions”. Un inventif productif n'a pas ce genre de soucis, d'abord parce qu'il n'est que rarement à court de ressources, ensuite parce qu'il part du principe que partager c'est augmenter sa propre autonomie et non la réduire. Du fait, tenter de limiter l'accès à ses inventions c'est limiter sa propre autonomie, voire la réduire. Pour l'aspect “jamais à court de ressources”, encore une série télévisée, MacGyver. C'est un modèle, encore une fois, donc ça n'a rien de réaliste, mais ça donne l'idée : je dois accomplir une certaine action et je dois le faire avec ce dont je dispose ; qu'est-ce qui dans mon environnement immédiat me permettra de réaliser mon projet sinon au mieux, du moins au moins mal ? J'ai un principe, les bons ouvriers on toujours de bons outils. Exemple, pendant un temps j'ai disposé d'un four électrique défectueux dont l'une des résistances ne fonctionnait plus. Bon. Ça signifie moitié moins de puissance et la partie de ce que j'avais à y cuire normalement exposée à cette résistance qui cuisait moins bien, et en tout cas d'une manière non prévue. Sans détailler, j'ai fini par trouver des techniques non prévues elles aussi pour pallier au problème, du fait j'arrivais à obtenir un résultat proche de celui visé mais avec de tout autre méthodes. Sans me dire proprement inventif productif j'ai du moins assez d'inventivité et suffisamment de technicité pour m'adapter aux conditions.
Fondamentalement, tout humain moyen est inventif et productif, et les humains sont dans leur grande majorité des humains moyens. Certes, inventifs et productifs à des degrés divers, mais du moins ils le sont. Pour la raison simple qu'un humain moyen a un esprit et un corps, donc les instruments pour inventer et produire. C'est aussi le cas des humains non moyens, je veux dire, d'être corps et esprit, mais autrement, ils ont aussi leur capacité d'inventivité et de productivité mais non moyenne, différente. Intéressante souvent mais pas toujours évidente en un premier temps pour un humain moyen. Quoi qu'il en soit, pourquoi dans nombre de sociétés la part de population à la fois inventive et productive est assez ou très restreinte ? Parce que les complotistes sont entreprenants et imaginatifs, et ont des méthodes efficaces pour prendre les positions éminentes et s'y maintenir.
Fabriquer le consentement.
Ce titre est celui d'un livre de Noam Chomsky et Edward S. Herman, Manufacturing Consent, traduit dans la version française par La Fabrication du consentement. Je ne connais pas précisément son contenu, pour plus d'informations, sans promettre l'exactitude de l'analyse, l'article de Wikipédia. Et bien sûr vous pouvez vous procurer l'ouvrage. J'ai une appréciation mitigée de Chomsky mais du moins, ce titre pointe une chose pas aussi évidemment développée dans le livre, la fabrication du consentement. D'un sens, Chomsky a une mentalité de complotiste, une sorte d'anti-complotiste qui penserait comme un complotiste. Pour avoir un peu (et même plus qu'un peu) parcouru le livre après avoir mentionné ne pas en connaître précisément le contenu, j'y ai vu ce que je m'attendais à y voir : pour les éléments factuels, beaucoup de choses, pour la structure décrite, assez de pertinence, pour la manière dont cette structure se construit, se déploie et se maintient, une interprétation asse binaire du genre “Nous et Eux”. Avec ce problème en outre, les médias comme personnes, “les médias font ceci”, “les médias disent cela”. Sans vouloir être méchant j'ai de longue date idée que Chomsky tend à voir les oppositions entre groupes sociaux et politiques comme une “guerre des chefs”, d'où cette description des médias comme personnes, les rares individus nommément donnés comme responsables étant “les dirigeants”. Peu importe.
Donc, la fabrication du consentement. Elle se fait effectivement via les instruments de communication et dans ce cadre, ce qu'on nomme ordinairement les médias ne sont qu'une toute petite partie de ces instruments. En outre, les médias ne fabriquent pas le consentement mais en sont les simples vecteurs, ils ne créent pas l'information, ils la recueillent, en font le tri et la mettent en forme. Les médias au sens restreint sont des moyens, donc des fins, la contribution des médias à la fabrication du consentement n'est pas le résultat d'une volonté de manipulation de l'information – qui par ailleurs peut exister – mais un fait structurel, ces entreprises de médias diffusant de l'information à vitesse grande ou élevée (médias de flux, quotidiens, hebdomadaire) sont structurellement obligées de diffuser pour l'essentiel celles les plus visibles. En outre, et cela Chomsky le pointe mais en l'interprétant d'autre manière, ils vont produire une information qui tend à renforcer les pouvoirs en place. Pour Chomsky et Herman, il y a une interprétation de la chose en tant que, disons, complot, “les puissants contrôlent les médias”. De mon point de vue le contrôle est préalable, en ce sens que dans leur grande majorité les personnes travaillant dans ces médias, à quelque niveau que ce soit, sont en accord avec le fonctionnement général de la société ou au moins l'acceptent, même si elles n'en acceptent pas le fonctionnement – ou dysfonctionnement – effectif. L'idée, en gros, que le système est bon mais ses responsables ou au moins certains d'entre eux sont mauvais. Le médiateur qui entre dans un média sait ce qu'il produit en matière d'information et sous quelle forme, ergo il sait ce qu'il devra y faire, donc il y consent d'avance. Un médiateur n'est pas moins consentant que ceux à qui il s'adresse et, de mon expérience, est souvent plus consentant que ne l'est son public. Ou du moins, plus activement consentant.
Pour qu'une société fonctionne comme un organisme, une part significative de ses membres – à l'estime, au moins les deux tiers, plutôt les trois quarts – doit y consentir, et parmi les “non consentants” au moins la moitié ne pas agir contre. À titre personnel je ne consent pas au fonctionnement de ma société et, dans la mesure de mes moyens, tente d'agir contre, mais ces moyens sont limités et faibles, du fait si je compte vivre et j'y compte bien, je dois participer a minima à ce fonctionnement. Autant que se peut je tente de ne pas renforcer ce fonctionnement, de là à dire que je l'affaiblis, il y a de la distance...
Tout individu a donc une structure similaire : centre, périphérie, milieu. Pour vivre et survivre il doit communiquer avec le reste de l'univers, ou du moins sa partie locale, son “environnement”. Il ne peut le faire directement et va donc procéder par étapes : en périphérie, en contact avec son enveloppe, il place des senseurs ; ceux-ci reçoivent un signal assez brutal et soit eux soit des structures en contact avec eux, vont atténuer ou transformer ce signal puis, soit directement soit par le biais d'autres structures, vont le relayer vers le centre. Celui-ci va en faire l'analyse et en fonction de cela va transmettre, ou non, un ordre d'action en périphérie, vers des effecteurs, ou attendre d'autres signaux qui lui donneront des informations complémentaires. J'avais pris comme exemple la vision, où ce que “voit” le système d'analyse, le cerveau, n'a pas grand chose de commun avec ce que les senseurs de l'œil perçoivent, eux reçoivent des impulsions plutôt percussives, un flux de photons, convertissent ce signal en onde, la zone réceptrice du cerveau le reconvertit en flux, électronique cette fois, qui simplifie le signal et l'égalise, puis une zone de calcul et d'analyse va constituer une “image mentale” qui donne une information assez fiable sur ce qui se trouve dans le champ de vision de l'œil. Très partielle mais assez fiable. Je crois l'avoir mentionné dans ce texte, l'œil ne voit pas la lumière sinon il ne verrait rien vu que de la lumière il y en a toujours et partout, il voit des différences, et au niveau du cerveau seules celles jugées significatives sont traitées et analysées.
Dans le cadre d'une société, les médias ont la fonction de la zone réceptrice du cerveau et, parfois, celle du relais qui va des senseurs à cette zone réceptrice, et en sens inverse celle de la zone transmetteuse, qui envoie le signal d'effectuation et, parfois, celle de relais jusqu'à l'organe effecteur. Raisons pourquoi les médias sont liés au pouvoir et aussi ne traitent qu'un nombre limité et stéréotypé d'informations, celles “utiles”. Mais une société n'est pas un organisme, ou du moins pas ce genre d'organismes où statut et fonction se confondent : une cellule de l'œil naît, vit et meurt au même lieu et accomplit toute sa vie la même fonction, de même pour toutes celles qui participent de la sensation ; un être humain a toujours le même statut mais n'a pas de fonction assignée, il est mobile aussi bien dans l'espace que dans la structure sociale. Plus exactement, un être humain ne devrait pas avoir une fonction assignée, sinon quelque rares spécimens disposant d'un talent particulier utile ou nécessaire au fonctionnement de la société. Vous le savez comme moi, dans presque toutes les sociétés ça ne se passe pas ainsi, dans leur plus grand nombre les personnes sont assignées à leur fonction, qu'elles y consentent ou non. Sans compter celles constamment dans l'anomie où, soit la superstructure est instable ou absente, soit l'infrastructure est faible ou fragmentée, soit il n'y a pas de structure fédératrice, qui forment une majorité pour les membres reconnus par l'ONU et sinon une majorité, au moins une forte minorité en population mondiale – il me semble qu'elles comptent au moins la moitié des humains actuels.
Censément, la plus grande part des fonctions de contrôle et de régulation ne requiert aucune compétence qui puisse justifier l'inamovibilité, et pour celles requérant un certain niveau de compétence, il existe des procédures assurant la mobilité transversale, la mobilité des fonctionnaires3, de manière que se réduise le plus possible le risque de constitution de groupes complotistes – de groupes où statut et fonction sont inséparables. Une société complotiste est précisément celle où l'on inverse les choses : les fonctions les moins spécifiques sont celles les plus inamovibles. Cela aussi bien en haut qu'en bas de la hiérarchie sociale, et de même dans chaque groupe, qu'il soit hiérarchique ou transversal. Ce que l'on demande à une personne exécutant une fonction de contrôle et de régulation à haut niveau est assez élémentaire : dans la partie “sensations”, savoir écouter et parler, savoir synthétiser et transmettre une information, savoir où et comment la diriger ; dans la partie “effectuation”, être actif et réactif, très disponible et, le cas échéant, savoir faire preuve d'autonomie, mais dans des limites strictes, quand il y a de graves problèmes de diffusion de l'information. Raison pourquoi le type d'organisation optimal pour une société large est celui dit de la subsidiarité.
Là où il faut et quand il faut.
Qui m'aura un peu lu aura probablement compris que je ne suis pas vraiment religieux, si du moins on entend par là adepte d'une religion constituée, ce qui ne m'empêche pas de m'appuyer sur ce que ces religions peuvent produire comme concepts, ou comme fictions. Le terme de subsidiarité, au sens énoncé dans l'article de Wikipédia, « la responsabilité d'une action publique, lorsqu'elle est nécessaire, revient à l'entité compétente la plus proche de ceux qui sont directement concernés par cette action », vient de l'Église catholique, de l'encyclique de 1891 Rerum Novarum, “la chose nouvelle” – chose publique, celle qui gît dans “république”, res publica – qui, comme le rappelle aussi Wikipédia, fixe la doctrine sociale de l'Église catholique. Cela dit, et l'article le rappelle, cette notion a des racines plus profondes et des développements ultérieurs. Fondamentalement, c'est une sorte de commentaire de la fameuse sentence « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu ». Je ne sais trop ce que peut être “Dieu” – enfin si, ce terme je le comprends, un dieu est un membre du panthéon, donc un mythe, en revanche la notion hébraïque que traduit censément ce terme désigne une autre chose, plus ou moins définie – mais j'en ai ma propre conception, qui d'ailleurs est proche de celle hébraïque, et que spécifie cette information, l'Homme est fait à l'image de Dieu : chaque humain est Dieu, chaque entité est Dieu, chaque groupe humain est Dieu, l'ensemble des êtres est Dieu, l'univers est Dieu. De ce point de vue, “César” est un des aspects de “Dieu”, mais un aspect précis, la parcelle de l'humanité qui s'occupe de la gestion de la cité ; rendre à César c'est précisément ce que propose le récit d'où vient la sentence, payer son tribut à la cité ; rendre à Dieu, et bien, c'est rendre à cette parcelle de “Dieu” qui n'est pas “César” et qui vous a donné.
Un point sur lequel je ne crains pas de radoter : un commentaire, ça peut se lire “comment taire ?”, commenter un texte ce n'est pas l'éclairer mais le voiler, masquer tous ses sens possibles en n'en faisant émerger que certains. Ce que dit dans l'alinéa précédent à propos de “rendre à César...” n'en est pas le commentaire, ce n'est qu'un argument local au service de mon propos, très probablement dans un autre texte, un autre contexte, j'en tirerais une autre leçon, qui pourrait être contradictoire à celle-ci. Bref, si votre interprétation de cette sentence ne correspond pas à la mienne peu importe, il ne s'agit pas pour moi de dire la Vérité de cette sentence, il s'agit de préciser mon propos à partir d'un lieu commun.
La subsidiarité est de l'ordre du bon sens mais accompagnée d'un processus nécessaire dans une société large, la péréquation : la première régit les rapports entre individus au plus près ; la seconde vise à obtenir ce pourquoi des individus font société, que le moindre de ses membres ait accès à ce que la société définit comme le minimum social, quelles que soient ses ressources propres. Fut un temps, quand les ressources sociales étaient moindres et que l'accès à l'eau, à l'électricité et au téléphone à son domicile n'apparaissaient pas faire partie du minimum social, le prix du rattachement à ces réseaux correspondait à peu de choses près à son coût réel ; aujourd'hui, qu'on soit à cent mètres ou à dix kilomètres d'un point d'accès le coût sera proche – quoique pour le téléphone fixe je ne suis pas certain que ça reste vrai. Mais elles dépendent l'une de l'autre, je veux dire, ce qui entre dans le lot de la péréquation doit être défini par « l'entité compétente la plus proche de ceux qui sont directement concernés par cette action ». Je pense entre autres à la distribution par réseau global de l'électricité et de l'eau.
Au plus proche de ceux qui sont directement concernés.
Le point de séparation le plus clair entre organisations complotiste et conspirationniste est entre ces deux points, subsidiarité et péréquation : une société absolument complotiste réduirait la subsidiarité rien ; une société absolument conspirationniste refusera toute péréquation. Les caricatures actuelles de ces deux tendances sont ce que certains désignent “néo-libéralisme” ou “ultra-libéralisme” pour la tendance complotiste, “libertarianisme” pour celle conspirationniste. Il en existe d'autres versions mais du moins, celles-ci sont celles dominantes ; antérieurement, la version complotiste fut le “marxisme-léninisme”, celle conspirationniste le “capitalisme” et sur la fin le “libéralisme”. Ce sont les deux faces d'une même médaille. Je n'en discuterai pas ici mais du moins, dans les termes même de Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste, le socialisme ou communisme n'est pas la fin du capitalisme mais sa suite, sa “continuation par d'autres moyens”.
J'ai un autre modèle pour décrire une société humaine : les cons, les salauds, les moyens. Dans ce modèle tout humain est un moyen, donc une fin, ce qui est réel à défaut d'être vrai, je veux dire, le moyen pour un individu de vivre est lui-même, un individu est à lui-même une ressource, et ce moyen est une fin : vivre. Les salauds, les cons et les moyens ont une même visée, vivre. La différence est précisément cette question des fins et des moyens : pour un con, seul le moyen importe, pour un salaud seule la fin importe, pour un moyen, et bien il n'a pas d'opinion préalable, ça dépend du moment, se considérer comme un moyen est ne jamais perdre de vue qu'on est à soi-même le moyen de rester soi, tenant compte du fait qu'un moyen qui n'a pas de fin n'est pas un moyen puisque tout moyen est une fin, donc il est bon de savoir à chaque instant si la fin ou le moyen prime, considérant que le cas courant est la prime au moyen, en ce sens que sans moyen il n'y a pas de fin. Dans ce modèle, les salauds sont les complotistes, les cons sont les conspirationnistes, les moyens sont les moyens, avec donc une préférence pour la conspiration sans négliger ou refuser le complot. Ça rejoint la question de la subsidiarité et de la péréquation : en général la subsidiarité prime mais selon les contextes on peut, pour un temps ou dans un secteur limité, augmenter le niveau de péréquation.
Ce modèle part d'une prémisse simple : tous les humains sont des semblables. Partant de là on peut poser que tous sont “à la même hauteur”, en général c'est objectivement vrai, dans tous les cas ce l'est subjectivement. Je veux dire : dans toute société on a un modèle abstrait de ce qu'est un “humain moyen”, qui a une marge de tolérance assez ou très large, en gros on peut le décrire comme l'état permettant à un humain d'apporter plus à la société que ce qu'il en reçoit, la question étant alors de savoir ce que la société estime être l'écart minimal requis. Disons, un humain moyen requiert cent unités élémentaires pour assurer ses moyens, pour vivre ; si telle société requiert une unité élémentaire de la part de ses membres pour assurer sa cohésion, sa marge de tolérance sera beaucoup plus large que dans une société où elle en réclame dix. De ce point de vue, tout humain qui apporte à la société au moins autant que le nécessaire pour lui et pour la société est “moyen” ou “normal”. Cet autre terme concerne plutôt les humains non moyens : est “normal” un humain qui apporte à la société moins ou plus que ce qui est nécessaire, là encore dans une marge assez large. Même si dans les faits il y a là aussi une limite de tolérance, en théorie il n'y a pas de limite vers le haut, mais plus un humain apporte à la société, moins elle lui rendra. On peut nommer ça “impôt progressif” : au-delà du minimum requis la proportion de la part d'excédent qui revient à la société augmente en même temps que cet excédent. On peut faire ça par tranches (par exemple, chaque excédent supplémentaire de vingt unités, la part sociale augmente d'une unité par tranche) ou en progression réelle (à chaque unité supplémentaire on recalcule la part sociale pour l'ensemble de l'excédent). De fait, la première méthode est plus simple à mettre en œuvre. Dans tous les cas il y a donc une limite de tolérance, en ce sens que passé un certain excédent l'impôt est “confiscatoire”. Pour reprendre l'exemple par tranches, si chaque vingt unités la part sociale augmente d'une unité, après vingt tranches tout excédent nouveau reviendra en totalité à la société.
Une société “moyenne” cherchera un équilibre entre subsidiarité et péréquation. Par exemple, une société qui compte mille membres s'organise pour que la part sociale nécessaire soit de deux unités ; à la fin d'un “cycle”, elle rassemble toutes les unités disponibles, donne à chaque membre et inconditionnellement cent unités, et en conserve deux mille ; si le total excède cent deux mille unités, elle prendra alors en compte la provenance de chaque unité et conservera inconditionnellement la part calculée pour l'impôt personnel progressif et rendra personnellement sa part à chaque membre – rien à qui a donné au plus 102 unités, selon le barème de l'impôt progressif aux autre. La suite, et bien, c'est à l'évidence de savoir quoi faire de l'excédent que retient la société. Ma description est du type “toute choses égales”, chaque cycle la société dispose d'au moins cent deux unités par membre, ce qui ne se vérifie pas toujours, dans une société réelle il y a des années excédentaires, d'autres déficitaires, raison pourquoi on y prévoit le plus souvent de procéder à une épargne quand possible, pour le cas échéant pallier un déficit. En général cette épargne est constituée à l'inverse de ce qui se fait pour l'impôt : jusqu'à un certain niveau tout revient à la société, au-delà la part sociale se réduit jusqu'à un maximum d'épargne. S'il y a un excédent supplémentaire, il sera redistribué ou dépensé mais dans tous les cas au service de l'infrastructure. Dans ce cas il y aura un nouveau calcul qui s'articulera sur la péréquation et la subsidiarité : chaque entité compétente recevra selon ses besoins et s'il y a encore de l'excédent chacune recevra en fonction de ses moyens : peu ou rien pour les mieux dotées, assez ou beaucoup pour les moins dotées, charge à chacune de définir ce qu'elle en fera. Le complotisme est donc la tendance à considérer que la part sociale non redistribuée doit être prépondérante, le conspirationnisme la tendance à limiter au maximum cette part. Chose curieuse, dans l'un ou l'autre cas ce qui se déséquilibre le plus en premier est la péréquation, mais ça aura inévitablement des conséquences sur la subsidiarité.
Que l'on augmente la part sociale ou qu'on la réduise, dans les deux cas la redistribution par péréquation sera réduite, soit que chaque entité compétente retienne pour elle-même son excédent, soit que l'entité globale, “la société”, distribue son excédent en fonction de ses propres projets et sans tenir compte des besoins des entités subsidiaires. Cela dit, à terme il y aura une autre convergence entre sociétés conspirationnistes et complotistes, du moins celles qui le sont à l'excès, qu'on peut appeler le retour de bâton : une société doit revenir à l'équilibre ou se défaire, par excès de mouvement ou par manque de ressources. Ce qui revient au même : l'excès de mouvement requiert toujours plus de ressources, donc provoque leur réduction par excès de dépense ; le manque de ressources nécessite plus de mouvement pour tenter de les augmenter, ce qui résulte en un excès de mouvement relativement aux ressources disponibles. Bref, qu'on parte d'un excès de ressources ou d'une insuffisance de dépenses, au bout du compte on aura à la fois un excès de dépenses et une insuffisance de ressources. Cela dit, la fin de l'un ou l'autre cas est souvent opposée dans ses conséquences immédiates.
Pour reprendre les cas de l'Espagne franquiste et de l'Allemagne nazie, bien que les deux régimes soient parvenus au pouvoir à l'issue d'un complot, d'un coup d'État, ils ont suivi des voies opposées : l'Espagne a résolument opté pour un système conspirationniste, avec un État réduit à sa seule fonction de régulation et des entités subsidiaires laissées à leurs propres ressources, l'Allemagne pour un système complotiste entièrement régi par la structure globale et monopolisant toutes les ressources. Dans les deux cas, sur la fin les deux régimes connurent un excès de mouvement mais, le pouvoir franquiste partant d'un niveau de ressources faible, cette accélération ne fut pas tellement plus pénible que la situation antérieure et à la fin il s'écroula par manque de ressources, ce qui facilita sa transition vers une société somme toute assez moyenne, alors que le pouvoir nazi provoqua une fin, disons, explosive, qui mit gravement à mal sa société, laquelle mit près de trente ans pour retrouver une situation presque moyenne dans sa partie ouest, plus de quarante pour sa partie est, et sans jamais vraiment trouver une voie moyenne stable jusqu'ici.
Probablement, les entités politiques européennes les moins stables au siècle passé et en ce siècle encore doivent leur instabilité à la manière mème dont elle se sont construites. Élaborer une société large est un long processus, une société large et stable un plus long processus encore – en fait, un processus infini. Un société est un organisme et ne peut que viser à la stabilité sans jamais l'atteindre, au mieux peut-elle ne pas trop s'en éloigner, alternant les phases de repos et d'activité, avec entre deux une période, disons, d'inversion de phase, alternance entre veille et sommeil pour la société comme organisme, entre été et hiver pour la société comme écosystème. Comme dit l'autre,
Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux :
un temps pour naître, et un temps pour mourir ; un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui a été planté ;
un temps pour tuer, et un temps pour guérir ; un temps pour abattre, et un temps pour bâtir ;
un temps pour pleurer, et un temps pour rire ; un temps pour se lamenter, et un temps pour danser ;
un temps pour lancer des pierres, et un temps pour ramasser des pierres; un temps pour embrasser, et un temps pour s’éloigner des embrassements ;
un temps pour chercher, et un temps pour perdre ; un temps pour garder, et un temps pour jeter ;
un temps pour déchirer, et un temps pour coudre ; un temps pour se taire, et un temps pour parler ;
un temps pour aimer, et un temps pour haïr ; un temps pour la guerre, et un temps pour la paix.
L'autre étant ici L'Ecclésiaste ou Qohelet, 3, 1-8. Mmm... Je vais finir par passer pour un cul-bénit à force de citer la Bible ! Pas grave, je sais qui je suis et ce que je suis, l'opinion des autres m'intéresse et peut m'influencer mais a peu de chances de me changer. Quoi qu'il en soit j'agrée, il y a un temps pour tout. Une société ne peut être toujours en repos ou toujours active, trop de mouvement et c'est la mort, pas assez et c'est la mort. Il faut un temps pour tout tant que l'on vit, et l'oublier c'est hâter sa fin – sa fin de vie.
Tout ça commence il y a très longtemps, encore plus longtemps que là d'où je vais partir dans ce récit, autant que je puisse le dater, il y a au moins dix à vingt mille ans avec une bonne hypothèse alentour de douze à quinze mille ans mais la partie qui m'intéresse ici débute il y a cinq à six mille ans et est très liée à l'invention des systèmes de signes qui deviendront assez vite des systèmes d'écriture, bien que l'on ait découvert ces dernières décennies des systèmes assez anciens – plus de dix mille ans – qui s'apparentent beaucoup à l'écriture. Il en va là comme pour beaucoup de choses : plus le temps passe, plus recule le moment où les “premiers hommes” (les premiers humains) apparaissent, sinon qu'au-delà de 300000 à 350000 ans c'est plus de l'ordre de la conjecture que du savoir certain, et sauf bien sûr que plus le temps passe, moins ce moment recule, je veux dire : il y a cinquante ans on datait la chose plutôt vers -60000, il y a vingt ans c'était déjà plutôt vers -300000, depuis on a trouvé des individus très proches de l'homme moderne et branches connexes qui remontent à plus de 350000 ans mais peu d'indices pour déterminer si cette proximité morphologique va de paire avec une proximité comportementale et cognitive. Pour l'écriture il en va de même, on est certain de son existence il y a environ -5600 ans, des systèmes antérieurs jusqu'à -8000 à -900 ont un rapport formel direct avec les systèmes d'écriture, au-delà il y a des traces de systèmes de signes stables (mêmes figures sur plusieurs support et dans plusieurs sites) mais trop rares et limités pour les établir comme écriture ou proto-écriture. quoi qu'il en soit, mon histoire commence alentour du moment où les écritures apparaissent, savoir quoi précède quoi. En toute hypothèse, l'organisation sociale précède l'organisation des systèmes de signes de type écriture mais suit celle de systèmes de signes “proto-scripturaires” moins formels, que précède le processus de “sédentarisation” lié à l'apparition de l'agriculture et de l'élevage, que précède... Bref, ce qui change l'esprit change le corps, ce qui change le corps change l'esprit, les deux sont contemporains mais l'un est conséquence de l'autre en alternance, le changement du corps nécessite un autre mode d'être qui induit une évolution de l'esprit qui nécessite un autre mode de faire qui induit une évolution du corps qui...
Donc, ça commence il y a environ 5500 à 6000 ans. Et ça commence en deux endroits à la fois proches et lointains, de part et d'autre d'une ligne allant des Colonnes d'Hercule au Golfe Persique ou Arabique (le même vu d'une rive ou de l'autre), un bassin “chamito-sémitique” et un bassin “indo-européen”. Malgré leur proximité géographique ces ensembles ont longtemps connu des évolutions différentes, en toute hypothèse parce que leurs populations n'avaient pas les mêmes intérêts immédiats. Disons, au nord de cette ligne la richesse des ressources vitales n'induisait pas à développer l'agriculture et l'élevage donc à se sédentariser, alors que celles au sud vivaient essentiellement dans des zones assez arides, ce qui obligeait à “valoriser le territoire”, donc domestiquer les plantes et les animaux, or la constitution de vastes entités politiques assez stables et uniformes et l'invention de l'écriture sont liées à la sédentarisation. Cela dit, soit parce que s'installant au sud de cette ligne, soit par proximité donc en entretenant des rapports constants avec leur voisins méridionaux, certains “Indo-européens” se sédentarisèrent au moins en partie et adoptèrent l'écriture à date assez ancienne, notamment les langues dites anatoliennes, hittite et louvite, dont on trouve des traces écrites dans la première moitié du II° millénaire avant l'ère commune. Ce qui selon moi donne de la consistance à mon hypothèse sur le lien entre sédentarité associée à la mise en culture de l'espace social, et écriture. Cela dit je ne suis pas le premier, loin de là, à faire cette association. L'intéressant ici étant que, si on a des traces archéologiques et écrites de contacts entre peuples sémites et indo-européens dès le III° millénaire avant l'ère commune, ce n'est qu'en se sédentarisant que certains indo-européens commencèrent à adopter ou inventer l'écriture (ou réinventer, puisque dans les zones où ils s'installent, si certains développent leurs propres systèmes de signes ils ont déjà connaissance de l'écriture et ont souvent utilisé auparavant, à leur manière, des écritures existantes).
Bon... Indo-européens, Sémites, faut voir... Je n'en discuterai guère ici, disons, plus le temps passe et plus les chercheurs dans les domaines qui s'intéressent à l'évolution des sociétés humaines en viennent à réévaluer tout ce qui se dit et se pensa durant, en gros, le milieu du XVII° siècle et le milieu du XX°, non tant sur les découvertes et hypothèses que sur les interprétations. Cette période fut celle de la construction et de l'épanouissement de ce qu'on peut nommer les idéologies nationales, l'invention des mythes fondateurs modernes, qui se revendiquent de la science et non plus de la religion. Bien que ça commence donc plus tôt et que ça se poursuive presque jusqu'à la fin du XX° siècle, même si la remise en cause de tout ça se déploie assez vite après la seconde guerre mondiale, le siècle qui contribua le plus à affermir ces mythes est le XIX° siècle. La raison est toujours la même, cela depuis bien des siècles, donner des explications d'ordre généalogique à l'état de choses actuel, qui est la base de légitimation de revendications territoriales et de validation du modèle de société en cours : nous sommes maîtres ici car nous sommes nés de cette terre, nous sommes autochtones ; l'ordre social est ce qu'il est car nous maintenons et continuons l'œuvre de nos ancêtres. Or, ce que nous montre toute la période historique et proto-historique est que les chroniques ne disent jamais le réel des choses. Mais peu importe, la vérité n'est jamais la réalité, importe ceci : savoir justement que la vérité n'est jamais la réalité.
Donc, il y a quelques six mille ans, quelque chose se fixe du côté de la Mésopotamie, qui va influencer toute la région allant du Golfe Arabique au sud-est à l'Asie Centrale au nord-est et jusqu'à la façade océanique et maritime qui s'étend de la Scandinavie à la Mauritanie, au cours des quatre millénaires suivants, à quelque chose près. Ça se fit par étapes et avec des alternances de progression, de station et de régression. Le premier, et dernier, moment de plus grande unification d'une part essentielle de cette zone eut lieu entre le premier siècle avant et le premier siècle après le début de l'ère commune, moment où l'ensemble des empires antérieurs furent fédérés dans un seul empire. Seule la partie la plus continentale, en gros l'Asie Centrale et la plus grande part de ce qui deviendra la Russie, qui à l'époque n'avait pas encore constitué d'empires, était en dehors de cette entité politique. Par après, en gros au cours des derniers 1400 ans, se mit en place un autre processus, quelque chose comme “la conquête de l'univers” – le petit univers local, la Terre. Ces dernières décennies certains ont bien essayé – et tentent encore – d'aller plus loin mais bon, au-delà de 36.000 km en altitude ils n'ont pas fait grand chose jusqu'ici et m'est avis que malgré certains grands rêves ça va en rester là encore un moment... La conquête de l'univers – bon, soyons humbles, la conquête du monde et encore, seulement d'une partie des terres émergées, pour l'essentiel. C'est aussi le mouvement qui va résulter en ce que déjà évoqué, la fin du monde, le moment où l'on est amené à constater que le monde est fini donc sa conquête aussi, qu'il n'y a plus aucun ailleurs où s'installer, ce qui a lieu environ neuf siècles après, même si on en a de forts indices dès le début du XV° siècle.
Le problème récurrent d'une société large est l'usure du temps : quelque vaste soit son espace, il a des limites territoriales, et donc des limites de ressources. La réussite d'une société large est aussi l'instrument de son échec, si du moins elle ne parvient pas à limiter sa progression – et jusque-là aucune n'est parvenue à se limiter par sa volonté propre. Je trouve ça regrettable mais normal et in fine souhaitable, mon regret vient de ce que ça pourrait se passer autrement que selon le cas général parce qu'une société humaine n'est pas un organisme réel, donc quand sa fin approche elle a censément la possibilité de, comme on dit aujourd'hui, “mourir dans la dignité”, de faire le choix conscient de cesser, de laisser la place aux jeunes. Mais ça n'arrive jamais, passé une certaine dimension. Remarquez, je ne désespère pas que les choses se passent ainsi dans les temps à venir pour une raison simple, l'entité politique la plus large du moment intègre la quasi-totalité de l'humanité, ce qui implique que sa fin atteindra tous les humains ou presque, lesquels n'auront pas la ressource de leurs prédécesseurs, d'aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte, puisque l'herbe à la même couleur partout. Remarquez, l'herbe était rarement plus verte ailleurs mais du moins on en pouvait avoir l'espoir, tandis qu'aujourd'hui on sait d'avance que ce n'est pas le cas. De ce fait, le seul moyen actuel de trouver une herbe plus verte est de la faire pousser chez soi, donc n'importe où dans le monde et si possible, partout. Passons...
Bien que ce ne soit pas aussi tranché, du moins il y a deux manières de progresser, interne et externe, intensive et extensive. L'une et l'autre ont leurs limites, bien sûr, parce que l'autre problème récurrent est la limite des ressources disponibles : quand les dépenses excèdent l'augmentation des ressources il arrive nécessairement un moment où le déficit rend la préservation de la structure impossible. Bien que ce ne soit pas toujours le cas, la fin d'une société intensive est en général l'implosion, elle s'effondre par manque de ressources, celle d'une société extensive l'explosion, elle s'effondre par excès de mouvement. Cela dit, une société extensive peut aussi s'effondrer parce qu'elle n'a plus la possibilité de trouver des nouvelles ressources, qu'elle a “atteint les limites du monde”, et une société intensive peut, pour tenter de se préserver, aller chercher des ressources nouvelles mais comme elle est déjà en manque de ressources ça ne fait qu'accélérer son déficit et elle explose. On peut trouver tout un tas d'explications, dont beaucoup sont pertinentes, pour expliquer comment et pourquoi telle société, peu après son apogée, s'effondre ou explose, selon moi une suffit et vaut pour tous les cas : trop grand.
Les limites du monde.
J'y reviens, la question centrale est celle du contrôle et de la régulation. Un organisme, pour se maintenir, doit communiquer en interne et avec son environnement. Comme dit, cette tâche coûte mais ne rapporte pas, donc il doit y avoir un rapport acceptable entre le coût de ce système et le gain ou l'économie de ressources qu'il permet. Je le disais, un organisme humain adulte consacre, dans des conditions normales, environ un quart de ses ressources pour le seul maintien de son système de communication, son système nerveux, lequel représente moins de 3% de sa masse corporelle. À quoi s'ajoutent les dépenses d'énergie pour les organes secondaires qu'il doit le cas échéant mobiliser dans ses tâches de contrôle et de régulation. En gros, dans des conditions normales il consacre au moins les deux tiers de ses ressources à chercher, trouver, consommer, ingérer, digérer ses ressources, plus une part pour éliminer et excréter ses déchets. Une société humaine est anormale de ce point de vue et permet, en moyenne, à ses membres de réduire la part de ressources consacrée à la consommation de ces ressources. Mais non pour elle-même. C'est toujours le même processus : dans un écosystème la quantité de ressources disponibles varie peu et si elle augmente, ce sera lentement et modérément. Cela implique que ce qui sera gain pour une partie du système sera perte pour une autre. Dans un écosystème “normal” la dépense moyenne par individu est assez stable même si inégale (le rapport de un à dix déjà évoqué entre étages du système), disons, chaque étage dépense dix fois plus par individu mais pour dix fois moins de membres que l'étage inférieur, ce qui maintient le niveau de dépense global et par étage constant et supportable. Il y a certes des déséquilibres mais, sauf stress important de tout le système (grande sécheresse, excès de précipitations, températures insuffisantes ou trop élevées à certains moments critiques, etc.) il y aura un lissage, le déséquilibre fera comme les ressources, il circulera d'un étage à l'autre jusqu'à ce qu'un équilibre approximatif se rétablisse.
Une société humaine est un écosystème anormal, l'étage le plus haut de la chaîne alimentaire, les humains, a la capacité de corriger le déséquilibre en sa faveur pendant un temps parfois long et l'opportunité, quand la situation devient critique, d'aller voir plus loin si l'herbe est plus verte et les lapins plus nombreux. Ou plutôt, avait cette opportunité. Bien que les humains représentent une part peu significative de la biomasse (si je me souviens bien, dans les 0,01% en cette année 2018) ils ont une capacité de prédation très élevée. De prédation et de déprédation : non seulement ils prennent ou du moins, peuvent prendre bien plus que leur part de ressources disponibles mais ils ont aussi la capacité de nuire au maintien de leur écosystème de manière durable. Dans des temps pas si anciens, en gros il y a plus de six mille ans, à la fois ils avaient de bien moindres capacités de déprédation et ils étaient peu nombreux – ce qui ne les a pas empêchés de réaliser des exploits plus ou moins glorieux, comme la destruction complète de la mégafaune en Australie il y a environ 40000 ans, puis dans les Amériques il y a environ 15000 ans. Depuis, les deux données ont évolué, d'abord lentement puis, principalement au cours du dernier millénaire, plus encore au cours des deux derniers siècles, de plus en plus rapidement. En fait les deux se complètent : plus ils gagnent en efficacité de prédation / déprédation, plus leur quantité et leur durée augmente, c'est exponentiel. Il y a cependant un tassement ces derniers lustres, certes inégalement réparti mais un tassement tout de même, du moins un tassement dans la progression en nombre et en durée de vie, par contre la capacité de (dé)prédation continue de progresser, y compris dans les parties du monde où la population stagne ou régresse.
La cause de ce problème est la capacité phénoménale de communication des humains. Je crois en avoir parlé dans ce texte, nous avons réussi à “externaliser notre esprit”, quand un humain communique avec un autre humain il peuvent “échanger leurs esprits”, et comme c'est un don qui ne coûte rien, à la fin de l'échange chacun a tout son esprit et en plus tout ou partie de l'esprit de l'autre. Comme ils communiquent beaucoup, un individu peut virtuellement disposer du savoir et des connaissance des tous les individus vivants ou morts qui ont à un moment quelconque “partagé son esprit”. Dans les faits ça n'est pas strictement possible mais avec l'invention de l'écriture et de pas mal d'autres méthodes de stockage et de diffusion de l'information au cours des derniers millénaires, un individu peut réellement accéder à tout le savoir humain sans avoir à le mémoriser – sans même parler d'Internet, sur les étagères à ma gauche il y a deux grands dictionnaires de langue, une grande encyclopédie, deux usuels, une trentaine de dictionnaires et encyclopédies spécialisés et dans les trois cent ouvrages de toute sorte (essais, romans, manuels, recueils de poésie, anthologies diverses, etc.). Et dans l'ensemble de la maison où je réside actuellement, il doit y avoir dans les trois mille ouvrages de toute sorte au moins, certains en plusieurs tomes. Ça pose problème parce que ça augmente phénoménalement la capacité de maîtrise de son environnement de chaque individu tout en accentuant son indépendance subjective à cet environnement. L'idée est la suivante : un humain est un individu inséré dans un écosystème, comme tout individu ; sa capacité corriger les déséquilibres en sa faveur lui donne le sentiment de ne pas en dépendre, et sa capacité à “partager l'esprit du groupe” lui donne le sentiment de réellement faire partie d'un super-organisme, “la société”. D'évidence, au bout d'un temps plus ou moins long ces déséquilibres accumulés et très peu compensés deviennent toujours moins correctibles, mais le sentiment des humains d'avoir la maîtrise de leur environnement va les inciter, non pas à réduire leur impact mais à l'augmenter, à “corriger plus”.
Comme le disait je ne sais plus quel auteur, Jacques Ellul je crois mais sans le jurer, on ne résout pas un problème en augmentant l'usage de l'instrument qui est la cause du problème. Il ne disait pas ça en ces termes mais c'est l'idée : la solution d'un problème n'est pas sa cause mais l'arrêt de sa cause. Il ne le disait pas non plus avec l'idée que si une situation devient difficile par l'excès d'usage, par exemple, de la technique, il fallait cesser d'en user, mais plutôt qu'il fallait réfléchir à la manière d'en user. En gros, le problème dans l'usage d'un outil n'est pas l'outil mais son usage. Cela dit, c'est parfois aussi l'outil mais dans ces cas, si on y réfléchit sérieusement on est amené à se dire que c'est quand même l'usage. Le cas le plus évident, ce sont les armes par nature : si je décide de m'armer, d'évidence l'usage de mon arme à l'encontre d'un autre humain sera un problème mais c'est bien son usage qui le sera, l'arme est faite pour tuer mais c'est son possesseur qui tue.
Donc, “les limites du monde”. Pour un individu les limites du monde sont celles du système où il s'insère. Non pas strictement du système dont il dépend directement mais de celui dont il se considère membre. Par exemple, dans leur majorité les résidents français dépendent d'un système assez vaste nommé “Union européenne”, la plus large entité politique formelle où leur société large directe, “la France”, s'insère elle-même ; subjectivement, chaque résident français ne se considère pas nécessairement membre de cette entité, il peut considérer que le système dont il est principalement membre est plus restreint ou plus large ou ailleurs, ou... Pour prendre mon cas, je me considère principalement membre de l'humanité, toutes les autres appartenance sont secondaires ; un de mes voisins, qui ne m'apprécie guère, se considère principalement membre d'un sous-ensemble des résidents français, quelque chose comme “les vrais Français” ou “les Français de souche”, dont il suppose que je ne fais pas partie, d'où le fait qu'il ne m'apprécie guère, je ne suis pas de son monde, ce qui n'est pas très grave, mais je réside dans les limites de son monde et ça c'est grave. Les limites réelles du monde pour un individu sont celles au-delà lesquelles la communication est impossible. Au fait, je parle de la communication et n'ai même pas songé à la définir ! Allons-y.
Excursus. La communication.
Communiquer c'est échanger intentionnellement. Les échanges entre entités, biotiques ou non, sont un fait permanent et universel, ceux intentionnels sont propres aux entités biotiques. Enfin, je le suppose. Disons, jusqu'ici je n'ai jamais constaté que les entités biotiques sont dotées d'une volonté propre et que leurs échanges sont intentionnels, d'où je postule qu'elles ne communiquent pas. Donc, échanger intentionnellement. Tout échange intentionnel est une communication, d'où, quoi que fasse intentionnellement une entité biotique, c'est de la communication. Il y a deux sortes de communications, celle formelle et celle informelle. La seconde on la nommera action, la première, information. Une information est formelle, ne pas se fier aux préfixes, celui de “informel” est le préfixe latin privatif, qui signifie “sans”, celui de “information” est locatif et signifie “dans”, “en”, informer signifie donc quelque chose comme “mettre en forme”, “mettre dans une forme”.
De fait, une communication formelle est aussi une action et une action a une certaine forme, raison pourquoi d'ailleurs toute action informe et toute information agit – ou fait agir. La différence se situe dans l'intention : quand je marche, je communique avec moi-même pour me commander de déplacer certains de mes organes d'une certaine manière qui va de manière prévisible et répétée faire communiquer alternativement chacun de mes pieds avec le sol, ce qui provoquera le déplacement de tout mon corps ; durant ce processus il y a aussi de la communication formelle, interne sous la forme de commandes vers les organes effecteurs, externe sous la forme de réception de messages de mes senseurs pour contrôler que tout ce passe selon ce que j'anticipais et, le cas échéant, corriger mes commandes pour réaliser correctement mon action. La partie la plus importante de ce processus complexe, la marche, est informelle en ce sens que la forme que prend mon action ne vise pas à informer, c'est, peut-on dire, un effet secondaire. En revanche, la commande d'effectuation comme la réception de sensations, qui sont des actions, ont intentionnellement une certaine forme, telle que la seule partie “signifiante” de cette action importe. Je le disais à propos de la vision, ce que l'on voit n'est pas proprement la lumière, l'œil reçoit et transmet effectivement un signal déclenché par un flux de photons mais seuls ceux qui ont certaines qualités, quantités et orientations feront l'objet d'une analyse. Une action est une communication globale où la partie informative est négligeable, une information une communication sélective où une partie seulement du résultat de l'action est prise en compte.
Fin de l'excursus.
Une fois compris que toute communication est à la fois formelle et informelle, matérielle et énergétique, ça permet de comprendre pourquoi il est important de contrôler et réguler la communication, et comment cela se fait. D'un sens, tout transfert d'énergie est une information, tout transfert de matière une action. Mais on ne transfère pas de matière sans énergie ni d'énergie sans matière. Toute matière est de l'énergie potentielle, toute énergie est de la dissipation de matière. Je parle là de ce qui vaut pour un être vivant, d'un point de vue plus large la matière est un état de l'énergie, donc un transfert d'énergie n'est pas strictement de la dissipation de matière mais plutôt un changement d'état de l'énergie locale ainsi transformée / déplacée. C'est même un peu plus complexe mais pour ce qui nous concerne ici ça importe peu, il y a de la matière, il y a de l'énergie, vivre c'est communiquer de l'énergie pour informer et s'informer, de la matière pour déplacer et se déplacer. J'espère que vous ne l'ignorez pas, toute voie permettant le déplacement de matières se nomme voie de communication. Tout échange, de matière ou d'énergie, est une communication.
Le contrôle et la régulation de la communication est névralgique, et on peut prendre cette métaphore en un sens presque littéral, il s'agit, comme déjà dit, d'une fonction équivalente à celle d'un système nerveux pour la partie transport d'énergie, le transport de matières correspondant plutôt au réseau sanguin. C'est cependant métaphorique parce qu'une société n'est pas proprement un organisme mais mime le fonctionnement d'un organisme, de même elle ne forme pas strictement un écosystème, quoique là ça se discute, disons, elle s'insère dans un écosystème que, par la capacité éminente de correction de la circulation de l'énergie de ses membres humains, elle contrôle et régule à son profit. Pour une société restreinte, ce qu'on peut nommer son “empreinte écologique” peut être assez limitée, un petit groupe de chasseurs-cueilleurs occupant un assez grand espace aura le même genre d'impact sur son écosystème que n'importe quel prédateur du plus haut étage, d'autant s'il pratique à petit niveau culture et élevage – c'est par exemple la pratique de beaucoup de tribus amérindiennes d'Amazonie, qui pour l'essentiel vivent de chasse, de pêche, de cueillette, à l'occasion récoltent du miel, et qui ne font pas strictement de l'agriculture et de l'élevage mais créent des sortes de jardins et intègrent dans leurs espace social des animaux commensaux. Une société large ne peut pas fonctionner ainsi, son but général est de favoriser la densité de sa population humaine, donc elle doit modifier profondément la structure de son écosystème et étendre son espace social à tout le territoire qu'elle occupe. Qu'une société soit restreinte ou large, elle doit contrôler et réguler la communication entre ses membres humains, mais dans une société restreinte cette fonction est très limitée, pour l'essentiel il s'agit de savoir qui fait quoi et où, pour ne pas en faire plus que nécessaire, pour limiter autant que se peut son empreinte écologique. Une société large a le souci inverse, elle doit en faire plus que nécessaire, dégager de l'excédent, son but étant d'augmenter son niveau de ressources.
Je prête aux sociétés des intentions qu'elles n'ont probablement pas : une fois constituée une société devient une sorte d'organisme et en tant que tel aura des intentions, ou au moins des comportements intentionnels, cela dit si une société a un but c'est celui que ses membres initiaux se sont fixés. Pour celles anciennes, en gros au-delà de deux mille ans, c'est plus ou moins clair, on a le récit de fondation a posteriori et une vague connaissance des conditions de fondation, des prémisses et des premiers temps de ces sociétés ; encore un gros millénaire où on a plus d'informations sur le contexte et les débuts mais souvent elles sont gauchies, quant au but des sociétaires, il est plus ou moins évident, ça dépend de qui fonde vraiment l'association ; ce n'est guère que depuis les huit ou neuf siècles que l'on a meilleure idée de l'ensemble sans toujours savoir si c'est à-peu-près exact. En fait, après l'apparition des sociétés larges, mouvement probablement entamé il y a neuf à dix millénaires mais attesté il y a sept à huit millénaires et vérifié pour les six dernier millénaires, il devient difficile de savoir quel est le projet initial, y compris pour des périodes récentes – y compris en ce siècle même. C'est que, toute société est généalogiquement liée à d'autres sociétés et en hérite quelque chose – en hérite tout, en fait, mais du moins les fondateurs vont opérer un choix dans l'héritage pour définir leur projet – mais quoi ? Les sociétés les plus récentes, assurément celles des deux derniers siècles et beaucoup de celles des deux siècles précédents, plus ou moins clairement celles des quatre siècles antérieurs aux quatre derniers, se fondent en signant un accord écrit, une “constitution”, un contrat qui définit comment et pourquoi elle sera constituée. Cela devint (un peu ou beaucoup) plus clair lors les quatre derniers siècles parce qu'une partie du système d'information devint plus précise et fiable, celle qui sert à conserver la mémoire des événements, l'écriture, avec l'invention de l'imprimerie moderne, la presse dite de Gutenberg.
Une société nouvelle est, soit un nouveau-né, soit un phénix, soit un mort-vivant. Par après, et bien elle peut encore changer, mourir et ressusciter ou vivre au-delà de sa mort mais sans que ce soit explicite, on dit que c'est la même alors qu'elle est autre. Pour exemple, quand le régime fasciste se fonde en Italie il le fait explicitement, alors que le régime nazi en Allemagne se présente comme le continuateur du régime fondé au sortir de la première guerre mondiale. Dans ces deux cas ils continuent la société précédente mais en changent le projet, le régime fasciste est donc une sorte de phénix tandis que le régime nazi est une sorte de mort-vivant en ce sens qu'il prétend conduire un certain projet, celui explicite, qui est de fait abandonné, alors qu'il en mène un autre, implicite. Bien sûr les nazis ne masquaient pas leur volonté de changer la société, en revanche ils faisaient leur possible pour masquer la manière réelle dont ils opéraient ou les motifs réels de certains changements, du moins tant que leur régime ne fut pas (selon eux) assuré, puisque souvent méthodes ou motifs entraient en contradiction avec le projet social explicite. Ces deux sociétés n'étaient pas nouvelles, les phénix et morts-vivants nouveaux ce sont des sociétés qui se fondent à partir de rien et souhaitent – les phénix – ou prétendent – les morts-vivants – en continuer une autre, soit qu'elle est mort, soit qu'ils en ont fait sécession, soit qu'ils s'en inspirent.
Bon... À partir de rien... Toute association, humaine ou autre, hérite d'une association au moins sinon la première de la série, et même elle mais ce n'est pas mon objet ici. Au cours des six derniers millénaires, beaucoup de sociétés nouvelles se fondèrent, voir le cas évoqué des Hébreux, qui sous un aspect fondent une nouvelle société, qui a son caractère propre et une ou deux innovations, voire une invention (probablement une invention) mais le font en reprenant des bribes ou des pans entiers de principes et récits existants, dont une large part de leur récit fondateur, la chronique du Peuple Élu. Ce ne sont ni les premiers ni les derniers à procéder ainsi, bien sûr. De fait, le temps passant il devient plus facile de constater la discordance entre le “récit des origines” et les traces archéologiques et scripturaires de la période de fondation et d'affermissement de la société. Presque tous les matins entre cinq et six je prends plaisir à écouter l'émission de France Culture Les Cours du Collège de France, anciennement Éloge du savoir (qui faisait aussi place à d'autres sources que le Collège de France), et on y apprend beaucoup sur l'écart entre le récit des chroniques et les réalités du temps. On dit souvent que l'Histoire est faite (est écrite) par les vainqueurs, c'est plus ou moins vrai mais du moins un chroniqueur est toujours partisan, a un point de vue, même le plus honnête et sincère chroniqueur ne peut raconter que ce dont il a connaissance tel qu'il en a connaissance et tel qu'il le comprend. Le travail de ses successeurs est de tenter de multiplier les points de vue, non pour dire le vrai – c'est une chose singulière et propre à chacun – mais pour réduire autant que possible l'interférence de son propre point de vue sur la chose observée. Les plus brillants professeurs du Collège de France proposent souvent le plus de sources et d'interprétations possibles, y compris les sources les moins fiables et les interprétations les moins pertinentes, avant d'exposer leur propre interprétation, qui est le plus souvent pondérée et prudente.
Même si ça n'est pas encore le cas général, du moins de plus en plus de chercheurs ont des approches assez différentes de leur matière que celles dominantes il y a ne serait-ce qu'une trentaine à une quarantaine d'années, à la fois moins naïves et plus précises. Disons, ils ont une approche moins idéologique ou au moins prennent en compte le fait qu'ils ne peuvent observer le monde et les faits qu'au filtre de leurs idéologies. Consciemment ou non, durant les deux à trois derniers siècles beaucoup de, disons, scientifiques et penseurs – dans un autre modèle je les nomme les géomètres et les philosophes – ont étayé leurs interprétations à partir d'une idéologie forte, considérée comme “la vérité” ou quelque chose de ce genre. La cause de cette évolution est simple : adéquation entre dimension de la société et moyens de communication, ce qui induit une adaptation des méthodes d'investigation du réel.
Partie I | Partie II | Partie IV | Partie V |